jeudi 25 mai 2023

La normalisation avec Israël et les dérapages politico-intellectuels

 

Tout d'abord, je souhaite exprimer mon soutien franc et sincère au doyen honoraire Habib KAZDAGHLI, qui fait face à un véritable procès d'inquisition l'accusant de "normalisation" (تطبيع) avec Israël.

Je le fais avec d’autant plus de force que j'ai inauguré à la fin des années 80 la liste des "normalisateurs" (مطبعين)[1].

L’actualité de ces derniers jours m’apprend que le Président du Syndicat National des Journalistes tunisiens a rejoint le cortège des "normalisateurs" et subit la bronca d’usage. Toujours dans l’actualité, l’attaque contre la Ghriba durant le pèlerinage juif est susceptible de nous alerter sur les conséquences que peut avoir la manipulation de la question palestinienne. Et c’est pour qu’une démarche réfléchie et responsable s’impose je commencerai par une simple question : "la normalisation" avec Israël, c'est qui ? C'est quoi ? Et c'est comment ?

LA NORMALISATION, FOURRE-TOUT

La "Normalisation avec Israël" soulève beaucoup d’interrogations car l’expression est devenue depuis, ce qu’on peut appeler dans un langage trivial, un fourre-tout. On y fourre des États, des organisations, des juifs, des universitaires, des journalistes… [2]

La question palestinienne dans nos contrées arabo-musulmane est souvent utilisée à des fins de propagande afin de convaincre l'auditoire par des moyens rhétoriques classiques : « On donnera son sang, sa vie, ses enfants, tous ces biens pour libérer la Palestine ! »[3]. Combien de politiciens, de présidents, de stations radios et de journaux arabes n'ont-ils pas juré leur fidélité à la cause palestinienne ?

Aussi, pour extraire "la question de la normalisation" avec Israël de la gangue démagogique et des manipulations médiatico-politiques, il convient que les slogans  soient remplacés  par les faits tangibles, et savoir de quoi l’on parle.

LES NORMALISATIONS ÉTATIQUES

Si "normalisation" veut dire rétablissement des relations diplomatiques et officielles avec Israël, c'est l'Égypte qui, en mars 1979, à Camp David, fut le premier Etat arabe à reconnaître l'État d'Israël. Cette reconnaissance a été unanimement dénoncée par tous les pays arabes et a entraîné le transfert de la Ligue arabe du Caire à Tunis.

Le boycott de l’Egypte n'a été qu’une courte parenthèse et la Ligue arabe est retournée en 1990 à "Oum eddonya", sa place naturelle. Les États qui juraient hier ne jamais fouler la terre souillée d'Égypte, sont revenus à de meilleurs sentiments à l’égard de la terre des Pharaons. Le premier pas osé par l’Egypte va bientôt être suivi par d'autres pays et vont embarquer dans le train de la normalisation : la Jordanie en 1994, le Bahreïn, les Emirats Arabes Unis et le Maroc en 2020 et le Soudan en 2021.

En revanche, la Tunisie a fait un petit pas timide avec l’ouverture de deux "Bureaux d’intérêt" à Tunis et à Tel Aviv en Avril 1996. Bureaux qui ont été rapidement fermés en Octobre 2000. La Tunisie n’a donc officiellement aucune relation avec l’Etat d’Israël.

Seulement, il faut préciser que la Tunisie a des relations normales avec les Etats Arabes "normalisateurs", et il ne viendrait jamais à l’idée de nos représentants de boycotter toutes les organisations et Instances internationales où Israël dispose d’un siège en bonne et due forme.

C’est également le cas des organisations nationales, des Associations et des syndicats. Ni l’UGTT, ni la LTDH – pour ne citer que ces deux organisations – n’ont boycotté ou quitté la salle des réunions de la CISL et de la FIDH où Israël est présent comme membre à part entière. Faire croire le contraire est une supercherie doublée d’un vœu pieux.

LA NORMALISATION PAR L’OLP ET L’ADMISSION A L’ONU

Posons-nous maintenant la question : que pensent d’Israël et de la normalisation les principaux concernés, c’est-à-dire les Palestiniens ?

A ce sujet et durant des décennies sous les slogans de la "cause arabe", "la cause sacrée" et "la mère de toutes les causes" les palestiniens ont vu leur sort à la merci des gesticulations et des aléas la situation intérieure des régimes égyptiens, jordaniens, syriens et irakiens.

Il a fallu atteindre mai 1964 pour qu’enfin une organisation palestinienne autonome voit le jour avec à sa tête Yasser Arafat.

La cause palestinienne cherchait à prendre en main sa propre destinée mais elle se trouve d’une part en présence d’un Etat colonialiste, sioniste et criminel, et les tentatives d’inféodation et même de liquidation perpétrées par "les frères arabes, d’autre part.

Le peuple palestinien poursuit son chemin de croix face aux complots de toutes sortes ourdis par ses ennemis et par ses faux amis.

La reconnaissance- normalisation de l’OLP avec l’Etat d’Israël fut un processus complexe qui s’est déroulé sur plusieurs années. L’OLP ne reconnaissait pas au départ Israël et considérait l’ensemble du territoire palestinien comme partie intégrante de la Palestine historique.

Le tournant est intervenu en 1988, lorsque le Conseil national palestinien réuni à Alger a adopté une résolution reconnaissant l'État d'Israël. La résolution stipulait que l'OLP reconnaissait le droit d'Israël à exister et appelait à la création d'un État palestinien indépendant dans les territoires occupés depuis la guerre de 1967.

L’étape qui a suivi cette "normalisation" OLP/Israël fut l’obtention le 29 novembre 2012 de la Palestine du statut d'État observateur auprès des Nations Unies[4]. Cela est survenu après une décision de l'Assemblée générale de l'ONU qui a voté en faveur de la résolution accordant à la Palestine ce statut.

L'obtention de ce statut a permis à la Palestine de devenir un État observateur à part entière des Nations Unies, avec le droit de participer à l'Assemblée générale et le droit de rejoindre les différents organes faisant partie des Nations Unies.

Cependant, la situation actuelle de la question palestinienne, ne pousse pa à l’optimisme. La "communauté internationale" garante des Accords de Paix d’Oslo de 1993 ne met aucun frein à un régime israélien qui occupe des territoires, maltraite, assassine bombarde et piétine impurement les résolutions de l’ONU depuis plus de 50 ans.

LA NORMALISATION ET LES DERAPAGES UNIVERSITAIRES

Retournons maintenant au point de départ : c’est-à-dire à l’affaire KAZDAGHLI qui concerne la recherche universitaire en rapport avec l’Etat d’Israël.

Les représentants des conseils scientifiques et de l’Université de Manouba recommandent à tout universitaire de boycotter ou/et de quitter les réunions, séminaires ou conférences auxquels participent des universitaires israéliens dans le cadre de la lutte contre la "normalisation" avec l’Etat sioniste.

Etonnant de la part des membres d’une communauté dont le crédo est la connaissance scientifique et l’analyse objective. Quand les universitaires se laissent aller à l’émotion et aux états d’âme à la place de la réflexion, ils dérogent à leur fonction et rôle.

Nul ne peut ignorer que le conflit israélo-palestinien est l’un des problèmes géopolitiques les plus complexes et passionnels de l’histoire contemporaine qui exige de ce fait la rupture avec les discours doctrinaires et la propagande souvent à l’origine de tous les dérapages, y compris académique. Le sort et le destin du peuple palestinien sont malheureusement l’objet d’instrumentalisations largement usitées par les politiciens et les journalistes.

Par conséquent, c’est en déconstruisant "la normalisation fourre-tout" et en la contextualisant, qu’on peut voir un peu plus clair et que l’on peut faire avancer la cause palestinienne loin des gesticulations dépourvues de toute efficacité. L’arme de tout universitaire face aux faits sociaux et politiques c’est "la distance critique", seul moyen pour rompre avec le sens commun, et les idées toutes faites.

Ceci nous amène à avancer les considérations suivantes :

Primo : Parmi nos citoyens, la conviction la plus partagée est qu’Israël est habité par des juifs indifféremment  sionistes et qui ne peuvent être de ce fait que nos ennemis.

Ce genre de discours est de nature à déformer à dessein la réalité. En Israël il y a certainement une majorité de sionistes mais il y a également des juifs qui militent pour la paix et le droit du peuple palestinien à un Etat indépendant sur sa terre. Ces israéliens sont les soutiens et les amis des Palestiniens. Doit-on les combattre, les boycotter et refuser toute proximité avec eux ?

LA PALESTINE, TERRE SAINTE DES 3 RELIGIONS MONOTHEISTES

Secundo : sur le plan académique, Israël engage des moyens financiers et humains faramineux pour que l’idéologie sioniste se pare d’un accoutrement scientifique, en particulier, en histoire et en archéologie. Les universitaires sont appelés par la droite israélienne, Netanyahu en tête, à multiplier recherches, publications et diffusées toutes sortes de publics.

L’objectif est que la recherche scientifique légitime la propagande politique qui prétend que  tout le territoire situé entre le Jourdain et la mer Méditerranée appartient aux juifs, que Jérusalem est « la capitale unie et éternelle » du « peuple juif » et que la Cisjordanie est la « Judée et Samarie ».

Les politiciens israéliens utilisent la recherche pour affirmer qu’il n’y a pas d’occupation dans la mesure où les juifs ne font tout simplement que recouvrer et reprendre possession de la terre de leurs ancêtres.

Face à ce type de discours et de production scientifique, des universitaires tunisiens appellent au boycott de ses auteurs et de ses destinataires.

Nous sommes là en plein confusionnisme car fuir la confrontation à coups de déclarations enflammées c’est paradoxalement reconnaître qu’on n’a pas réussi sur le plan du savoir, à réfuter les idées sionistes, le seul domaine qui soit à la portée des universitaires.

A l’argumentaire pseudo scientifique, il faut opposer un autre argumentaire susceptible de démontrer à toute occasion que l’Etat d’Israël manipule l’Histoire. Les preuves scientifiques disent que les juifs ont vécu en Palestine il y a environ deux mille ans. Avant eux la Palestine était peuplée par les Cananéens. La chrétienté est née en Palestine. Plus tard, dans les années 630, les musulmans l’ont conquise et l’ont habitée depuis sans discontinuer.

Et si on appelle La Palestine historique la Terre sainte c’est parce qu’elle est sainte pour les trois religions monothéistes. L’Etat d’Israël refuse un tel fait en menant une politique génocidaire du peuple palestinien au vu et au su du monde entier et surtout du "monde civilisé".

FAIRE FACE A LA FOIS AU SIONISME ET AU RACISME

Tertio : La question palestinienne est si enchevêtrée politiquement et culturellement que la prudence est de mise pour qu’on ne glisse pas vers des discours et des positions inadmissibles surtout quand ils sont le fait d’universitaires.

Le raisonnement qui établit un amalgame entre israélien, juif et sioniste, est dangereux. Il construit une identification automatique et intrinsèque entre une nationalité, une religion et un mode de penser ou d’agir. Cette posture intellectuelle a des connotations racistes et antisémites évidentes. Tous les juifs ne sont pas sionistes, ni les musulmans islamistes, ni les américains des suprématistes.

Quand la nuance est gommée, c’est la cécité intellectuelle qui prend les devants et les libertés académiques se trouvent remplacées par la rhétorique politique.

En définitive, la première "normalisation" fut l’œuvre de Bourguiba dans son discours d’Ariha du 3 Mars 1965. A l’époque, il fut vilipendé par toute la "notion arabe" unie comme un seul homme. Il a fallu plus de 20 ans aux palestiniens pour reconnaître que le partage onusien de 1948 défendu par Bourguiba était la bonne solution.

La leçon à tirer de tous les discours polémiques, de toutes les  déclarations belliqueuses à propos de "la normalisation" avec Israël, c’est que les DON QUICHOTTE qui se prennent pour les SALADINS de la cause palestinienne sont souvent dans l’illusion.

 

                                                                                              Moncef BEN SLIMANE

                                                                           Professeur universitaire



[1]Je n'ai jamais répondu à ce type d’accusation en fournissant alibis et preuves d’innocence. Dans ce genre de compagne et de surenchère, vous êtes souvent devant un procureur invisible et pour un crime dont vous ne comprenez ni les tenants ni les aboutissants.

[2] La "normalisation" occupe une place de choix dans les rhétoriques politiques, médiatiques et syndicales ; et c’est l’étiquette préférée susceptible de stigmatiser vos ennemis qui deviendront de "véritables traîtres" à la nation arabe et à la communauté musulmane.

[3]Comme plusieurs militants de l’UGET, j’avais en février 1970, clamé ce mot d’ordre dans les rues de Tunis et à la Bourse du Travail avant de me retrouver à la prison civile de Tunis heureux du devoir accompli

[4]Aux zélateurs de  l’anti-normalisation, il faut rappeler que les Etats amis de la cause palestinienne se sont battus pour que la Palestine ait un siège à l’ONU. Ils n’ont pas appelé à quitter l’organisation internationale tant qu’Israël y est représenté..

jeudi 5 janvier 2023

LES ELECTIONS LÉGISLATIVES OU LE "SAVEUR SUPRÊME" FACE A L'ABSTENTION EXTRÊME

 Nous ne sommes plus qu’à quelques jours du second tour des élections législatives.

Il est admis que la participation électorale est l’un des traits les plus caractéristiques de la bonne santé d’un régime démocratique.

Rien d’étonnant donc à ce que le taux de participation au 1er tour des législatives a provoqué moult commentaires et polémiques.

Les adversaires du Président y voient une victoire du boycott auquel ils ont appelé. En face K. Saied leur répond que les 11% de votants sont des électeurs incorruptibles et n’ont pas été contaminés par  l’argent sale de la politique. Les explications avancées par les deux parties sont prisonnières de l’argumentaire en usage dans les querelles politiciennes bonnes pour les plateaux de télévision.

Opérer un dépoussiérage de cette rhétorique est nécessaire pour mieux comprendre les causes profondes de l’abstention d’une bonne partie, voire d’une majorité  des tunisiens.

Quelques questions nous aideraient à mieux cerner et à mieux comprendre l’abstention des tunisiens : Cette crise de confiance de l’électeur de 2022 est-elle le signe d’un désaveu du "sauveur suprême" de 2019 ?   Peut-on dire que le brouillage idéologique d’une décennie d’alliance politique islamo-moderniste en a été pour quelque chose ? Assistons-nous à une expression de la désillusion des jeunes tunisiens d’aujourd’hui de leur idole d’hier ? Enfin, le suffrage universel s’est-il transformé en suffrage censitaire des citoyens ?

Telles sont les interrogations auxquelles cet article tentera de répondre avant ce second scrutin qui sera un véritable test pour le pouvoir et le président.

LE "SAUVEUR SUPRÊME" FACE À L’ABSTENTION EXTRÊME

De 2011 à aujourd’hui, les Présidents et les gouvernements successifs ont échoué à endiguer le chômage des jeunes, la marginalisation des régions moteurs de la révolution et de la chute vertigineuse du pouvoir d’achat des tunisiens.

Trois années d’exercice du Président Kaïs Saied ont terni son image de " sauveur suprême " de la décennie du « Tawafuk » (consensus) islamo-moderniste.

Au final, ce sont douze années de plongée dans les abysses de l’exclusion, de la précarité puis de la pénurie qui ont déclenché une courbe ascendante de l’abstention aux législatives passant de 68% en 2014 à 42% en 2019 et une dégringolade à 11% en 2022.

En fin de compte le tunisien se demande de plus en plus : pourquoi voter si cela n’est susceptible d’apporter le moindre changement. Et si on a été mal représenté par l’ARP de 2019, il y’a beaucoup de chance qu’on le soit davantage  avec l’ARP version 2022.

La crise socio-économique crée à long terme un sentiment croissant de vulnérabilité qu’accompagne souvent chez les citoyens un appel urgent au "sauveur suprême" pour mettre fin à ses malheurs.

K. Saied n’ayant pas réussi dans sa mission de sauveur investi en 2019, a subi la sanction des électeurs en 2022.

BROUILLAGE IDÉOLOGIQUE ET PARASITAGE POLITIQUE

Notons également que le taux sensiblement élevé de participation aux présidentielles de 2014 (62%) a vu la victoire de Béji Caid Essebsi (BCE). Souvenons-nous qu’avant ce scrutin, le paysage politique était scindé en deux blocs : les modernistes pro-Nida face aux islamistes pro-Nahdha.

La scène électorale et l’offre politique paraissaient pour les votants on ne peut plus claires.

Beaucoup se rappellent aussi que l’alliance post-électorale entre Nida et Ennahdha a, non seulement créé une surprise mais également une recomposition du spectre idéologique et politique.

Ce « tawafuk» inauguré par la Haute Instance de la Transition de 2011 expérimenté par la Troïka et couronné par la rencontre entre feu BCE – R. Ghanouchi à Paris a gommé le clivage historique entre la famille démocrate et moderniste, d’un côté, et les islamistes et obscurantistes, de l’autre bord.

Ce brouillage idéologique contribua à la désintégration progressive d’un espace de confrontation politique lisible par les électeurs.

Les élites "tawafukistes", ont perdu tout crédit aux yeux de l’opinion publique qui observait les ennemis d’hier se partager les sièges du pouvoir en se congratulant. Interloqués dans un premier temps, puis scandalisés, les tunisiens ont fini par rejeter ce qu’ils ont qualifié de SYSTÈME. Un SYSTÈME qui, de tawafuk durant une décennie, garda le silence et garantit l’impunité aux pires expressions de la délinquance et, parfois, de la criminalité.

DES ÉLECTIONS SANS PROGRAMMES NI CONFRONTATIONS

De retour à 2022, plus d’un observateur a noté l’absence de programmes clairs et précis des candidats aux législatives. Et quand parfois ces programmes existent, ils sont d’une indigence alarmante. Le vote pour une assemblée législative, instrument de choix de la démocratie représentative, a pour postulat et pour garantie un espace commun de confrontation d’idées avec un public dont le rôle consiste à observer le déroulement de la campagne électorale et à arbitrer à travers un  suffrage.

Quelques jours avant le scrutin du 17/12 je suis allé assister à un "meeting " de présentation des candidats appartenant à ma circonscription. En quittant la réunion, j’étais sincèrement triste et inquiet pour mon pays.

Ce petit échantillon de la campagne électorale auquel j’ai assisté, m’autorise l’observation suivante : Quand la confrontation des programmes, des arguments et des candidats n’est plus située au cœur du jeu démocratique, voter risque d’avoir de moins en moins de sens pour les tunisiens dont je fais partie.

L’abstention des électeurs en décembre 2022 n’est certainement pas le résultat d’un boycott lancé par quelques partis sans audience véritable. Plus grave, l’abstention serait le signe d’un phénomène qui ressemble à une sorte d’auto-exclusion du citoyen de la cité et de la chose publique.

LES JEUNES DE LA REVOLUTION ET LA GÉRONTOCRATIE DE LA TRANSITION

L’abstention des jeunes aux législatives nous renvoie à une étude réalisée en Novembre 2022 par mon association Lam Echaml auprès de 4000 jeunes. Cette enquête avait abouti entre autres à la conclusion suivante : les jeunes s’intéressent de moins en moins à la politique et considèrent que les procédures, les textes et les discours sont fort éloignés de leur univers intellectuel et de leurs préoccupations matérielles.

En outre, les jeunes ont l’impression que K. Saied, à la fois Président et juriste, est entrain de reproduire la démarche adoptée par les experts-juristes de l’establishment de 2011 dont il n’a cessé de contester la légitimité.

Les raisons profondes de cet abstentionnisme sont à rechercher dans la configuration du jeune tunisien. L’identité politique n’a pas été construite dans les combats menés par  leurs aînés marxistes ou nationalistes ou islamistes.

Les jeunes de la révolution de 2011 ont réussi à DEGAGER le dictateur avec d’autres modes d’actions que ceux de leurs aînés. Ils vont réussir là où les vétérans des partis politiques ont échoué durant plus de 30 ans.

Curieusement, les premiers pas de la Tunisie vers la démocratie vont voir une gérontocratie s’installait aux commandes et procédait au piratage de ce qui a été l’œuvre des jeunes, leur révolution.

LA BARRE DES 30 % AU SECOND TOUR DES ÉLECTIONS

Si l’abstention massive aux élections législatives de décembre 2022, ne peut être comptée au bénéfice du boycott d’une opposition squelettique, il n’en demeure pas moins que près de 8 millions de tunisiens n’ont pas voté, transformant de facto le suffrage universel en suffrage censitaire. Dire donc que la participation au 2nd tour des législatives met en jeu la crédibilité des élections.

L’exemple des législatives de 2014 et de 2019 nous indique des taux de participation de 68% et 41.7%. En considérant qu’un taux de déperdition électorale de 15% est naturel; une barre minimale de 30%  au 2nd tour peut signifier un certain regain de confiance des électeurs.

Sous cette barre minimale, l’abstention au 2nd tour serait alors un geste de désaveu voir de défiance politique.

Elle deviendrait dans un certain sens, une réponse électorale à part entière à l’égard d’une initiative présidentielle jugée inopportune et sans rapport avec les attentes et aspirations sociales et économiques du peuple tunisien.  

En dernière analyse, n’aurait – il pas été plus sage de reporter ou de supprimer carrément un second tour hors de propos politiquement et démocratiquement?

Moncef BEN SLIMANE

(Professeur universitaire)

jeudi 15 décembre 2022

Kais Saied et les jeunes : de l'admiration à la circonspection

 Suite aux initiatives et mesures prises par le Président de la République après le 25 Juillet, l’association Lam Echaml a entrepris une enquête d’opinion auprès d’un échantillon de jeunes activistes dans 21 gouvernorats [1] de la République.

CONSULTATION, CONSTITUTION ET ÉLECTION SANS RÉPONDANTS

Concernant la consultation électronique et la nouvelle loi électorale, seuls 47% des jeunes interrogés ont participé à la consultation et 68% ont pris connaissance de la loi électorale.

A une question suggérant une comparaison entre la constitution de 2022 et celle de 2014, la majorité des enquêté(e)s (81,25%) n’ont pas d’avis et seuls (18,75%) considèrent la nouvelle constitution meilleure que la précédente.

NOUVELLE ASSEMBLÉE : "JE DOUTE DE LA REPRÉSENTATION MAIS JE PARTICIPE AUX ÉLECTIONS"

Dans une approche plus prospective, les jeunes pensent que les futurs députés de la nouvelle assemblée auront une représentativité égale (29%), moindre (29%) et supérieure (18%) que celle des députés de l’ex-ARP[2].

Les raisons principales évoquées par ceux qui mettent en cause la représentativité des nouveaux députés sont : la domination des intérêts individuels par rapport à ceux de la région ou de la nation, l’absence ou le flou des programmes politiques, le risque de l’influence de l’argent et du tribalisme et la non-prise en considération des préoccupations des jeunes et des femmes.

Par contre les jeunes qui formulent une appréciation positive du rôle des nouveaux députés citent les considérations suivantes : le changement du paysage politique, l’émergence de nouvelles figures et personnalités et la rupture avec l’ancien régime basé sur  les partis.

Par ailleurs, les activistes interrogé(e)s confirment l’appréciation précédente puisque 59% parmi eux jugent que l’ARPserait plus représentative que celle de l’assemblée à venir de 2022. Seuls 23% des enquêté(e)s ont une opinion contraire.

Cette majorité critique [3] par rapport à la représentativité de l’assemblée à élire en 2022, formule les raisons suivantes : les difficultés d’application de la loi électorale et du système de parrainage, le risque d’un boycott important, l’absence de prérogative et de pouvoir précis.

Par la suite, il a été demandé aux jeunes de noter entre 0 et 20 l’action du président et du gouvernement. K. Saied a obtenu la note de 8/20 et le gouvernement celle de 7,5/20. 

A la dernière question : allez-vous participer aux élections législatives de 2022 : 44% ont répondu oui, 38% oui avec des réserves et 18% non.

D’une manière générale, les résultats de cette enquête signalent que les jeunes s’interrogent de plus en plus sur la capacité du régime politique à venir de répondre à leurs attentes et leurs espoirs, régime se présentant pourtant comme alternative à celui de la première  décennie

Une étude [4] précédente réalisée en Novembre 2020, avait abouti à la conclusion suivante : de moins en moins de jeunes s’intéressent à la politique et considèrent que le travail et la famille constituent des sujets de préoccupation  plus importants.

DE LA TUTELLE DES JURISTES DE L’ESTABLISHMENT DE 2011 À CELLE DU JURISTE – PRÉSIDENT DE 2019

La "politique" est, dans l’esprit des enquêté(e)s, associée à l’image des élites et des partis au pouvoir avant K. Saied et à leurs pratiques douteuses. Paradoxalement, on relève chez les mêmes jeunes un sentiment de désillusion quant à l’expérience de la transition démocratique et, plus inquiétant la conviction que la démocratie n’est pas nécessaire pour notre pays.

Il semble que les initiatives de K. Saied, président et juriste à la fois, n’ont pas rompu aux yeux des jeunes interrogés, avec la démarche élitiste et la logique dirigiste des juristes de l’establishment de 2011 dont il n’a cessé de mettre en cause la légitimité.

Les initiatives de K. Saied participent de l’idée que le droit est la science et la norme capables de concevoir les institutions de la nouvelle Tunisie et de remédier à la crise économique et à la paupérisation de couches sociales de plus en plus larges. Et même si le président y ajoute la référence aux valeurs relatives à l’honneur et à l’honnêteté, cette idée que la moralisation du droit entraînera une moralisation de la politique et de la société, a de moins en moins d’écho auprès des jeunes.

En dernière analyse, le discours de K. Saied semble plus proche de "la fiction juridique populaire mêlée de donquichottisme", qui fonctionne dans un vase clos. En effet, l’action du président donne l’impression d’être déconnectée des urgences sociales et économiques, des aspirations des laissés pour compte,  qu’on dit « min wra el blayek » ( "من وراء البلايك"), les victimes de la Hogra nationale.

En définitif, il n’est pas étonnant que cette situation a fait que les jeunes qui ont porté au pouvoir K. Saied sont passés du sentiment d’admiration d’hier à l’attitude de circonspection d’aujourd’hui et se demandent si la Révolution tunisienne, leur Révolution, n’est qu’un rêve impossible à réaliser.

Prof. Moncef BEN SLIMANE

                                                                                                             Président de Lam Echaml

[1] Les jeunes des gouvernorats de Siliana, Kef et Béja n’ont pas participé à cette enquête.

[2] 23 % n’ont pas d’avis

[3] Les opinions positives (23%) par rapport à la représentativité de la nouvelle assemblée sont justifiées par la rupture politique avec la dernière décennie, la nouveauté de l’institution et une meilleure représentation du régional et du local.

[4] "Enquête sur les déterminants de vote des jeunes tunisiens aux élections de 2019", étude soutenue par l’U.E.

mardi 28 juin 2022

LA TUNISIE A L’AUBE DU BEL-AÏD DE LA LAÏCITE ? !

 La déclaration du doyen Sadok BELAÏD est jetée, dans la mare tranquille de la Constitution tunisienne : « Supprimer la référence à l’Islam dans l’article 1 », ceci nous change du sempiternel « Tawafok » (consensus) politiquement correct islamo-moderniste crédo d’une certaine élite intellectuelle et politique depuis 2011.

Le divorce entre Etat et Religion est une affaire compliquée, fastidieuse et souvent à risque dans des contrées comme la nôtre.

LAÏCITÉ A "GEOGRAPHIE" VARIABLE ?

Il est généralement admis que la laïcité se définit comme étant« une conception et une organisation de la société fondée sur la séparation de la religion et de l'État ».

Essayons de voir dans quel espace géographique, pour quelle raison et de quelle manière ce théorème peut-il s’appliquer ?

Commençons par la championne du monde dans ce domaine : la France. Comme on le sait, le port du foulard est interdit dans les écoles conformément à la loi 1905 gardienne de la laïcité dans tout l’Hexagone, sauf…. en Alsace - Moselle. Là l’histoire a voulu que l’Etat Français établisse un " Concordat " qui l’engage administrativement et financièrement auprès des autorités religieuses des quatre cultes observés par la population.

Allons un peu plus loin, l’Italie. Dans la grande majorité des écoles, le crucifix trône sur le mur au-dessus du tableau en pleine classe. L’Etat italien ne considère pas la croix de Jésus comme un signe religieux mais « un symbole positif de la culture et du patrimoine national ne portant pas atteinte à la liberté de conscience des élèves ».

Beaucoup plus loin, au Québec. Vous pouvez arborer le signe religieux qui vous plaît sans problème en application du principe de « l’accommodement raisonnable ». L’Etat canadien considère qu’un pays multiculturel se doit d’être Neutre et Intégrationniste.

Ce petit tour d’horizon à travers quelques régions du monde de la laïcité prouve qu’elle est à géographie variable car obéissant à des contraintes historiques, sociales et culturelles particulières.

Notre laîcité,  celle d’Hier, d’Aujourd’hui et de Demain :

Nous sommes souvent en présence non pas d’UNE laïcité, pure et dure, mais d’un  processus de  laïcisation  de la société impliquant des acteurs, des enjeux et des stratégies différents : Belaïd, le professeur de droit imprégné de la  tradition de l’université française moderniste a de la laïcité une conception différente de celle de K. Saïd, conservateur,  populaire et musulman et de celle du parti Ennahdha et celui de Karama, lesquels se veulent  gardiens et gestionnaires de l’orthodoxie musulmane, ou encore de celle de l’élite « tawafokiste » composée de modernistes tenants de la conciliation avec l’islam politique ou celle de nous autres "laïcistes" qui sommes pour la séparation totale de l’Etat et de la religion musulmane, juive ou chrétienne.

Sur un plan historique, nous sommes nombreux à être au fond de nous-mêmes laïcs tout en faisant preuve de prudence et quelque part de finasserie. En effet, notre corps à corps avec la laïcité ne date pas d’aujourd’hui. Il remonte au choc colonial quand on a eu à négocier notre islamité tunisienne avec la modernité dans de multiples face à face : kouttab versus école, franco-arabe, jebba versus costume européen, nationalistes  versus "Mtournine" (renégats).

La laïcité nous a tellement déstabilisés que nous ne lui avons jamais trouvé la traduction adéquate. On s’en est sorti avec le vocable « 3ILMANIYYA » dont l’ambiguïté étymologique dénote parfaitement nos hésitations idéologiques. A-t-il pour racine 3ALEM (le monde) ou 3ILM (la science) ? Ajoutons à cela que si vous dites aujourd’hui : je suis 3ILMANI ; 90% de vos interlocuteurs comprendront ATHÉE.

JURIDISME ET ISLAMISME

Pour la seconde reprise depuis la révolution, un président de la République remet le destin des Tunisiens entre les mains d’un juriste de renom : Si Sadok BELAÏD.

Je trouve personnellement que le juriste octogénaire adopte une démarche à la fois sympathique et empreinte d’une grande simplicité : "supprimer le lien entre l’Etat et la religion musulmane correspond à mon avis en tant que spécialiste et ma conviction personnelle est la suivante : c’est au président de se décider et au cas où ma proposition n’est pas retenue je retournerai dans mes appartements". On tranche radicalement avec le conclave de ces juristes suffisants et arrogants qui se considèrent comme étant les seuls dépositaires exclusifs des droits de l’homme et de la démocratie tunisienne. Par les temps qui courent, l’opportunisme politique des uns le dispute à l’obscurantisme scientifique des autres. Certains parmi-eux devraient avoir la décence d’opérer un examen de conscience, s’ils en ont encore une.

QUE FAIRE ?

C’est la question posée par un grand révolutionnaire qui a ajouté par la suite : « Il y a des décennies où rien ne se passe et des semaines où des décennies se réalisent » (V.I. Lénine).

Plus de 6 décennies sont passées depuis la promulgation de l’article premier de la constitution et seulement 1 mois nous sépare du 25 juillet.

Le choix de ceux qui ont à cœur à vivre dans une Tunisie républicaine, au sein d’un Etat laïc tout en étant attaché à leur patrimoine et leur culture, est tout à fait clair : D’abord, un soutien inconditionnel à la proposition de Belaïd. Ensuite si le Président, fort de la popularité dont il jouit, lui donne son aval, notre pays ferait un pas décisif vers la laïcité.

Toutefois, cela n’est qu’un premier pas. Encore faudrait-il expliquer et convaincre, que la séparation entre l’Etat et la religion n’est nullement une négation ou une atteinte à l’Islam, que cette même laïcité constitue une barrière constitutionnelle face à l’instrumentalisation de l’Islam à des fins politiciennes. Et, n’oublions pas de rappeler que les tunisien-ne-s ont dit le 25/07/2021 leur dernier mot à ce sujet.

Des voix s’élèveront certainement contre la mécréance et les "kouffars " parmi les défenseurs de l’Islam politique dans ses versions soft et hard. Ils trouveront certainement un écho favorable dans la fraction « tawafokiste » et quelques transfuges de gauche qui représenteraient pour eux une sorte de "planche de salut".

Espérons que durant les jours à venir le train de l’histoire de la Tunisie les déposera sur le quai de la gare, les laissera là où ils continueront à végéter et que la laïcité fêtera bientôt un BEL – AÏD !

samedi 16 avril 2022

L’E-ISTICHIRA ELECTRONIQUE : 3 REMARQUES ET 1 QUESTION

L’E-istichira nationale est close et ses résultats publiés.

Cette initiative du Président de la République inaugurera un mode d’investigation original de la perception de l’avenir politique de la nation par les tunisien-ne-s.

Elle a certainement pour objectif de rompre avec le processus de la transition de 2011 pilotée par le triumvirat : F. Mbazzâa – feu Caïd Essebsi – Y. Ben Achour. Une transition annoncée par Ben Ali dans son discours du 13 janvier 2011, lequel lui a conféré sa LEGALITE sans LA LEGITIMITE requise du peuple tunisien.

Etant donné que la consultation est sensée construire l’avenir politique de notre pays à court et moyen terme, il est important de l’évaluer au regard de quelques règles essentielles à respecter dans ce mode opératoire.

La lecture du questionnaire de l’Istichara et les réponses obtenues suscitent, à mon avis, 3 remarques:

Remarque 1 : QUESTIONNAIRE MARATHONIEN ET SUPPORT NUMERIQUE SELECTIF 

La consultation comporte 32 questions dont 30 à choix multiples. Elle exige au moins 30 minutes dans le cas d’un remplissage rapide.

La norme dans ce type d’investigation est de se limiter à une durée d’environ 10 minutes faute de quoi on risque de rebuter les participants.

En outre, choisir un support numérique n’encourage point la participation. Il tend au contraire à sélectionner les répondants sachant que l’usage et l’accès à l’internet sont limités à une certaine catégorie de tunisiens.

Le choix du numérique et la longueur kilométrique du questionnaire ont certainement influé sur la cible réduite à 530.000 personnes, ce qui correspond à un taux de 6% de la population totale.

Le piège dans ce type d’investigation de A à Z, sur les problèmes, les aspirations des tunisiens c’est qu’on est tenté de poser des questions sur tout et à propos de tout. On aboutit à un questionnaire ″ panoramique″ qui repousse les répondants par manque de temps et d’intérêt.

De même le volume impressionnant de questions proposant des listes de 6 et 11 réponses crée de la confusion ce qui pousse le citoyen à choisir les premières réponses dans la liste pour faire vite.

Remarque 2 : LES FORMULATIONS FLOUES ET LES TERMES COMPLIQUES

La formulation des questions et les expressions usitées sont fort importantes car ils influent sur le type de réponse obtenue et l’interprétation qui en est faite.

Question 1.6 : « L’Etat seul prend en charge l’organisation des affaires religieuses ? »

La réponse à cette question ″oui″ veut dire, dans mon cas, s’occuper de la construction et de l’entretien de lieux de culte. Pour mon voisin, musulman conservateur ou obsucurantiste, c’est un ″oui″ pour un Etat qui vieille à l’observance stricte des règles religieuses par les citoyens. L’ambiguïté de l’expression « organisation des affaires religieuses » favorise une confusion de ce type.

De même, l’emploi des termes tels que « développement durable, dérèglement climatique, équipements d’infrastructure » etc., fait que l’épicier du coin ou l’ouvrière agricole ne saisissent même pas le sens.

Lorsqu’on veut s’adresser à des millions de tunisiens et être compris par eux, il vaut mieux éviter les termes de spécialistes que les citoyens ordinaires pourraient ne pas comprendre. 

Qu’on se rappelle les polémiques et les controverses suscitées par la constitution de 2014 et ses formules alambiquées à propos de l’Etat et de l’Islam. IL aurait été préférable dans cette consultation d’adopter des expressions simples, claires et précises.

Remarque 3 : UNE OPINION N’EST PAS UNE CONVICTION

La question 1.1 relative au « régime politique souhaité » a enregistré 86,4 % d’opinions favorables au régime présidentiel. Faut-il en conclure qu’un retour au régime présidentiel à la place du régime parlementaire est la solution à la crise politique actuelle que connait la Tunisie ?

Une telle interprétation est erronée car la réponse est biaisée par un facteur conjoncturel. En 2022 et après des années de spectacle tragi-comique de l’ARP ne peut donner que ce résultat. Mais, la même question posée en 2010 aboutirait au résultat contraire : une majorité pour le régime parlementaire pour se débarrasser de Ben Ali et de sa dictature.

C’est dire avec quelle précaution il faut manipuler les réponses à des questions portant sur des choix idéologiques, politiques et stratégiques. Un sondage fournissant une opinion majoritaire ne reflète pas la conviction ni le choix dans l’absolu des tunisiens à propos du régime politique souhaité pour des décennies. Construire une alternative à la crise actuelle nécessite un débat démocratique large et fiable.

L’ISTICHARA « BASE » DU DIALOGUE NATIONAL

Concernant l’Istichara, il n’est pas question de jeter ″ le bébé avec l’eau du bain ″ comme s’évertue à le faire les nostalgiques du ″ Système du 24/07 ″ et ″Tawafok ″ islamo-moderniste installé en 2011 par la Haute Instance.

La consultation électronique doit être contextualisée. Il faut l’aborder en tant qu’opinion d’une frange des tunisiens aux interrogations ou préoccupations de la plus haute autorité de l’Etat.

De ce fait elle ne peut jouir de l’exclusivité dans un dialogue national. L’UGTT avec plus de 700.000 adhérents, ou toute autre organisation de la société civile sont également tenues par les motions et résolutions de leur congrès. Autant de documents qui ne peuvent qu’enrichir le dialogue et lui assurer sa diversité et sa représentativité.

Espérons enfin que le Président Kais SAIED tournera définitivement la page du dialogue des ″élites de 2011″ et son côté obscur qui a généré une transition au népotisme, à la corruption et au terrorisme.

Il faut rappeler à la ″Tunisie d’en Haut″ que la CREDIBILITE des élites est intimement liée à leur EXEMPLARITE. Aujourd’hui, la Tunisie a à sa tête un président dont les qualités morales et la sincérité, sont susceptibles d’assurer la transparence et la pertinence du processus d’un vrai dialogue national.

Une Question se pose et s’impose : Verrons-nous en 2022 un dialogue respectueux avec une participation large et organisée des associations pour répondre à l’appel des tunisiens du 25 Juillet ?

Croisons les doigts !

 

jeudi 24 février 2022

DR SLIMANE BEN SLIMANE : l’homme qui préférait l’Ethique à la Politique

 

Nous sommes le 25 Février 1986, une foule d’un millier de personnes, hommes et femmes, dont quelques agents de la police politique, s’est regroupée au cimetière du Djellaz pour un dernier adieu au Dr Slimane Ben Slimane.

Il n’est pas sûr que des jeunes et des moins jeunes aient en mémoire le nom de cet homme qui a pourtant consacré la majeure partie de sa vie à défendre la Tunisie et l’idée qu’il s’en faisait.

Rien d’étonnant à cela puisque l’histoire officielle et les hagiographes de Bourguiba n’avaient pas ménagé leurs efforts pour jeter dans les oubliettes le combat de Dr Slimane Ben Slimane, qui fut un vrai Zaïm du Néo-Destour, un des premiers défenseurs d’une Tunisie démocratique et des mouvements de libération algériens, congolais et vietnamiens.

Ceux qui avaient connu Ben Slimane ou entendu parler de lui ont toujours été frappés par la personnalité et la singularité de l’homme.

Si aujourd’hui, le voile est levé sur la figure de Ben Slimane et son rôle dans la lutte pour l’indépendance et dans le mouvement progressiste et démocratique tunisien, cela revient pour l’essentiel à la publication en 1989 de ses Souvenirs politiques.

 

S. BEN SLIMANE : DE ZAGHOUAN À SADIKI PUIS À PARIS

Le Docteur Slimane Ben Slimane est né le 13 février 1905 dans le village de Zaghouan. Fils d’un petit épicier analphabète, il a dû batailler pour que son père se décide à l’inscrire à l’école primaire, « l’école des infidèles » et non à l’école coranique.

Habitant le quartier déclassé du village, « Hofret Trabelsya », il poursuit ses premières années d’études avec pour seul soutien « une mida (table basse traditionnelle) et une bougie ».

A la fin des études primaires, il doit faire face à une déception : il échoue au concours d’entrée au collège Alaoui et doit renoncer ainsi à s’inscrire au Collège Sadiki, faute de possibilité d’hébergement à Tunis. De retour à Zaghouan, il travaillera, entre autres, dans une minoterie et aux abattoirs. Il ne passera le concours d’entrée au collège Sadiki que l’année suivante pour être admis enfin comme interne.

Pour faire face aux difficultés matérielles de la famille et assurer en partie les frais de ses études secondaires à Tunis, Ben Slimane s’est engagé comme interprète au Contrôle civil de Zaghouan pendant les grandes vacances, ce qui lui rapporte quelques subsides pendant ses années de lycée. Sa participation aux mouvements de protestation des élèves de Sadiki contre l’administration française entraînera automatiquement la fin de son contrat de travail. Ainsi les moyens matériels manquaient et seule la volonté de Ben Slimane et l’argent que lui procurait son frère ainé Ali autant que possible, avaient évité à Ben Slimane l’abandon de ses études.

Après des études secondaires mouvementées au collège Sadiki, Ben Slimane partait en 1925 en France. Il y préparait et obtenait son Baccalauréat en Mathématiques en 1927 tout en travaillant comme surveillant d’internat.

Il choisit de suivre des études de médicine – non pas pour les avantages sociaux et matériels que le métier de médecin procure – mais pour avoir la liberté de militer et la possibilité à la fin d’exercer son métier partout et en tout temps en cas de répression. 

La course d’obstacles qu’avaient représentée les études pour Ben Slimane, était sans répit. Ayant participé à des actions de protestation d’étudiants étrangers à Paris, il était renvoyé de la Cité universitaire du Boulevard Jourdan en novembre 1930. Il s’est adressé alors à « l’Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains » pour une aide financière.

Des origines villageoises modestes et une lutte acharnée pour poursuivre et réussir ses études contre vents et marées, avaient largement contribué à forger le caractère de Ben Slimane.

S. BEN SLIMANE : L’ÉTOILISTE

C’est dans le Paris des années 30 caractérisé par le bouillonnement d’idées de droite et de gauche que Ben Slimane adhérait à l’Etoile Nord-Africaine (ENA) et à l’Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains (l’AEMNA).

Les associations maghrébines de l’époque et leurs dirigeants subissaient les vicissitudes historiques tenant aux orientations infléchies tantôt par ceux qui rêvaient d’indépendance tantôt par ceux qui espéraient la victoire du socialisme.

Malgré un profil politique binaire, dont il ne se départait pas, Ben Slimane se gardait de s’immiscer dans les luttes de leadership, parfois fratricides, au sein de l’ENA.

 

 

S. BEN SLIMANE : LE NÉO-DESTOURIEN

Les études de médecine terminées, le Docteur Slimane Ben Slimane rentrait au pays en 1936 et participait au Congrès du Destour de la rue du Tribunal de 1937 au cours duquel il est élu membre du Bureau Politique.

Le 4 avril 1938, il est arrêté par la police française à Souk El Arba en compagnie de Youssef ROUISSI lors d'une tournée d'agitation dans la région du Nord-Ouest en vue d'appeler la population à la désobéissance civile. Les événements sanglants du 9 avril 1938 se sont soldés par l'arrestation de toute la Direction du Néo-Destour et sa condamnation lors du procès instruit par le fameux Colonel de Guérin de Cayla.

L’incarcération de Ben Slimane, en compagnie de tous les dirigeants néo-Destouriens, à Téboursouk puis au Fort Saint- Nicolas de Marseille avait duré 5 longues années de 1938 à 1943.

A partir de 1949 surgissaient de profondes divergences entre le Docteur Slimane Ben Slimane et Habib Bourguiba, au sujet des « alliances stratégiques » du Parti. On était en pleine guerre froide, Bourguiba défendait l'idée qu'il fallait se ranger du côté du bloc occidental, alors que Ben Slimane prônait un certain neutralisme.

Et c'est à la suite de sa participation à une réunion du Mouvement de la Paix, organisation Internationale proche du bloc socialiste, qu'il allait être exclu du Bureau Politique et du Néo-Destour et ce en mars 1950.

S. BEN SLIMANE : L’OPPOSANT À BOURGUIBA

Au lendemain de l'indépendance, et malgré les tentatives de Bourguiba en 1959 de lui conférer des responsabilités au sein de la nouvelle administration et de l'Assemblée Nationale, il s’y refusa n'adhérant plus à aucun parti et choisit de faire un itinéraire au sein de l'Opposition Tunisienne en tant que personnalité politique indépendante et "compagnon de route" des communistes tunisiens. Il présida ainsi une liste indépendante formée de progressistes et de communistes à l’occasion des premières élections législatives de 1959.

En outre, il devenait le premier Président du « Comité Tunisien pour la Liberté et la Paix » et lança en décembre 1960 avec Abdelhamid BEN MUSTAPHA du Parti Communiste Tunisien et d'autres intellectuels de gauche le mensuel " La Tribune du Progrès". Deux années après sa parution, le journal était suspendu et le Docteur S. Ben Slimane, qui publia un article sur "le Palais de Carthage et le pouvoir personnel", allait comparaître en justice pour "appel à la sédition".

En 1967, il s'engageait du côté du Mouvement de libération Vietnamien et tentait de mobiliser l'opinion tunisienne contre l'intervention américaine en présidant le « Comité de Solidarité avec le peuple vietnamien ». La sanction ne tarda pas puisqu'il était renvoyé du poste de médecin qu'il occupait à l'hôpital Habib Thameur.

L’exclusion en mars 1950 de Ben Slimane du Néo-Destour allait le libérer de ses attaches partisanes mais sans entamer son désir et sa volonté de continuer à lutter pour les idéaux qui avaient été les siens depuis sa jeunesse. 

Son nouveau statut politique de personnalité indépendante facilitait une proximité plus prononcée avec les communistes tunisiens, les intellectuels et les artistes progressistes.

« JE NE SUIS NI BOURGUIBA – PHILE NI BOURGUIBA – PHOBE »

Les expériences vécues à Zaghouan, à Sadiki puis à Paris ont construit le pilier central de l’identité de Ben Slimane autour de trois principes : l’éthique, la liberté et l’insoumission.

C’est à partir de cette ligne de conduite inamovible que Ben Slimane a conduit son itinéraire de militant.

Une place particulière était occupée par les rapports complexes, ambigus et difficiles qu’il avait entretenus avec Bourguiba. Ils avaient marqué incontestablement son itinéraire politique et peut être sa vie tout court.

L’exclusion de Ben Slimane du Néo-Destour n’avait pas mis un terme aux relations entre les deux hommes. A plusieurs reprises, Bourguiba demandait à voir ou recevoir Ben Slimane qui répondait favorablement et rencontrait son « ami » des années de braise.

Ces rencontres étaient marqués par des moments forts d’amitié et d’affection sincères mais également d’échanges tendus quand survenaient les questions délicates de démocratie et des libertés en Tunisie.

La personnalité de Ben Slimane droite, rigoureuse et intransigeante sur les questions de principe l’avait toujours poussé à refuser le caractère dominateur et autoritaire de Bourguiba. Il ne s’agissait pas d’une rivalité de leadership qui était très éloignée des aspirations et désirs de Ben Slimane. Il s’agissait plutôt de ne pas céder au regard de ces idéaux et principes même s’il s’agissait de Bourguiba, le Président de la République et le « Combattant Suprême ».

CONCLUSION

J’ai, dans mes rêves les plus fous, cru que « la révolution tunisienne du 14 janvier » allait se souvenir du Président de la 1ère liste indépendante aux élections de la Constituante de 1956, le Directeur du 1er mensuel légal de l’opposition démocratique et progressiste « la Tribune du Progrès ». La Transition démocratique et ses « Messieurs qu’on nomme grands » m’ont vite fait déchanter. Je me suis vite alors souvenu de cette citation que Ben Slimane me rappelait souvent « la révolution dévore ses propres enfants » ; j’y ajouterais « et même ses parents ».