samedi 30 octobre 2021

Qu'est-ce que le patrimoine?

 

1ère partie :

 

Tout est patrimoine  Et

Le patrimoine appartient à tous

 

POLYSEMIE :

1-      inflation du sens

Objets ; ville ; vêtements ; cuisine ; métiers ; jardins, animaux,… Le patrimoine se colle à plusieurs épithètes : littéraire, musical, cinématographique, naturel, rural, urbain,…

2-      fragmentation de l’usage

Manipulation, instrumentalisation par différents acteurs

·         Autorités administratives, politiques ;

·         Médias, journalistes, TV ;

·         Promoteurs ;

·         Hommes de culture : cinéastes, plasticiens, designers ;

·         Universitaires, scientifiques…

·         ONG ; UNESCO, ICOMOS 

=> FLOU, INCERTITUDES sur le sens

Reconstruction scientifique du CONCEPT :

NETTOYER le Patrimoine des poussières et scories de l’idéologie

De qui ? De quoi ? et comment parle-t-on du patrimoine ?

Les définitions du patrimoine selon les dictionnaires témoignent d’une carence terminologique et sémantique.

Le patrimoine ne se classe pas dans une définition a priori avant que la société dans son ensemble ou qu’un ou plusieurs groupes sociaux ne décident qu’il le devienne.

Le patrimoine est le résultat d’un changement de regard sur le temps et sur le territoire qu’accompagne la construction d’un sens et des représentations du monde qui nous entoure.

L’idée du patrimoine s’articule a 4 dimensions fondamentales

1-      Le temps historique

2-      Le territoire à ses différentes échelles (architecture, urbanisme, paysage, environnement…)

3-      Les acteurs sociaux

4-      Le référentiel cad des contenus et des représentations

En fait le patrimoine étant dynamique et évolutif, il serait plus pertinent de parler de patrimonialisation


Le référentiel                      Temps historique

 Patrimoine

Acteurs sociaux                     Territoire

 

1-      Le Temps historique:

« conjugaisons du temps social : mise au présent du passé, mise au passé du présent » (Henri Rousso)

Dans l’histoire occidentale, le patrimoine voit le jour avec la Renaissance (Quattrocento italien).

C’est le résultat d’une désacralisation, laïcisation du rapport au monde. L’homme devient le sujet et le centre de l’univers… la dimension religieuse est évacuée de la sphère publique entraînant une laïcisation des objets et des pratiques.

• L’objet d’art n’est plus au service de la religion

•• L’objet est choisi par le regard occidental moderne pour son intérêt pour l’histoire, pour le plaisir de l’art indépendamment de ses finalités premières. L’objet, symbole intemporel de la divinité, devient le témoin d’une activité humaine à répertorier.

Ø  Jusqu’à fin du XVIIIe siècle : les monuments historiques vont s’appeler les antiquités

Ø  A partir du XIXe siècle :

- mise en place d’une action de conservation et d’une législation du patrimoine

- éveil de l’intérêt pour le patrimoine urbain (réaction face à la destruction des vieux centres-villes)

Ø  Au XXe siècle :

·   1931 : Conférence d’Athènes : conservation du patrimoine

·   1964 : Chartes de Venise (UNESCO-ICOMOS)

·   1972 : Adoption à Stockholm de la notion de patrimoine mondial

·   A partir de 1990 :

- l’environnement est patrimonialisé comme objet de responsabilité collective de l’avenir. Non comme objet d’une transmission au sens propre.

- démarrage d’un processus de patrimonialisation du paysage

2-      Le territoire :

Etalement géographique du patrimoine :

Valorisation du passé : =>de territoires limités => d’une nation => d’une aire civilisationnelle (en l’occurrence l’Occident) =>des pays du tiers Monde => de l’ensemble de la terre => de l’univers (y compris l’espace interstellaire)

v  La naissance, l’évolution de l’idée de protection du patrimoine est un processus propre  au continent européen qui accompagne la construction des nations aussi bien sur le plan identitaire que territorial.

v  Le nationalisme patrimonial laisse aujourd’hui sa place à l’internationalisation du patrimoine (« le patrimoine commun de l’humanité »)

Le patrimoine fut exporté dans un premier temps vers les sociétés sous domination occidentale et ensuite vers le reste du monde (plus de 700 sites dans 122 pays sont inscrits sur la liste du « patrimoine mondial » établie en 1972)

La notion de patrimoine commun de l’humanité signifie que l’assise territoriale ancienne de l’Etat-nation est remplacée par celle de l’espace mondial entendu comme un espace économique commun ouvert au jeu des lois du marché (OMC).

Remarque : Le patrimoine mondialisé est de plus en plus la matière première d’une industrialisation de la culture (2ème source mondiale après le Pétrole) qui conduit à une uniformisation des consciences, des comportements et des lieux (risque de « disneylisation »)

3-      Le referentiel:

Extension du contenu de patrimoine : Objet, œuvres d’art d’une époque => production matérielle et intellectuelle de l’homme => nature.

L’histoire des mutations référentielles passe par 4 étapes principales :

1ère étape : désacralisation du patrimoine et valorisation du patrimoine antique (essentiellement gréco-romain)

2ème étape : passage de la conservation d’un patrimoine unique à la notion de patrimoine national (nouvelle assise territoriale)

Annexion aux grands monuments religieux d’autres types d’architectures : vernaculaire, populaire, utilitaire (industrielles)

3ème étape : passage du monument historique (l’objet architectural) à l’espace urbain (patrimonialisation des vieux centres urbains)

4ème étape : passage du patrimoine urbain au patrimoine naturel, environnemental, paysager… On passe de la sphère du culturel (œuvre d’art, architecture, ville…) à celle du naturel (génome, montagne, eau, littoral, plantes…)

2 remarques à propos de la transition de l’architectural vers l’urbain :           

R1 : La possession :

Cette transition empêche la possession privative précédemment possible avec les objets et les monuments…

On peut être propriétaire d’un palais, mais peut-on posséder une ville ou un quartier ?

R2 : L’utilisation :

Cette transition crée une contradiction entre la fonction d’origine et la fonction patrimoniale de l’objet conservé. Usure ou conservation ?

Un tissu urbain ne peut subsister que vécu, c’est à dire utilisé (usure) alors que la patrimonialisation implique la protection ou, du moins, une limite à imposer à l’usage et à l’utilisation.

4-      Acteurs sociaux :

Le discours sur le patrimoine porte la marque d’une évolution en cercles concentriques du plus en plus larges en passant de l’individu => famille => société => nation => humanité tout entière

On assiste également à une inflation du public des utilisateurs du patrimoine : habitants, commerçants, visiteurs, touristes, enfants,…

• L’amplification du public des bénéficiaires de la patrimonialisation entraîne une implication plus prononcée et plus forte sur les plans financier, des représentations culturelles et mentales et du mode de vie…

•• Le culte de l’ancien remplace de plus en plus le moderne en tant que moyen de valorisation de couches de plus en plus importantes de la société : artistes, intellectuels, universitaires, grands patrons,…

••• Le patrimoine (de l’UNESCO) impliqué par la mondialisation fait vendre des espaces de plus en plus importants aux touristes. La logique commerciale supplante progressivement la logique culturelle avec tous les risques de perversion de sens et des objectifs de la patrimonialisation.

  • La gestion du patrimoine est aujourd’hui une tâche complexe. Elle fait appel à un système d’acteurs avec des enjeux et des stratégies multiples : paysagistes, architectes, urbanistes, conservateurs, restaurateurs, ingénieurs, juristes, politiques élus, chercheurs…

2ème partie :

 

Si le patrimoine est une invention occidentale, une question se pose alors : EXISTE-T-IL du patrimoine arabo-musulman?

 

Un constat : La mise en patrimoine accompagnant le phénomène colonial fut un processus exogène aux sociétés du tiers-monde, une revendication occidentale parfois soutenue par des élites politiques-relais.

  • En occident :

-          La désacralisation d’objets symboles intemporels de la divinité en a fait des témoins de l’activité humaine précisément datés et répertoriés ;

  • Dans les pays arabo-musulmans :

-          Il y a une aversion originelle de l’islam pour le culte des reliques et des édifices. Les constructions et les décorations des monuments (mosquées ou sites archéologiques) sont considérés périssables de la même façon que l’homme. Les rénover, les détruire ou les transformer n’est pas contraire au dogme, seule la sacralisation de ces monuments, traces de l’activité humaine en constitue un blasphème. Ce qui doit être conservé et protégé dans la religion musulmane ce sont les pratiques du culte considérés comme immuables et donc a-historiques.

  • En occident :

-          Passage d’une conception du temps historique comme succession de manifestations divines à un temps progressif, cumulatif qui distingue des périodes (antique, médiévale,…) fait référence à une conception profane d’historien de l’art.

  • Dans les pays arabo-musulmans :

-          Dans la culture musulmane, le lien entre la connaissance du monde sensible et l’ordre divin du monde n’est pas entièrement brisé. le temps est éphémère comme les objets et il n’y a de monde infini que celui du Paradis et de l’Enfer. Toute la société musulmane vit quotidiennement et annuellement en fonction d’un certain nombre de rites (cinq prières, mouled, aïd, achoura, etc.) qui viennent rythmer et organiser le temps social de la communauté.

 

Les ambiguïtés de l’adhésion des sociétés musulmanes à la protection du patrimoine

Il se dégage actuellement 2 attitudes en opposition par rapport au patrimoine et à sa protection :

1-      Les modernistes-réformateurs :

  • Dans une première phase (les indépendances), les élites politiques des pays arabes et musulmans ont eu tendance plus au renouvellement qu’à la conservation du patrimoine : se débarrasser du poids du passé qu’on ne peut ou on ne veut pas assumer. MAIS la modernité est tributaire de l’occident et ses liens réservent des surprises.
  • Dans une seconde phase (années 60), ce sont les pays occidentaux qui vont envoyer vers les ex-colonies des signaux réclamant la protection des vieux tissus, créant le trouble chez les modernistes et rendant encore plus ambiguë la notion de patrimoine.
  • Le patrimoine protégé, nouveau signe d’adhésion à la modernité, finit alors par avoir une vocation touristique, perd ses racines culturelles et ne contribue nullement à la construction de l’identité nationale. Les autorités et les populations des pays arabo-musulmans se transforment en « gardiennes » du patrimoine pour le regard du visiteur occidental.
  • Actuellement, on met en place une approche « vernaculaire » du patrimoine : la conservation est délaissée au profit d’une patrimonialisation de l’activité elle-même (les métiers de l’artisanat) qui permet de reproduire les objets qu’on n’aurait donc pas besoin de protéger.
  • D’une manière générale, la défense du patrimoine reste encore du domaine du discours et de l’engagement intellectuel portés par les élites, c'est-à-dire une fraction limitée des acteurs sociaux. Les sociétés arabo-musulmanes ont du mal à faire la synthèse entre les valeurs de l’islam à conserver et celles de l’occident à adopter.

2-      Les traditionalistes-intégristes :

  •  Le monument religieux musulman ne fut jamais considéré comme la demeure de la divinité, mais comme le lieu de rassemblement de la communauté qui ne nécessite pas de mesures de conservation particulière. D’autant plus que la tradition musulmane a toujours regardé avec suspicion la volonté de pérenniser toute œuvre humaine.
  • La protection du monument ou de l’espace urbain doit être assurée par la gestion communautaire, son authenticité serait garantie par l’adhésion de communauté à la loi divine d’une part, et par le respect des pratiques rituelles sanctifiées par le texte, d’autre part.
  • Paradoxalement, les traditionalistes ne sont pas contre toute action de rénovation du patrimoine ou de modernisation de l’environnement construit à condition qu’elle se limite à ses aspects matériels et qu’elle soit conforme aux préceptes de l’islam.

 


3ème partie :

 

patrimoine urbain :

problématique et axes de recherche

 

 

Le patrimoine au sens où on l'entend aujourd'hui dans le langage officiel et dans l'usage commun, est une notion qui couvre de façon vague tous les biens culturels et naturels hérités du passé.

Cette extension typologique du patrimoine, s'accompagne d'une extraordinaire diffusion géographique et d’une inflation sémantique qui touchent à l'heure actuelle presque tous les pays du monde.

Si les discours et les travaux scientifiques à propos de patrimoine ne manquent pas, ceux-ci se limitent trop souvent à des prises de positions doctrinales (qu’est-ce qui doit être protégé ou pas, pour ou contre telle ou telle manière d’opérer en matière de sauvegarde, etc) ou à une tentative de construction d’une définition globale de ce que serait « Le » patrimoine.

Rares sont, par contre, les recherches portant sur les processus même de patrimonialisation et leur compréhension.

1-      La problématique du patrimoine

  • Au premier niveau se situe l'ensemble des interrogations ayant trait au processus de patrimonialisation ;
  • Le second niveau est lié aux modes et pratiques de gestion du patrimoine.

2-      Le processus de patrimonialisation.

Le processus de patrimonialisation nous pousse à nous interroger sur les discours et les enjeux politiques et culturels, économiques et sociaux, locaux et internationaux. En tant que construit social, la notion du patrimoine est intrinsèquement liée au contexte socio-historique et politique où elle émerge et évolue. Les différentes acceptions qu'on lui attribue, la définition de son contenu, les critères de sélection des objets à sauvegarder et les moyens mis en oeuvre, changent au gré des idéologies, des référents culturels, des conflits, des rapports de force, des pratiques et des perceptions. Identifier et analyser les phases successives du processus en les restituant dans leur contexte historique constitue donc un premier axe de recherche incontournable.

3-      La gestion du patrimoine.

Pour être pertinente, l'approche de la gestion du patrimoine doit s'inscrire dans une approche plus globale de la gestion urbaine. Quels que soient les objets qui seront privilégiés dans l'analyse, monuments ou ensembles urbains, il s'agit d'abord d'identifier à l'échelle d'une ville les acteurs de la gestion urbaine, leurs prérogatives, les modes de gestion adoptés, les instruments et le cadre législatif et institutionnel.

Il s'agit ensuite de s'interroger sur la place qu'occupe le patrimoine et sa sauvegarde dans les plans d'aménagement urbain, s'interroger sur les notions de réhabilitation, de restauration, de rénovation urbaine et de mise en valeur, quels sont leurs contours et leurs contenus, quels types d'outils ils ont générés, quels modes d'organisation et d'exploitation des informations et des données recueillies en amont.

Enfin, la question de l’échec de certains processus de patrimonialisation mais aussi celle de la non-patrimonialisation de certains objets pourront également être abordées : pourquoi certains objets, au moins comparables à défaut d’âtre identiques, peuvent-ils être patrimoine là et non ailleurs aujourd’hui et non hier ?

 

Moncef BEN SLIMANE

Professeur d’urbanisme

Juillet 2005