Cette communication sur le thème de
la création m’a été en quelque sorte imposée par un événement : l’octroi à
Aïcha Filali (A.F.) du 1er prix du 8ème salon de la création artisanale de
décembre 19go pour sa collection de vêtements.
Je suis donc -bon gré, mal gré-
dans le vif du sujet avec tous les ingrédients nécessaires au débat et à la
réflexion une artiste,, la création, l’art, l’artisanat et la consécration.
En réfléchissant à ce thème, m’est venue à l’esprit quelque chose qui a fait la
une des journaux l’année dernière à l’occasion de la visite de Prégogyne, prix
Nobel de physique. Cette “chose” c’est la création de l’univers et le fameux
Big Bang.
Il y a 15 à 18 milliards d’années,
il y eut l’explosion d’une boule de matière dense. Ce big bang dura 1/100 de
seconde suivi d’une agrégation de protons et de neutrons pour donner naissance
à la terre et à l’univers. Tout ce phénomène dont ignore encore la cause de son
déclenchement dura 3 minutes. Actuellement, les savants sont partagés entre une
évolution du monde sous la forme d’une expansion infinie dans le temps ; ou
bien une évolution suivie d’une rétraction qui ramènera l’univers aux
dimensions minuscules des 3 premières minutes.
Dans cette interprétation de la
création de l’univers, il y a, à mon avis, les variables explicatives ou les
éléments clés qu’on retrouve presque toujours quand on parle de création : une
énergie potentielle (pré et supra-temporelle), une explosion, le chaos,
l’harmonie (scus l’influence d’un principe organisateur), et le destin.
N’y a-t-il pas là un premier
parallèle, ou une analogie, avec la démarche créative d’A.F. ? Peut-on opérer
une translation du schéma explicatif de la physique moderne à la dynamique de
l’acte artistique d’A.F. en affirmant que nous sommes en présence : d’un
potentiel (dans le champ artistique) qui explose en un « big bang
esthétique », une pénétration dans le désordre culturel et la quête de
l’unité et de la cohérence.
UNE POSITION POTENTIELLE
Aïcha Filali avant de pénétrer le
monde des arts possède déjà « une position », un poste qui lui
préexiste puisqu’elle est - consciemment ou inconsciemment - une étape dans un
cycle de consécration, un membre d’une lignée artistique et intellectuelle.
Le père est Mustapha Filali,
intellectuel et politicien tunisien célèbre ; la soeur Azza Filali, médecin
journaliste et écrivain ; la tante Safia Farhat, artiste tunisienne de renom,
directrice de l’Ecole des beaux Arts pendant plusieurs années.
Ce patrimoine n’est qu’une
potentialité qui provoque surtout un effet de croyance qu’il y a quelque chose
à faire pour assurer la continuité et mériter la filiation. Est-ce d’ailleurs
un hasard que l’un des textes écrits par A.F. sur sa production, s’intitule
« LE FIL D’ARIANE ».
A ce capital intellectuel et
artistique vient s’ajouter « le capital académique » dont
l’importance est allée grandissante ces dernières années pour l’accès et
l’exercice de la pratique artistique. En d’autres termes, les détenteurs de
titres universitaires dans les disciplines artistiques, les « jeunes »,
les « praticiens-théoriciens » reconnaissent de moins en moins la
légitimité des « anciens ». Le titre académique devient d’une manière
subtile un prérequis nécessaire pour l’artiste alors que la manière avec laquelle
on exerce l’art se transforme en parallèle et impose de nouvelles exigences.
Aura académique et patrimoine
familial artistique rendent seulement possible l’acte créateur, ils ne le font
pas.
Et Aïcha Filali cherche à faire
éclater cette énergie potentielle pour satisfaire dit-elle : « son
désir de reconnaissance : que l’on me reconnaisse comme plasticienne dans le
champ de la pratique artistique tunisienne. Ce désir de reconnaissance... est
aussi celui d’imposer une parole autre ».
Et pour obtenir cette
reconnaissance, il faut créer, c’est à dire s’imposer aux autres créateurs en
imposant sa volonté, son pouvoir aux objets de la quotidienneté, à la matière :
«C’est ainsi que la seconde exigence que j ‘ai relevée dans ma démarche réside
dans un impératif de manipulation directe : un certain “commerce” avec la
matière en vue de produire du sens ».
Quelle matière ? Et quels objets ?
La première exposition « Portraits » de A.F est une série de têtes de
moutons en terre cuite non émaillée posées sur des cadres de bois neutre. « Le
troupeau national », comme l’a nommée l’artiste, est fait à base d’argile.
Un clin d’oeil à « la première création » trop appuyé pour ne pas
être relevé.
La manifestation de la distinction
de l’artiste transite par l’esthétisation d’objets courants : vêtements, sacs,
chaussures etc... Et c’est grâce à cette alchimie, ce geste de la créatrice,
que les objets du quotidien se transforment en oeuvres artistiques,
singulières, rares : « la veste filalienne » distingue à la fois
l’artiste et celui qui la porte.
LE VERBE
A côté de la rareté, l’autre
principe opérant la distinction est le verbe ou le discours. Articles
scientifiques, communications dans des séminaires et contributions presque
régulières dans des journaux sous forme de critiques artistiques, permettent à
A.F de parler d’elle-même et des autres : « Il est donc absurde d’admettre
comme une évidence que le moyen le plus privilégié d’expression ou de pratique
artistique en Tunisie actuellement soit la pratique picturale. Sans pour autant
remettre en question qu’un certain nombre d’individus sont véritablement portés
vers cette pratique et qu’ils s’y investissent avec beaucoup de sensibilité ».
L’affirmation de soi, dans ce cas, consiste à renvoyer le banal à la banalité
(peinture), de reconnaître son mérite et enfin de s’en écarter.
De plus, les mots permettent
d’opérer un « habillage »[2] d’une
autre nature du vêtement. En parlant de sa première collection, A.F dit : « Il
s’agissait de la présentation d’une ligne de vêtements émanant d’une réflexion
basée sur le vêtir d’ici et d’ailleurs... Ce salon m’a semblé être un cadre
adéquat pour exprimer ma position par rapport au secteur de l’artisanat en
Tunisie... J’ai donc saisi cette occasion pour clarifier des notions tel que
l’authenticité, le patrimoine, la tradition ».
Cet « impératif de l’écriture »
revendiquée et assumée par l’artiste, c’est la “mode écrite” de Roland Barthes
qui sur-charge chaque vêtement de culture. Et la culture signifiée plonge la
majorité de ses racines dans la culture universitaire ; les termes du débat
évoqué sont académiques.
Il n’est pas étonnant alors qu’A.F
rejette le titre d’artiste pour revendiquer le statut d’ « actant
culturel ».
Sur un autre plan, le discours sert
à décrire l’espace culturel qui enveloppe la créatrice. Un espace lourd de
confusion où s’entrechoquent des particules antinomiques :
authenticité/modernité, patrimoine/actualité, art/artisanat,
imitation/création, etc…
Ce chaos irradie vers les êtres,
les objets au point de les déformer, de les dénaturer. L’artiste s’en prend « au
mimétisme et au snobisme qui caractérisent notre société dans ses fractions
citadines », au « formalisme ». Pour cette raison, elle décide
de travailler sur le « Paraître » et d’obéir à « un seul
impératif, c’est une exigence de cohérence sans cesse renouvelée ».
Cependant, pour atteindre
l’harmonie il lui faut opérer un détour —« la relecture du patrimoine »-
et déboucher par la suite sur « l’actualisation ». Cet acte de création
en deux temps a pour fonction de redonner la vie à « certains métiers
artisanaux en voie d’extinction », aux objets morts qu’ils soient du genre
« néo-kitsch » ou des « éléments du patrimoine sacralisés ».
Face à l’exotisme de pacotille qui
frappe les objets de l’artisanat dessaisis de leur fonction et de leur
signification, la pratique artistique se doit de trouver une réponse au dilemne
: s’enraciner OU/ET rompre ? ou pour reprendre A.F : « Comment être
enraciné et produire en même temps de l’art actuel ? ». Les termes du
débat sont évidemment classiques, les véritables réponses le sont beaucoup
moins.
La dichotomie précédente hante la
temporalité de la création. Et si le métronome bat une mesure pour l’art et une
seconde pour l’artisanat ; une mesure pour l’authenticité et une autre pour la
modernité.., le temps du sablier s’écoule inexorablement. Comment alors exister
et durer dans l’art, dans la culture et dans l’histoire ?
A.F veut fabriquer des objets pour
fixer l’instant et atteindre l’éternité. Et pour ce faire, le support choisi
qui est le vêtement doit « consommer » de la tradition, source de
sécurité, et acquérir une modernité assumée et non factice. D’une certaine
manière, retrouver le sens de l’origine pour créer l’original.
Ce choix de l’artiste qui consiste
à refuser le « transfert » pur et simple de l’Autre, mais à
l’accepter si et seulement s’il réalise la retrouvaille -en termes nouveaux,
évidemment - de soi-même avec soi-même et avec autrui, n’est pas dépourvu
d’ambiguïté.
Le premier obstacle quand on
associe création et patrimoine, c’est la dimension sacrée du « khalk »[3]. La
sémantique des concepts arabes utilisés pour le terme création : « Ibdaa »,
« tajdid », « Ibtikar », revèle le poids du sacré sur la
langue et donc sur les hommes et leurs actions.
Cette dimension est encore
confirmée par ce phénomène d’idéalisation de l’artisanat et de l’artisan qui,
ne l’oublions pas, ne crée pas mais fabrique. C’est un « Sanâa ».
Il y a, me semble-t-il, chez A.F un
attachement au local et au tissu traditionnel qui fonctionnerait comme un acte
de pénitence pour un acte impie. Créer en tant que femme et artiste,
n’est-ce-pas pas un peu profaner?
LE TEMPS
Mais il lui faut vaincre les tabous
d’une culture arabo-musulmane castratrice de l’art et des femmes. Souffrir pour
briser le cercle d’une histoire des arabes qui patine, et qu’Ibn Khaldoun a
magnifiquement décrite, en réussissant la maîtrise du temps.
Ce temps de la culture arabe est
sous la tension de l’ancien et du moderne, c’est un temps encore mouvant sous
les pieds de l’artiste - le fixer nécessite donc des ancrages et des repères.
Le fil qui lie A. aux Filali, se
déroule encore et assure la nouaison avec les ancêtres. Le premier pas dans la
conception du vêtement est un voyage vers les ateliers de tissage de
Retrouver les « Ouçouls »,
les fondements’ de l’habit et ensuite retourner à l’atelier, au présent, pour
répondre à ce « désir de faire, de fabriquer des choses de mes mains.
Source de joie infinie ».
Chaque objet fabriqué est une lutte
contre le temps de l’usure ; un moment de l’éternité puisque dépassement du passé
et du présent, de cette tension historique, culturelle, esthétique qui
caractérise notre temps. Je crée donc je suis, et je crée en conjuguant mon « passé
décomposé » avec mon « présent conditionné».
L’ESPACE DU CORPS ECLATE
La volonté de domination du temps
grâce à des repères culturels et des « pulsions »[4] qui
s’esthétisent dans les objets, peut-elle négliger l’ancrage suggéré par le
mythe ? peut-on faire l’économie du récit d’Aïcha fille d’Abu Bakr, épouse préférée
du prophète Mohamed ?
Aïcha, l’éternelle femme-enfant,
symbole de la pureté et de la beauté (idéal esthétique), fut santifiée par le
texte coranique qui blâmât les auteurs des commérages à son propos. La raison ?
Lors d’une expédition, Aïcha perdit son collier et s’attarda à le chercher ; de
retour au camp elle s’aperçut que la caravane était partie. Ce n’est que le
lendemain qu’elle rentra à Médine accompagnée de Safwan, le beau jeune homme
qui l’a découverte près du campement.
Cet incident donna lieu à des racontars
qui s’amplifièrent parmi les rangs des fidèles au point de nécessiter le
démenti du prophète et de la parole révélée.
Cependant, l’intérêt du récit
réside dans sa dimension symbolique. L’histoire d’Aïcha, génitrice car « mère
des croyants », réputée pour son éloquence et sa culture poétique, est
l’histoire du sort réservé à toutes celles qui se tiennent hors de la
communauté (de la caravane).
Et si le trouble s’installe dans
les esprits, la souillure ne tarde pas à atteindre le corps à qui seul le verbe
sacré peut rendre toute la pureté.
Dans cette exaltation du corps, de
l’éternel féminin, de la pureté et de la maternité, un objet concentre toute
l’épaisseur symbolique du récit, c’est le collier.
La perte du collier fétiche rend le corps étranger, vulnérable, c’est la conscience
malheureuse et l’angoisse qui s’installent.
Comment éviter l’analogie avec la
production d’A.F et ses connotations esthétiques et culturelles ? La
chronologie et la thématique de ses expositions qui débutent par des têtes,
suivis de vêtements, de chaussures, et que clôturera prochainement une
exposition de colliers ; suggèrent plus d’un parallèle avec le mythe.
Le travail de la créatrice sur le
“Paraître” est en réalité un travail sur la maîtrise de l’espace du corps qui
porte et concentre toutes les rugosités, les énergies contradictoires, les
interdits sexuels de la société et de la culture arabo-musulmane qui
l’enveloppent.
Un corps qu’elle perçoit éclaté car
aliéné et déchiré par l’archétype de l’inconscient collectif passé et par
l’altération de la valeur marchande présente. Comment donc le libérer de ces
chaînes ?
C’est la création artistique, en
tant que source de plaisir supérieur - Création de l’objet et création de soi -
qui permet le ré-agencement du corps et son corollaire le dépassement du désordre
socio-culturel.
Dans cette métamorphose du corps
voulue par l’artiste, c’est le collier qui fait office de lien sacré et
indissoluble.
CONCLUSION
Le pouvoir, l’espace et le temps,
toujours la même angoisse!
De la physique moderne à la production artistique d’A.F, du premier au dernier
créateur ; la création nous paraît si humaine et si magique à la fois.
Moncef BEN SLIMANE
Enseignant à 1’I.T.A.A.U
Mai 1991
[1] Deux
articles d’Aïcha Filali nous ont, en particulier, servi à rédiger cette
communication : “le fil d’Ariane” et “Pulsions”. La majorité des citations
utilisées proviennent de ces derniers.
[2] Lors
de la présentation de sa première collection de vêtements, A.F procéda à la
distribution d’un manifeste aux visiteurs pour expliquer sa démarche et ses
objectifs.
[3] Une
remarque, les documents relatifs au 8ème salon de la création artisanale
utilisent une panoplie de termes arabes pour création sans user une seule fois
du terme “khalk” - le poids du sacré sur la sémantique ne fait pas de doute
[4] Titre d’un texte d’A.F