Nous
sommes le 25 Février 1986, une foule d’un millier de personnes, hommes et
femmes, dont quelques agents de la police politique, s’est regroupée au cimetière
du Djellaz pour un dernier adieu au Dr Slimane Ben Slimane.
Il
n’est pas sûr que des jeunes et des moins jeunes aient en mémoire le nom de cet
homme qui a pourtant consacré la majeure partie de sa vie à défendre la Tunisie
et l’idée qu’il s’en faisait.
Rien
d’étonnant à cela puisque l’histoire officielle et les hagiographes de
Bourguiba n’avaient pas ménagé leurs efforts pour jeter dans les oubliettes le
combat de Dr Slimane Ben Slimane, qui fut un vrai Zaïm du Néo-Destour, un des
premiers défenseurs d’une Tunisie démocratique et des mouvements de libération
algériens, congolais et vietnamiens.
Ceux
qui avaient connu Ben Slimane ou entendu parler de lui ont toujours été frappés
par la personnalité et la singularité de l’homme.
Si aujourd’hui, le voile est levé sur la
figure de Ben Slimane et son rôle dans la lutte pour l’indépendance et dans le
mouvement progressiste et démocratique tunisien, cela revient pour l’essentiel à
la publication en 1989 de ses Souvenirs politiques.
S.
BEN SLIMANE : DE ZAGHOUAN À SADIKI PUIS À PARIS
Le
Docteur Slimane Ben Slimane est né le 13 février 1905 dans le village de
Zaghouan. Fils d’un petit épicier analphabète, il a dû batailler pour que son
père se décide à l’inscrire à l’école primaire, « l’école des
infidèles » et non à l’école coranique.
Habitant
le quartier déclassé du village, « Hofret Trabelsya », il poursuit
ses premières années d’études avec pour seul soutien « une mida (table
basse traditionnelle) et une bougie ».
A
la fin des études primaires, il doit faire face à une déception : il
échoue au concours d’entrée au collège Alaoui et doit renoncer ainsi à
s’inscrire au Collège Sadiki, faute de possibilité d’hébergement à Tunis. De
retour à Zaghouan, il travaillera, entre autres, dans une minoterie et aux
abattoirs. Il ne passera le concours d’entrée au collège Sadiki que l’année
suivante pour être admis enfin comme interne.
Pour
faire face aux difficultés matérielles de la famille et assurer en partie les
frais de ses études secondaires à Tunis, Ben Slimane s’est engagé comme interprète
au Contrôle civil de Zaghouan pendant les grandes vacances, ce qui lui rapporte
quelques subsides pendant ses années de lycée. Sa participation aux mouvements
de protestation des élèves de Sadiki contre l’administration française entraînera
automatiquement la fin de son contrat de travail. Ainsi les moyens matériels
manquaient et seule la volonté de Ben Slimane et l’argent que lui procurait son
frère ainé Ali autant que possible, avaient évité à Ben Slimane l’abandon de ses
études.
Après
des études secondaires mouvementées au collège Sadiki, Ben Slimane partait en
1925 en France. Il y préparait et obtenait son Baccalauréat en Mathématiques en
1927 tout en travaillant comme surveillant d’internat.
Il
choisit de suivre des études de médicine – non pas pour les avantages sociaux
et matériels que le métier de médecin procure – mais pour avoir la liberté
de militer et la possibilité à la fin d’exercer son métier partout et en tout
temps en cas de répression.
La
course d’obstacles qu’avaient représentée les études pour Ben Slimane, était
sans répit. Ayant participé à des actions de protestation d’étudiants étrangers
à Paris, il était renvoyé de la Cité universitaire du Boulevard Jourdan en
novembre 1930. Il s’est adressé alors à « l’Association des Etudiants Musulmans
Nord-Africains » pour une aide financière.
Des
origines villageoises modestes et une lutte acharnée pour poursuivre et réussir
ses études contre vents et marées, avaient largement contribué à forger le
caractère de Ben Slimane.
S.
BEN SLIMANE : L’ÉTOILISTE
C’est
dans le Paris des années 30 caractérisé par le bouillonnement d’idées de droite
et de gauche que Ben Slimane adhérait à l’Etoile Nord-Africaine (ENA) et à
l’Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains (l’AEMNA).
Les
associations maghrébines de l’époque et leurs dirigeants subissaient les
vicissitudes historiques tenant aux orientations infléchies tantôt par ceux qui
rêvaient d’indépendance tantôt par ceux qui espéraient la victoire du
socialisme.
Malgré
un profil politique binaire, dont il ne se départait pas, Ben Slimane se
gardait de s’immiscer dans les luttes de leadership, parfois fratricides, au
sein de l’ENA.
S.
BEN SLIMANE : LE NÉO-DESTOURIEN
Les
études de médecine terminées, le Docteur Slimane Ben Slimane rentrait au pays en
1936 et participait au Congrès du Destour de la rue du Tribunal de 1937 au
cours duquel il est élu membre du Bureau Politique.
Le
4 avril 1938, il est arrêté par la police française à Souk El Arba en compagnie
de Youssef ROUISSI lors d'une tournée d'agitation dans la région du Nord-Ouest
en vue d'appeler la population à la désobéissance civile. Les événements
sanglants du 9 avril 1938 se sont soldés par l'arrestation de toute la
Direction du Néo-Destour et sa condamnation lors du procès instruit par le fameux
Colonel de Guérin de Cayla.
L’incarcération
de Ben Slimane, en compagnie de tous les dirigeants néo-Destouriens, à
Téboursouk puis au Fort Saint- Nicolas de Marseille avait duré 5 longues années
de 1938 à 1943.
A
partir de 1949 surgissaient de profondes divergences entre le Docteur Slimane Ben
Slimane et Habib Bourguiba, au sujet des « alliances stratégiques »
du Parti. On était en pleine guerre froide, Bourguiba défendait l'idée qu'il
fallait se ranger du côté du bloc occidental, alors que Ben Slimane prônait un
certain neutralisme.
Et
c'est à la suite de sa participation à une réunion du Mouvement de la Paix, organisation
Internationale proche du bloc socialiste, qu'il allait être exclu du Bureau Politique
et du Néo-Destour et ce en mars 1950.
S.
BEN SLIMANE : L’OPPOSANT À BOURGUIBA
Au
lendemain de l'indépendance, et malgré les tentatives de Bourguiba en 1959 de
lui conférer des responsabilités au sein de la nouvelle administration et de l'Assemblée
Nationale, il s’y refusa n'adhérant plus à aucun parti et choisit de faire un
itinéraire au sein de l'Opposition Tunisienne en tant que personnalité
politique indépendante et "compagnon de route" des communistes
tunisiens. Il présida ainsi une liste indépendante formée de progressistes et
de communistes à l’occasion des premières élections législatives de 1959.
En
outre, il devenait le premier Président du « Comité Tunisien pour la
Liberté et la Paix » et lança en décembre 1960 avec Abdelhamid BEN
MUSTAPHA du Parti Communiste Tunisien et d'autres intellectuels de gauche le
mensuel " La Tribune du Progrès". Deux années après sa parution, le
journal était suspendu et le Docteur S. Ben Slimane, qui publia un article sur
"le Palais de Carthage et le pouvoir personnel", allait comparaître
en justice pour "appel à la sédition".
En
1967, il s'engageait du côté du Mouvement de libération Vietnamien et tentait
de mobiliser l'opinion tunisienne contre l'intervention américaine en présidant
le « Comité de Solidarité avec le peuple vietnamien ». La sanction ne
tarda pas puisqu'il était renvoyé du poste de médecin qu'il occupait à
l'hôpital Habib Thameur.
L’exclusion
en mars 1950 de Ben Slimane du Néo-Destour allait le libérer de ses attaches
partisanes mais sans entamer son désir et sa volonté de continuer à lutter pour
les idéaux qui avaient été les siens depuis sa jeunesse.
Son
nouveau statut politique de personnalité indépendante facilitait une proximité
plus prononcée avec les communistes tunisiens, les intellectuels et les
artistes progressistes.
« JE
NE SUIS NI BOURGUIBA – PHILE NI BOURGUIBA – PHOBE »
Les
expériences vécues à Zaghouan, à Sadiki puis à Paris ont construit le pilier
central de l’identité de Ben Slimane autour de trois principes :
l’éthique, la liberté et l’insoumission.
C’est
à partir de cette ligne de conduite inamovible que Ben Slimane a conduit son
itinéraire de militant.
Une
place particulière était occupée par les rapports complexes, ambigus et
difficiles qu’il avait entretenus avec Bourguiba. Ils avaient marqué incontestablement
son itinéraire politique et peut être sa vie tout court.
L’exclusion
de Ben Slimane du Néo-Destour n’avait pas mis un terme aux relations entre les
deux hommes. A plusieurs reprises, Bourguiba demandait à voir ou recevoir Ben
Slimane qui répondait favorablement et rencontrait son « ami » des
années de braise.
Ces
rencontres étaient marqués par des moments forts d’amitié et d’affection
sincères mais également d’échanges tendus quand survenaient les questions
délicates de démocratie et des libertés en Tunisie.
La
personnalité de Ben Slimane droite, rigoureuse et intransigeante sur les
questions de principe l’avait toujours poussé à refuser le caractère dominateur
et autoritaire de Bourguiba. Il ne s’agissait pas d’une rivalité de leadership
qui était très éloignée des aspirations et désirs de Ben Slimane. Il s’agissait
plutôt de ne pas céder au regard de ces idéaux et principes même s’il
s’agissait de Bourguiba, le Président de la République et le « Combattant Suprême ».
CONCLUSION
J’ai,
dans mes rêves les plus fous, cru que « la révolution tunisienne du 14
janvier » allait se souvenir du Président de la 1ère liste indépendante
aux élections de la Constituante de 1956, le Directeur du 1er
mensuel légal de l’opposition démocratique et progressiste « la Tribune du
Progrès ». La Transition démocratique et ses « Messieurs qu’on nomme
grands » m’ont vite fait déchanter. Je me suis vite alors souvenu de cette
citation que Ben Slimane me rappelait souvent « la révolution dévore ses
propres enfants » ; j’y ajouterais « et même ses parents ».