Tout d'abord, je souhaite exprimer mon soutien franc et sincère au doyen
honoraire Habib KAZDAGHLI, qui fait face à un véritable procès d'inquisition
l'accusant de "normalisation" (تطبيع) avec Israël.
Je le fais avec d’autant plus de force que j'ai inauguré à la fin des
années 80 la liste des "normalisateurs" (مطبعين)[1].
L’actualité de ces derniers jours m’apprend que le Président du Syndicat
National des Journalistes tunisiens a rejoint le cortège des
"normalisateurs" et subit la bronca d’usage. Toujours dans
l’actualité, l’attaque contre la Ghriba durant le pèlerinage juif est
susceptible de nous alerter sur les conséquences que peut avoir la manipulation
de la question palestinienne. Et c’est pour qu’une démarche réfléchie et
responsable s’impose je commencerai par une simple question : "la
normalisation" avec Israël, c'est qui ? C'est quoi ? Et c'est comment ?
LA NORMALISATION, FOURRE-TOUT
La "Normalisation avec Israël" soulève beaucoup d’interrogations
car l’expression est devenue depuis, ce qu’on peut appeler dans un langage
trivial, un fourre-tout. On y fourre des États, des organisations, des juifs, des
universitaires, des journalistes… [2]
La question palestinienne dans nos contrées arabo-musulmane est souvent
utilisée à des fins de propagande afin de convaincre l'auditoire par des moyens
rhétoriques classiques : « On donnera son sang, sa vie, ses enfants, tous ces
biens pour libérer la Palestine ! »[3].
Combien de politiciens, de présidents, de stations radios et de journaux arabes
n'ont-ils pas juré leur fidélité à la cause palestinienne ?
Aussi, pour extraire "la question de la normalisation" avec
Israël de la gangue démagogique et des manipulations médiatico-politiques, il convient
que les slogans soient remplacés par les faits tangibles, et savoir de quoi
l’on parle.
LES NORMALISATIONS ÉTATIQUES
Si "normalisation" veut dire rétablissement des relations
diplomatiques et officielles avec Israël, c'est l'Égypte qui, en mars 1979, à
Camp David, fut le premier Etat arabe à reconnaître l'État d'Israël. Cette
reconnaissance a été unanimement dénoncée par tous les pays arabes et a
entraîné le transfert de la Ligue arabe du Caire à Tunis.
Le boycott de l’Egypte n'a été qu’une courte parenthèse et la Ligue arabe
est retournée en 1990 à "Oum eddonya", sa place naturelle. Les États
qui juraient hier ne jamais fouler la terre souillée d'Égypte, sont revenus à
de meilleurs sentiments à l’égard de la terre des Pharaons. Le premier pas osé
par l’Egypte va bientôt être suivi par d'autres pays et vont embarquer dans le
train de la normalisation : la Jordanie en
1994, le Bahreïn, les Emirats Arabes Unis et le Maroc en 2020 et le Soudan en
2021.
En
revanche, la Tunisie a fait un petit pas timide avec l’ouverture de deux
"Bureaux d’intérêt" à Tunis et à Tel Aviv en Avril 1996. Bureaux qui
ont été rapidement fermés en Octobre 2000. La Tunisie n’a donc officiellement
aucune relation avec l’Etat d’Israël.
Seulement,
il faut préciser que la Tunisie a des relations normales avec les Etats Arabes
"normalisateurs", et il ne viendrait jamais à l’idée de nos
représentants de boycotter toutes les organisations et Instances
internationales où Israël dispose d’un siège en bonne et due forme.
C’est
également le cas des organisations nationales, des Associations et des
syndicats. Ni l’UGTT, ni la LTDH – pour ne citer que ces deux organisations – n’ont
boycotté ou quitté la salle des réunions de la CISL et de la FIDH où Israël est
présent comme membre à part entière. Faire croire le contraire est une
supercherie doublée d’un vœu pieux.
LA
NORMALISATION PAR L’OLP ET L’ADMISSION A L’ONU
Posons-nous
maintenant la question : que pensent d’Israël et de la normalisation les
principaux concernés, c’est-à-dire les Palestiniens ?
A ce
sujet et durant des décennies sous les slogans de la "cause arabe",
"la cause sacrée" et "la mère de toutes les causes" les
palestiniens ont vu leur sort à la merci des gesticulations et des aléas la
situation intérieure des régimes égyptiens, jordaniens, syriens et irakiens.
Il a
fallu atteindre mai 1964 pour qu’enfin une organisation palestinienne autonome
voit le jour avec à sa tête Yasser Arafat.
La
cause palestinienne cherchait à prendre en main sa propre destinée mais elle se
trouve d’une part en présence d’un Etat colonialiste, sioniste et criminel, et
les tentatives d’inféodation et même de liquidation perpétrées par "les
frères arabes, d’autre part.
Le
peuple palestinien poursuit son chemin de croix face aux complots de toutes
sortes ourdis par ses ennemis et par ses faux amis.
La
reconnaissance- normalisation de l’OLP avec l’Etat d’Israël fut un processus
complexe qui s’est déroulé sur plusieurs années. L’OLP ne reconnaissait pas au
départ Israël et considérait l’ensemble du territoire palestinien comme partie intégrante
de la Palestine historique.
Le
tournant est intervenu en 1988, lorsque le Conseil national palestinien réuni à
Alger a adopté une résolution reconnaissant l'État d'Israël. La résolution
stipulait que l'OLP reconnaissait le droit d'Israël à exister et appelait à la
création d'un État palestinien indépendant dans les territoires occupés depuis
la guerre de 1967.
L’étape
qui a suivi cette "normalisation" OLP/Israël fut l’obtention le 29
novembre 2012 de la Palestine du statut d'État observateur auprès des Nations
Unies[4].
Cela est survenu après une décision de l'Assemblée générale de l'ONU qui a voté
en faveur de la résolution accordant à la Palestine ce statut.
L'obtention
de ce statut a permis à la Palestine de devenir un État observateur à part
entière des Nations Unies, avec le droit de participer à l'Assemblée générale
et le droit de rejoindre les différents organes faisant partie des Nations
Unies.
Cependant,
la situation actuelle de la question palestinienne, ne pousse pa à l’optimisme.
La "communauté internationale" garante des Accords de Paix d’Oslo de
1993 ne met aucun frein à un régime israélien qui occupe des territoires,
maltraite, assassine bombarde et piétine impurement les résolutions de l’ONU
depuis plus de 50 ans.
LA
NORMALISATION ET LES DERAPAGES UNIVERSITAIRES
Retournons
maintenant au point de départ : c’est-à-dire à l’affaire KAZDAGHLI qui
concerne la recherche universitaire en rapport avec l’Etat d’Israël.
Les
représentants des conseils scientifiques et de l’Université de Manouba
recommandent à tout universitaire de boycotter ou/et de quitter les réunions,
séminaires ou conférences auxquels participent des universitaires israéliens
dans le cadre de la lutte contre la "normalisation" avec l’Etat
sioniste.
Etonnant de
la part des membres d’une communauté dont le crédo est la connaissance scientifique
et l’analyse objective. Quand les universitaires se laissent aller à l’émotion
et aux états d’âme à la place de la réflexion, ils dérogent à leur fonction et
rôle.
Nul
ne peut ignorer que le conflit israélo-palestinien est l’un des problèmes
géopolitiques les plus complexes et passionnels de l’histoire contemporaine qui
exige de ce fait la rupture avec les discours doctrinaires et la propagande
souvent à l’origine de tous les dérapages, y compris académique. Le sort et le
destin du peuple palestinien sont malheureusement l’objet d’instrumentalisations
largement usitées par les politiciens et les journalistes.
Par
conséquent, c’est en déconstruisant "la normalisation fourre-tout" et
en la contextualisant, qu’on peut voir un peu plus clair et que l’on peut faire
avancer la cause palestinienne loin des gesticulations dépourvues de toute efficacité.
L’arme de tout universitaire face aux faits sociaux et politiques c’est "la
distance critique", seul moyen pour rompre avec le sens commun, et les
idées toutes faites.
Ceci
nous amène à avancer les considérations suivantes :
Primo : Parmi nos citoyens, la conviction la plus partagée est qu’Israël
est habité par des juifs indifféremment sionistes et qui ne peuvent être de ce fait
que nos ennemis.
Ce
genre de discours est de nature à déformer à dessein la réalité. En Israël il y
a certainement une majorité de sionistes mais il y a également des juifs qui
militent pour la paix et le droit du peuple palestinien à un Etat indépendant
sur sa terre. Ces israéliens sont les soutiens et les amis des Palestiniens. Doit-on
les combattre, les boycotter et refuser toute proximité avec eux ?
LA PALESTINE,
TERRE SAINTE DES 3 RELIGIONS MONOTHEISTES
Secundo : sur le plan
académique, Israël engage des moyens financiers et humains faramineux pour que
l’idéologie sioniste se pare d’un accoutrement scientifique, en particulier, en
histoire et en archéologie. Les universitaires sont appelés par la droite
israélienne, Netanyahu en tête, à multiplier recherches, publications et diffusées
toutes sortes de publics.
L’objectif
est que la recherche scientifique légitime la propagande politique qui prétend
que tout le territoire situé entre le
Jourdain et la mer Méditerranée appartient aux juifs, que Jérusalem est
« la capitale unie et éternelle » du « peuple juif » et que
la Cisjordanie est la « Judée et Samarie ».
Les
politiciens israéliens utilisent la recherche pour affirmer qu’il n’y a pas
d’occupation dans la mesure où les juifs ne font tout simplement que recouvrer
et reprendre possession de la terre de leurs ancêtres.
Face
à ce type de discours et de production scientifique, des universitaires
tunisiens appellent au boycott de ses auteurs et de ses destinataires.
Nous
sommes là en plein confusionnisme car fuir la confrontation à coups de
déclarations enflammées c’est paradoxalement reconnaître qu’on n’a pas
réussi sur le plan du savoir, à réfuter les idées sionistes, le seul domaine
qui soit à la portée des universitaires.
A
l’argumentaire pseudo scientifique, il faut opposer un autre argumentaire
susceptible de démontrer à toute occasion que l’Etat d’Israël manipule
l’Histoire. Les preuves scientifiques disent que les juifs ont vécu en
Palestine il y a environ deux mille ans. Avant eux la Palestine était peuplée par
les Cananéens. La chrétienté est née en Palestine. Plus tard, dans les années
630, les musulmans l’ont conquise et l’ont habitée depuis sans discontinuer.
Et
si on appelle La Palestine historique la Terre sainte c’est parce qu’elle est
sainte pour les trois religions monothéistes. L’Etat d’Israël refuse un tel
fait en menant une politique génocidaire du peuple palestinien au vu et au su
du monde entier et surtout du "monde civilisé".
FAIRE
FACE A LA FOIS AU SIONISME ET AU RACISME
Tertio : La question palestinienne est si enchevêtrée politiquement et culturellement
que la prudence est de mise pour qu’on ne glisse pas vers des discours et des
positions inadmissibles surtout quand ils sont le fait d’universitaires.
Le
raisonnement qui établit un amalgame entre israélien, juif et sioniste, est
dangereux. Il construit une identification automatique et intrinsèque entre une
nationalité, une religion et un mode de penser ou d’agir. Cette posture
intellectuelle a des connotations racistes et antisémites évidentes. Tous les
juifs ne sont pas sionistes, ni les musulmans islamistes, ni les américains des
suprématistes.
Quand
la nuance est gommée, c’est la cécité intellectuelle qui prend les devants et
les libertés académiques se trouvent remplacées par la rhétorique politique.
En
définitive, la première "normalisation" fut l’œuvre de Bourguiba dans
son discours d’Ariha du 3 Mars 1965. A l’époque, il fut vilipendé par toute la
"notion arabe" unie comme un seul homme. Il a fallu plus de 20 ans
aux palestiniens pour reconnaître que le partage onusien de 1948 défendu par
Bourguiba était la bonne solution.
La
leçon à tirer de tous les discours polémiques, de toutes les déclarations belliqueuses à propos de "la
normalisation" avec Israël, c’est que les DON QUICHOTTE qui se
prennent pour les SALADINS de la cause palestinienne sont souvent dans
l’illusion.
Moncef BEN SLIMANE
Professeur
universitaire
[1]Je n'ai jamais répondu à ce type d’accusation en fournissant alibis et
preuves d’innocence. Dans ce genre de compagne et de surenchère, vous êtes
souvent devant un procureur invisible et pour un crime dont vous ne comprenez
ni les tenants ni les aboutissants.
[2]
La "normalisation"
occupe une place de choix dans les rhétoriques politiques, médiatiques et
syndicales ; et c’est l’étiquette préférée susceptible de stigmatiser vos
ennemis qui deviendront de "véritables traîtres" à la nation arabe et
à la communauté musulmane.
[3]Comme plusieurs militants de l’UGET, j’avais en février 1970, clamé ce
mot d’ordre dans les rues de Tunis et à la Bourse du Travail avant de me
retrouver à la prison civile de Tunis heureux du devoir accompli
[4]Aux zélateurs de
l’anti-normalisation, il faut rappeler que les Etats amis de la cause
palestinienne se sont battus pour que la Palestine ait un siège à l’ONU. Ils
n’ont pas appelé à quitter l’organisation internationale tant qu’Israël y est
représenté..