L’Université tunisienne a aujourd’hui plus de 40 ans d’âge. Et tout observateur ou analyste de la scène universitaire ne peut que constater que son aura et sa légitimité d’autan se sont estompées et racornies. A la lecture des indicateurs et données statistiques officielles, on ne peut manquer de relever la paupérisation d’un certain nombre d’institutions et la précarisation d’une frange non-négligeable de nos étudiants, qu’un réflexe élémentaire de pudeur et de réserve détourne trop souvent d’évoquer.
Sans tomber dans le discours catastrophiste et sans chercher à alimenter la « sinistrose » ambiante, il serait toutefois opportun de s’arrêter sur les facteurs de cette mutation profonde qui a touché les fonctions principales de l’enseignement supérieur depuis une décennie au moins. Autrement dit, il s’agit de comprendre en quoi l’Université tunisienne n’a plus grand chose à avoir avec le modèle institutionnel mis en place par l’élite nationaliste dirigeante de l’indépendance afin de construire l’Etat et la nation moderne.
L’UNIVERSITE INSTRUMENTALISEE
Durant un quart de siècle (1960-1985)[1] les pouvoirs publics ont parié sur « la matière grise », « l’élite » et les « cadres supérieurs » pour « sortir la Tunisie de siècles de déclin et édifier une nation moderne capable de réussir son décollage économique et de rattraper le cortège des pays avancés »[2].
L’instrumentalisation de l’université par le pouvoir Bourguibien puisait sa légitimité dans un idéal d’émancipation qui entraînait le politique à se référer à la science comme thérapie des maux sociaux, d’une part, et à une idéologie « développementaliste » comme moteur de progrès économique, social et culturel, d’autre part.
Pour réaliser ces objectifs le modèle universitaire de référence était le modèle français faisant de l’université nationale l’héritière désignée autant de ses travers ( système centralisé et bureaucratique, la transmission d’un savoir encyclopédique ) que de ses qualités ( une université conçue comme un instrument privilégié de l’insertion dans la modernité, un lieu du discours critique, universaliste et humaniste ).
Et même si le traitement des différentes crises qui ont secoué l’université tunisienne s’est souvent fait à coup de procès et d’emprisonnement des « bandes d’égarés », « des pêcheurs en eau trouble au service du complot communiste international », il n’en demeure pas moins que cet espace universitaire gardait une certaine cohérence idéologique autour d’une préoccupation centrale et commune : faire que l’université tunisienne participe à l’émancipation de l’être humain et de la société tunisienne.
Qu’on soit autorité publique, enseignant, parent ou étudiant ; qu’on soit gauchiste, destourien ou baâthiste, on s’inscrivait, certes différemment mais unanimement, dans une perspective de libération et d’émancipation sociale vis à vis du capitalisme, du sous-développement ou du socialisme destourien[3].
Cette configuration du champ universitaire que nous venons d’esquisser
commence à battre sérieusement de l’aile à partir du moment où ces différentes
parties font de l’université leur cible privilégiée. Les critiques paraissent
de plus en plus justifiées à mesure que cette université devient semblable à
une greffe artificielle et que le fossé se creuse entre l’efficience de
l’institution et son aura scientifique et sociale. L’argumentaire des
planificateurs, relayant les autorités, insistait sur le hiatus entre les coûts
de l’enseignement supérieur et ses résultats en matière de formation.
UN GLISSEMENT LEXICAL
Parler de l’université, aujourd’hui, ne va donc pas sans soulever quelques problèmes dont le moindre n’est sans doute pas celui du langage tant les mots qui désignent l’objet de toutes les convoitises et de toutes les inquiétudes ont changé, et la distance entre les discours d’aujourd’hui et ceux d’hier s’est approfondie.
Un glissement lexical facilement identifiable dans la terminologie usitée dans les conseils d’université, les articles de presse et les discours des experts et des autorités, a progressivement introduit de nouveaux automatismes langagiers. Les bacheliers se nomment désormais des « inputs », les diplômés des « outputs » ; dénomination auxquelles on peut ajouter d’autres vocables tels que « productivité et rendement interne du système universitaire », « gouvernance du savoir », « référentiel de compétences »..
A voir la question de plus près, il y a lieu de s’interroger si cette mutation sémantique en direction de la rhétorique entrepreneuriale ou managériale est le signe de véritables transformations induites par le nouveau contexte politique et économique local et international ; si le choix des mots pour parler de l’université tunisienne n’a pas pour corollaire des choix scientifiques, pédagogiques et culturels.
L’examen des principaux indicateurs de l’enseignement supérieur en Tunisie de ces 10-15 dernières années pourrait être intéressant dans la mesure où il nous permettrait de relever des tendances significatives déjà à l’œuvre dans les options arrêtées[4].
Cet état des lieux perdrait toute sa pertinence si on omet de signaler que depuis 1992 la politique de formation, de recherche et de développement de l’enseignement supérieur a eu pour principal bailleur de fonds la Banque Mondiale[5] dont l’objectif principal est « la maîtrise des coûts et l’amélioration de l’efficacité interne du système. »
L’illustration des changements structurels qui ont affecté le système universitaire tunisien, au cours d’un peu plus d’une décennie, peut se faire à partir de l’examen de l’évolution de la démographie estudiantine, du financement public, de la structure, l’organisation et la gestion institutionnelles, des profils de formation et des choix pédagogiques.
LE « STUDENT-BOOM »
Il y a en un peu plus de 200.000[6] étudiants inscrits à l’université en 2000, alors qu’ils n’étaient que 112.000 en 1995. Ceci veut dire qu’on a, au cours d’une période de 5 années,
presque doublé les effectifs étudiants.
Si on s’intéresse au taux de croissance des effectifs, on notera qu’il
est passé de 3,3 % pour la période 76-86
à 13 % entre 87 et 94. Autre exemple : pour la seule année universitaire
2001- 2002, on avait prévu d’accueillir 19000 nouveaux inscrits et on en a
accepté 26.000. Cela équivaut à un écart de 36 % par rapport aux estimations ; écart presque régulier depuis les années 90.
Cette croissance exponentielle des effectifs, comparée par exemple à ce qui se passe dans les systèmes universitaires européens, n’a pas son pareil, sauf peut –être au Portugal. Elle a permis à la Tunisie de passer en l’espace de 2 décennies (1981-2001) de 5 % à 19 % de la classe d’âge des 20-24 ans poursuivant des études supérieures.
En même temps que ce mouvement d’ouverture de l’université à son amont grâce à un recrutement plus large dans les classes populaires, on a noté une amélioration sensible des taux de réussite au 1° cycle et du nombre de diplômés.
Il est clair que la stratégie actuelle des pouvoirs publics et universitaires est de soutenir le « student-boom » en dopant les taux de réussite au Baccalauréat en perspective d’une réussite en 2010 des ¾ des candidats au concours. Une stratégie habillée par un discours sur « l’orientation démocratique qui bénéficie du soutien des diverses parties concernées.. (et qui) se traduira nécessairement par l’évolution constante du nombre des étudiants en Tunisie » (extrait du journal « La Presse »).
Cette référence à la démocratie, qu’on retrouve aussi bien dans les textes et les propos officiels que dans ceux des mouvances syndicalistes démocratiques et de gauche enseignante et étudiante, repose en fait sur une « fiction » qui refuse de voir la partie immergée de la machine universitaire.
En effet, cette démocratisation en amont et en aval du système s’accompagne de plusieurs effets pervers dont nous pouvons citer quatre parmi les plus importants : la détérioration des conditions pédagogiques, le renforcement de la bureaucratisation et de la tutelle administrative sur l’activité scientifique ; l’affaiblissement sensible de la mobilité sociale entraînée par le capital universitaire ; l’émergence d’une nouvelle fracture entre filières « nobles » et filières roturières « repoussoirs »
LA CHUTE TENDANCIELLE DES MOYENS PEDAGOGIQUES ET DES DIPLOMES
Un rapport officiel publié en février 1996 sous le titre « L’étude stratégique n° 20 » (Ministère de l’Enseignement Supérieur) signale : « la modification de la tendance de l’évolution des effectifs d’étudiants avec son accélération depuis 1987 n’a pas été suivie au niveau des enseignants ( cf. tableau 1) … Il en est résulté une dégradation des taux d’encadrement des étudiants »
Conséquence : le nombre d’étudiants par enseignant s’est donc élevé régulièrement d’une moyenne de 12 pour 1 en 1976 à 17 pour 1 en 1993 et à 19,2 pour 1 en l’an 2000. Et ces taux globaux cachent des écarts encore plus prononcés entre les disciplines et les institutions « performantes » et celles qui sont en difficulté ou à la dérive.
Tableau 1.
Evolution des effectifs étudiants et enseignants
années |
66-76 |
76-86 |
86-96 |
|||
Taux
de multiplication des effectifs étudiants |
3 |
2.33 |
2.7 |
|||
Taux
de multiplication
des effectifs enseignants |
5 |
3.15 |
1.5 |
|||
Cette surcharge des groupes d’enseignement est allée de pair avec une baisse qualitative de l’encadrement puisque les enseignants universitaires, tous grades confondus, sont de moins en moins nombreux (cf. tab2) Ils sont progressivement remplacés par les professeurs du secondaire qui sont devenus en 1995 plus nombreux que les Assistants et les Maître – Assistants[7], d’une part, et par les contractuels[8]et les vacataires¸ d’autre part.
Tableau
2. La structure du corps des enseignants universitaires
Catégories* |
1984 |
1995 |
Corps B Corps A Divers |
60% 15% 25% |
54% 12% 34% |
*Les
enseignants du Corps B :Assistant et Maître-Assistant; Corps A: Professeurs et Maître de
Conférences; Divers : contractuels, vacataires, PES.
Détérioration quantitative et qualitative des conditions
d’enseignement dont on voit mal l’issue, d’autant plus que l’enseignement
supérieur ne trouve pas suffisamment d’enseignants qualifiés pour occuper les
postes ouverts[9] et que l’image du métier
d’enseignant- universitaire, fortement érodée par « la délégitimation
sociale » qu’il a subie ces dernières années, n’exerce plus son
attractivité d’antan sur les jeunes.
La confrontation des différents indicateurs de l’enseignement supérieur nous amène donc à penser que la démocratisation externe de l’université tunisienne, suite à l’inflation démographique du système, risque de ne pas avoir l’effet d’entraînement qu’on lui suppose sur la mobilité sociale des jeunes et des groupes sociaux intéressés.
La place accordée par le gouvernement tunisien, à travers « la politique d’insertion professionnelle de diplômés du supérieur » et l’institutionnalisation d’un système d’assistance financière ( le compte 21-21) pour les jeunes diplômés en difficulté, prouve à quel point le profit social et professionnel qu’on s’attend à retirer des diplômes universitaires tunisiens est aujourd’hui hypothétique. Et il ne fait aucun doute qu’on ne pourra entretenir l’illusion qu’un Baccalauréat attribué à 75% d’une classe d’âge ( en 2010), tel que décidé dernièrement, peut procurer des avantages analogues à ceux qu’il permettait d’espérer quand il était attribué à un petit peu plus du 1/3 des candidats.
LA FRACTURE ACADEMIQUE
L’université de masse des années 60 et 70 et le système éducatif tunisien, en général,
ont réussi dans une certaine mesure à lier l’expansion scolaire à la mobilité sociale ascendante, répondant ainsi à une forte demande sociale couplée à une politique étatique développementaliste. Ceci ne veut pas dire que cette fonction de l’université ait aujourd’hui complètement disparue, mais elle est en quelque sorte biaisée par un système dualiste qui trace une ligne de démarcation très nette entre deux espaces universitaires avec des trajectoires et des horizons sociaux distincts pour leurs usagers :
· Les institutions universitaires classiques où des formations voient se détériorer leurs conditions de travail et se dégrader la valeur marchande et l’image sociale de leurs diplômés ;
· Les écoles et instituts, peu nombreux, qu’on regroupe souvent sous le vocable de « pôles d’excellence », où la sélection des futurs étudiants, grâce au système d’orientation des bacheliers, et la formation finalisée assurent à ces derniers un capital universitaire dont le pouvoir de transaction sur le marché du travail et de recrutement des « élites » est largement plus performant.
La fracture académique condamne un certain nombre de disciplines à une sorte de logique de fonctionnement irrationnelle à la fois sur le plan pédagogique, scientifique et social. Les domaines concernés relèvent, en premier lieu, du bloc des disciplines classiques ( lettres, sciences humaines et sociales, sciences exactes), parmi les plus stratégiques pour le développement de la recherche et, partiellement, en second lieu, la médecine et les sciences de l’ingénieur.
En même temps qu’elle dévalue, cette fracture valorise les institutions qui échappe à la précarisation dont en particulier : l’école polytechnique, l’INSAT et quelques formations courtes assurées par les Instituts Supérieurs d’Etudes Technologiques mis en place grâce au crédit de la Banque Mondiale.
La dernière décision des autorités de réintégrer les étudiants exclus du 1°cycle et de leur permettre de poursuivre des études tente de préserver cette image d’un enseignement supérieur toujours ouvert aux enfants des classes défavorisées et où « tout le monde a sa chance »[10]. La popularité de telles décisions montre à quel point le système universitaire fonctionne également à l’idéologie en dissimulant subtilement - autant aux parents et aux étudiants qu’aux décideurs - sa fonction de reproduction des inégalités par la redistribution des étudiants dans le hiérarchie des filières, des diplômes et des destinées sociales signalée précédemment.
LA PRECARISATION DE LA VIE ETUDIANTE
La croissance exponentielle des effectifs a eu pour conséquence d’annihiler les efforts faits par l’Etat en matière de budget en faveur de l’enseignement supérieur à partir de 1987[11], puisque la dépense unitaire d’investiment a chuté de 585,1 Dinars en 1981 à 344,7 Dinars en 1994, et celle de la formation par étudiant de 1871 Dinars en 1992 à 1620 Dinars en 2000.
L’université tunisienne est-elle entrée dans une phase d’application du « plan d’ajustement universitaire » qui serait le pendant de la politique de réduction des investissements publics engagée, sur le plan économique, depuis plusieurs années par « le Plan d’Ajustement Structurel » ? En tout état de cause, le credo des crédits accordés par la Banque Mondiale pour la « Rénovation universitaire » est sans ambiguïté : la maîtrise des coûts et l’amélioration de l’efficacité interne du système universitaire tunisien.
L’une des conséquences la plus préoccupante de ces choix est la précarisation[12] de la vie étudiante que signale les résultats de l’enquête nationale du Ministère de l’enseignement supérieur intitulée « Les étudiants : leurs études et leur vie » : un document dont la lecture devrait faire réfléchir plus d’un. Cette enquête, qui a intéressé un échantillon représentatif d’étudiants répartis sur l’ensemble des universités du pays, nous apprend que la moitié environ des enquêtés sont mécontents ou critiques par rapport à leur environnement matériel, psychologique et pédagogique jugeant les moyens pédagogiques insuffisants, les examens et les évaluations injustes et pas fiables, les chances de réussite faibles, la disponibilité et l’encadrement des enseignants insatisfaisants.
Ajoutons que 53% de ces étudiants déclarent que « regarder la télévision » est leur activité « culturelle » principale, en dehors des cours, et 80% d’entre eux estiment avoir besoin d’une aide psychologique !
Ce mélange de détresse psychologique et de léthargie intellectuelle, qu’on perçoit nettement dans l’attitude générale des étudiants, pourrait trouver un début d’explication dans la manière avec laquelle ces derniers vivent, pratiquent et donnent sens à leur identité estudiantine.
S’il y a une conclusion qu’on peut tirer de l’étude sur le vécu des étudiants signalée précédemment, c’est qu’il y a de moins en moins de cohérence dans la configuration identitaire de l’étudiant. L’ajustement ou la conciliation entre l’image de l’étudiant, le métier, l’appartenance de classe et les aspirations politiques, qui fabriquaient l’identité de l’étudiant des années 60 et 70, ne fonctionne plus aujourd’hui.
Il est de même certain qu’on a sous-estimé les ravages, sur le plan de la culture citoyenne, causés par la campagne de « dépolitisation » tous azimuts de l’espace universitaire à partir de la fin des années 80.
En effet, le slogan officiel de « la politique hors des murs de l’université » trouvait sa justification dans la nouvelle donne politique inaugurée par « le Pacte national », signé par l’ensemble des partis politiques et personnalités nationales, qui voulait que le pluripartisme déchargea définitivement l’université tunisienne de son rôle de « champs politique de substitution ».
Cette nouvelle définition des rapports entre politique et université a bénéficié d’une sorte de consensus général impliquant le nouveau régime, les partis d’opposition reconnus, les enseignants et même du modus-vivendi des deux organisations syndicales estudiantines islamiste et gauchiste. Elle signalait également la transition du projet Bourguibien d’une université développementaliste et moderne à une approche libérale de l’enseignement supérieur.
LA MARCHANDISATION DU SAVOIR
Sans nier la désinstitutionnalisation et les violences qui ont marqué 20 ans d’histoire de l’université tunisienne, on ne peut que constater que l’essoufflement des projets politiques et des discours idéologiques, aussi bien de l’Etat que de ses contestataires, se sont accompagnés d’une dé-sémantisation du champ universitaire qui ne recouvrera désormais plus sa fonction de lieu de confrontation d’idées et de créativité.
Le vide laissé par cet état nouveau de flottement des valeurs et du sens de l’université était appelé, dans l’esprit des autorités, à être compensé par un programme d’activités culturelles en direction des étudiants. Sur un plan plus politique, l’implantation de l’organisation officielle des étudiants du Rassemblement Constitutionnel Démocratique, qui a vu le jour en septembre 1988, devait drainer à la cause du nouveau régime « les étudiants désabusés ou excédés par les agissements des extrémistes ».
Mais on peut dire que ni le succès rencontré par cette dernière dans les élections des représentants des étudiants dans les conseils de facs, ni les bizutages, concerts-rock et voyages organisés aux USA, ne sont arrivés à constituer une véritable alternative à l’embrigadement politico-idéologique passé. L’expérience universitaire de l’étudiant est loin d’être une initiation à la citoyenneté et un moment positif dans sa construction en tant qu’acteur de la société tunisienne, à un moment historique où cette dernière est fortement agitée par les ouvertures tous azimuts.
L’une
des conséquences immédiate de cette fragmentation identitaire est le mal,
souvent relevée par les parents et les pédagogues, qu’ont les étudiants à
formuler des projets d’avenir étant donné que le travail de construction
pratique de leur identité sociale est de en plus en plus long et difficile.
Ce qui fait que les amphis sont remplis d’étudiants, en majorité assidus et dociles, qui « gèrent » leurs études, c’est à dire qu’ils assistent aux cours, passent des examens, lisent ou révisent en évaluant le rapport qualité / prix, coefficient de la note / effort à investir, de chaque matière et de chaque discipline.
Le large trafic de sujets d’examens, découvert il y a 2 années à la faculté de Droit de Tunis, aurait dû pousser les responsables - au-delà du scandale et des incriminations souvent mal fondées – à dépasser l’épiphénomène pour comprendre ce qui se cache derrière ce type de comportement.
Dans ce type de rapport que tisse un nombre de plus en plus grand d’étudiants avec le savoir et l’institution universitaire, il y a sans nul doute un décalque du comportement de l’« acteur du marché » : calculateur, égoïste et utilitariste. Un modèle que les étudiants côtoient dans leur quotidien soit à la télévision, soit dans leur foyer ou dans les hypercentres commerciaux ; un modèle où règne le culte de la visibilité, de la compétition et du consumérisme. La logique de fonctionnement de l’espace public finit inexorablement par déteindre sur la logique universitaire qui s’est fondée jusque-là sur les valeurs de l’ équité des chances, l’effort méritoire et le sacrifice.
L’ASPHYXIE DES
CONTRE-POUVOIRS
Quand on mesure l’étendue des bouleversements et des dysfonctionnements qu’a connu le système universitaire tunisien, il nous vient naturellement à l’esprit un certain nombre de questions: quelle a été la réaction des enseignants face à cette situation ? Comment se sont comportées les structures pédagogiques scientifiques et le syndicat des enseignants ? Quels facteurs ont joué en faveur de cette gestion de plus en plus libérale de l’université ?
Un retour rapide sur les faits saillants de ces dix dernières années fait apparaître une stratégie de marginalisation des structures pédagogiques et scientifiques représentatives des enseignants qui s’est faite en 3 étapes :
1ére étape : En juillet 89 est promulguée une loi réorganisant les institutions d’enseignement supérieur sous la forme d’Universités.
Cette nouvelle structuration, qui était venue selon le Ministère répondre au besoin d’une gestion plus efficace d’un tissu universitaire de plus en plus étendue et complexe, avait déjà suscité à l’époque un certain nombre de réticences et d’appréhensions sur les aspects suivants :
- la nomination, et non l’élection, de Présidents d’université proposée par le texte risquait de s’accompagner « d’une atrophie des prérogatives et d’une confiscation des compétences des doyens et des directeurs », alors que la logique d’une plus grande autonomie universitaire recommandait « l’octroi (d’une partie) des prérogatives de l’autorité hiérarchique supérieure ( le Ministre) » à ces Présidents d’université.
- Le création d’un conseil d’université dont la moitié des membres est nommée et dont la composition rend le fonctionnement lourd et inopérant. Le corollaire à la mise en place de ce Conseil était la limitation des compétences des conseils scientifiques des établissements cantonnés plus que jamais dans leur rôle « consultatif »[13].
2éme étape : le fonctionnement des conseils d’université entre 89 et 2000 a confirmé les appréhensions signalées précédemment puisque les rares fois où les 100 à 150 membres de cette instance se retrouvait pour des réunions marathoniennes, c’était pour entériner ou s’informer, souvent faute de temps, des décisions et initiatives de l’autorité de tutelle.
Sur les questions délicates qui décident de l’avenir des institutions et des enseignants-chercheurs, en particulier les allocations budgétaires, la création des postes, la délimitation des effectifs des nouveaux étudiants, etc., les Présidents d’université ont fonctionné, contre la lettre et l’esprit du texte, avec un « conseil restreint » où ne sont convoqués que les Doyens et Directeurs. L’argument présenté à l’époque reposait sur le fait que c’était moins lourd et plus pratique. La phase qui suivra montrera que cette façon d’opérer, était annonciatrice d’une volonté claire de contournement des élus et d’asphyxie du léger souffle de contestation démocratique qui risquait d’émaner du Conseil de l’Université[14].
3éme étape : Ce tournant en matière de participation des enseignants et de leurs représentants à la gestion de l’Université trouve sa consécration en juillet 2000 quand l’Assemblée Nationale vota un amendement créant une nouvelle instance, le Comité Scientifique et Pédagogique, formé de tous les membres du Conseil à l’exclusion des représentants élus des enseignants-chercheurs.
La boucle inaugurée en 1989 est, sur ce chapitre, définitivement bouclée. Le Comité Scientifique et Pédagogique se réunira régulièrement durant toute l’année universitaire 2001, et les élus seront totalement jetés aux oubliettes.
Cette bureaucratisation et ce recul de la vie universitaire sur ces acquis démocratiques n’auraient pu se faire si la léthargie et la démotivation n’avaient largement gagné les rangs des universitaires.
Le contre-pouvoir représenté par le Syndicat de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique ( SNESRS ) a pratiquement disparu à partir de 1990.
En effet, la direction de ce syndicat avait entériné, sans grandes difficultés, les choix de la direction de la centrale, l’Union Générale Tunisienne du Travail, élue au Congrès de Sousse de 1989 : le gel des luttes syndicales et la mise en veilleuse des assemblées générales, des réunions des instances intermédiaires et même des Congrès nationaux.
De cette manière, le bureau exécutif du SNESRS élu pour 4 années, à l’instar d’autres structures nationales de l’UGTT, se retrouve 10 ans après, contre tous les règlements internes de l’organisation, encore à la tête des universitaires dont la renommée passée de masse critique et de conscience démocratique avaient été fortement érodée.
On pourrait ajouter également que la métamorphose identitaire, signalée chez les étudiants dans les paragraphes plus haut a, au cours des années 90, touché les enseignants-chercheurs. Et même s’il n’existe pas à l’heure actuelle d’étude sérieuse sur ce sujet, on relève un certain désengagement, pour ne pas dire démission, des universitaires par rapport à l’acte pédagogique, à l’activité de recherche et à la gestion scientifique au sein de plusieurs institutions.
DES REFORMES A LA MEFORME DE L’UNIVERSITE
L’état des lieux que nous avons brossé nous laisse supposer que le système universitaire tunisien est, depuis au moins une dizaine d’année, travaillée par l’influence conjuguée de facteurs tant exogènes qu’endogènes.
L’ « incontournable » mondialisation, aboutissement d’une évolution de plus en plus rapide des sciences et des technologies, a soumis la Tunisie à un rapport de force politico-économique généralement non maîtrisé et à une adaptation rapide et souvent incontrôlée de ses structures de reproduction aux premiers desquelles se situe l’université comme rouage fondamental dans la formation des cadres et dans l’élaboration des perspectives, des visions et des projets qui assurent le devenir de la société tunisienne.
La question qui nous vient immédiatement à l’esprit est la suivante : face à ce monde bipolaire qui opposera de plus en plus ceux qui contrôlent et possèdent le savoir et ceux qui en sont démunies ; peut-on considérer que l’université tunisienne s’y est préparée, qu’elle est capable avec ses moyens et sa configuration présente de relever ce défi ?
En d’autres termes, Il y a lieu de s’interroger si les fonctions traditionnelles de l’université gardent encore toute leur efficacité et leur pertinence avec une nouvelle architecture du savoir et de la connaissance caractérisée par :
- Une augmentation rapide du volume des connaissances et un rôle de plus en plus important dévolu à la science et à la composante intellectuelle ;
- Une demande croissante de la spécialisation à côté de la formation générale ;
- Une activité scientifique privilégiant l’interdisciplinarité et la recherche ;
Il a manqué, il est vrai, à l’occasion de cette décennie de bouleversements profonds du système universitaire tunisien un espace et des initiatives qui auraient par favoriser réflexion, étude et proposition et éviter à l’université de sombrer dans une Méforme générale occasionnée par une avalanche de Réformes technicistes, bureaucratiques et aux perspectives sociales et culturelles limitées.
Si la responsabilité de cette situation incombe surtout à l’autorité publique et étatique, force est de reconnaître que les enseignants, désormais perçus négativement et par l’Etat qui leur reproche leur manque de productivité et par les étudiants qui contestent leurs compétences pédagogiques et par les citoyens qui mettent en cause leur légitimité en tant qu’éducateur, n’ont pas su ou n’ont pas pu trouver, au niveau de leurs structures représentatives au premier chef desquelles le Syndicat de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique, un discours autre que celui de la revendication où la logique corporative et conservatrice a empêché le débat et la réflexion sur l’avenir de l’université d’avoir lieu.
C’est cet espace de débat[15] et d’échange qu’il s’agit de reconstruire et de reconquérir aujourd’hui en donnant la parole à tous les acteurs intéressés afin qu’ils puissent s’interroger sur le sens de l’université tunisienne et sur son avenir.
Moncef BEN SLIMANE
(
Membre du Conseil de l’Université/ septembre 2001)
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
- BELAJOUZA.M et ROMDHANE .M.N , « Les étudiants : leurs études et leur vie », Centre de Publication Universitaire, 1999.
- BEN KAHLA Karim (1999) « Analyse critique du rapport de la Banque Mondiale : l’enseignement supérieur en Tunisie »,
Revue Tunisienne des sciences de gestion, vol.1, n°1, mars 1999, pp 107- 134
- BEN SLIMANE. M et DHAHRI . N, « Réformes universitaires et mutations socioculturelles », Ministère de l’Education et des Sciences, projet FNRS-DGRST 92/91,mai1993.
- BEN SLIMANE. M et CHARRAD. F, « Les mots/maux de l’université Tunisienne », Réalités n°777, du 16 au 22/11/2000.
- KCHIR – BENDANA Kmar , 1990, « Aux origines de l’université Tunisienne : l’Institut des Hautes Etudes de Tunis »,
Revue d’Histoire Maghrébine, n°89-90, pp 97-106.
- SIINO.F , 1997, « La science tunisienne : au cœur du discours, aux marges de la société ? ». Monde arabe Maghreb Machrek, n°157, juillet- septembre 1997
- « L’université : enjeux et choix », Syndicat National de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique, polycopié, mars 1988.
- Etude Stratégique n° 20, « Le financement de l’éducation », Ministère de l’enseignement supérieur, République Tunisienne, février 1996.
[1] c’est-à-dire jusqu’à la publication par A. BEN DHIA, ministre de l’enseignement supérieur de l’époque, d’un projet de réforme intitulé « L’université tunisienne à l’horizon 2001 »
[2] Les citations sont empruntées à la terminologie souvent utilisée par le Président Bourguiba dans ses discours sur l’université.
[3] Si le mouvement islamiste
vit à l’université s’élever les boucliers aussi bien du pouvoir que de ses
opposants, c’est parce que l’idéologie islamiste obscurantiste rompt avec la
modernité et avec un consensus des acteurs de la scène universitaire, malgré
leurs divergences, autour d’un référentiel universaliste.
[4] Cf l’article de K. Ben Kahla : « Analyse critique du rapport de la Banque Mondiale : l’enseignement supérieur en Tunisie », Revue tunisienne des sciences de gestion, vol.1, n°1, mars 1999, pp 107- 134.
[5] La Banque Mondiale a accordé en 1992 un premier crédit de 75 millions de dollars pour financer la « Restructuration de l’enseignement supérieur tunisien »
[7] 15% de PES contre 12% d’enseignants du corps A.
[8] On est passé de 156 contractuels en 92-93 à 360 en 95-96.
3Depuis 1994, seuls environ 2/3 des postes mis annuellement en concours sont pourvus.
[10] On constate régulièrement qu’au sein de l’opinion universitaire, le phénomène de l’admission d’effectifs étudiants toujours de plus en plus nombreux donne lieu à des interprétations divergentes. Le discours développé à ce propos hésite entre l’optimisme des uns, généré par l’idée qu’on va dans la direction d’une plus grande égalité des chances, et l’inquiétude des autres convaincus de l’insuffisance très nette des moyens mis en œuvre pour parer à cette démographie estudiantine galopante.
[11] La part du Budget de fonctionnement supérieur par rapport au Budget total de l’Etat est passée de 4,8% en 1987 à 5,8%en 1994. De même, le budget de fonctionnement a augmenté de moitié au cours de la même période alors que le PIB n’a augmenté que de 35,8% (Rapport Etude Stratégique n°20)
[12] Le taux d’hébergement des étudiants est passé de 41,3% en 91/92 à 36,1% en 95/96 ; de même le nombre de bénéficiaires des bourses ou prêt public a baissé de 49,4% en 91/92 à 41,7% en 95/96.
[13] Cf. CHEKIR Hafidha, « Remarques brèves sur un projet controversé » , « Le Maghreb » n°123, p20
[14] Signalons également, sur un autre plan, que plusieurs mesures entrées en vigueur dans la réforme des maîtrises ont été dictées par des « experts » nommés par le Ministre. Ce recours à l’expertise ôte, sous le couvert de la compétence et de l’objectivité, aux structures représentatives traditionnelles, les départements et conseils scientifiques, leurs prérogatives. De même, elle a l’avantage de permettre à l’autorité de tutelle de prendre des décisions pédagogiques sans débat contradictoire permettant de cerner leurs limites et leurs effets pervers. Très rapidement, d’ailleurs, ces effets n’ont pas tardé à se manifester puisque différents départements de facultés sont en train de faire « la réforme de la réforme » des experts.
[15] C’est la seule une manière
pour ne pas se laisser enfermer dans les fausses alternatives mises
actuellement en avant telles que : gaspillage et laxisme intégral ou
élitisme et pôles d’excellences ; culture générale ou hyper
spécialisation ; déficit public ou privatisation ; centralisation à
outrance ou autonomie libérale.