Introduction
*Premier
constat
La
sensibilité nouvelle à un thème culturel et éthique celui de l'identité, en
général, et de l'identité dans ses manifestations spatiales (géographique,
urbaines, architecturales... corporelles). Pour ce qui nous intéresse, Il
existerait une relation entre l'apparition et le développement dans toutes les
parties du monde (et dans tous les systèmes politiques) et presque tous les
secteurs de la société, d’un mouvement de revendication, plus ou moins violent,
qui en appelle à la défense d'une identité et d'un espace.
*Second
constat :
Le constat du
chercheur-enseignant universitaire : Émergence du culturel dans l'urbain.
(question théorique) après l'hégémonie du fonctionnel - Durant plusieurs
décennies : la question urbaine, la ville, furent approchées sur le plan
théorique et pratique (ou opérationnel) en tant qu'espaces déséquilibrés et
défigurés. Si on prend l'exemple des villes maghrébines, l'approche dominante
des années 60-80 consistait en l'identification de la ségrégation urbaine, de
la "ruralisation de la médina", du sous-équipement des quartier
populaire, du déficit en logement... La solution consistait à planifier ou à
proposer une ville qui corrigerait les dysfonctionnements constatés. Un espace
urbain qui réaliserait la justice sociale et "la promotion de l'homme et
de la société" en réalisant des écoles, dispensaires, des logements
sociaux, des réseaux divers pour les habitants.
On peut dire que cet "idéal urbain", dont
l'arrière plan idéologique est le passage vers la modernité, a été relativement
réalisé dans un certain nombre de pays anciennement colonisés. Et pourtant, une
partie non négligeable, des villes où on pensait avoir concrétisé la
"réconciliation" c'est-à-dire le seuil et les conditions minimales du
"bonheur du citadin", on note un "malaise".
Ce malaise met en question "la
réconciliation", qu'on croyait accomplie, entre le citoyen et son
environnement urbain (aux différentes échelles : la maison, le quartier, la
ville, le territoire).
Le malaise s'exprime dans des formes différentes mais
il a pour axe central le binôme : identité/espace - qu'on soit à Grozny, à
Mantes-la-jolie, à Alger ou à Lima, la ville se transforme en un terrain
d'affrontement où appel à l'identité (culturelle, ethnique, religieuse,
politique...) et crise socio-urbaine s'alimentent l'un de l'autre selon le
principe des vases communicants.
Une première conclusion : Il est nécessaire de jeter
un regard neuf sur la ville et de se demander s'il est encore pertinent et
adéquat d'aborder la question urbaine théoriquement et opérationnellement avec
les mêmes instruments que dans le passé. Il s'agit de mettre un terme à
l'hégémonie et à la dictature des schémas fonctionnalistes, quantativistes et
unidimensionnels de l'analyse urbaine.
J. Poncet a eu ce sentiment prémonitoire, il y a 25
ans, quand dans une conférence à l'ITAAU, il déclarait à propos du
"syncrétisme urbain en Tunisie" :
"La Tunisie n'est qu'on tout petit canton de cet
univers déchiré en voie de mutation ou de gestation ; elle ne peut qu'être
pénétrée encore d'influences parfois mal assimilées... L'aspiration à la
modernisation, qui est aussi volonté de récupérer et de dynamiser à nouveau un
riche patrimoine culturel à l'intérieur d'un espace géographique et économique
dominé, réintégré par ses populations, c'est à la fois selon nous, le message
et le problème que livrent à notre réflexion les villes tunisiennes
d'aujourd'hui".
* Pratique (ou opérationnel) : La manière de faire
l'urbanisme dans notre pays (et dans différents autres contrées obéit à une
méthode qu'on pourrait résumer en deux actes principaux:
- " la mise à plat statistique" suivie “de
l'exercice de la planche de dessin" - c'est une réaction de
"mimétisme" ou de "copiage" qui reprend la démarche des SD
européens "de la 1ère génération" (1940-1970). L'objectif est de
construire "une image" (virtuelle) de ce que devrait être la ville à
un horizon t et de la traduire en plan. Il s'agit donc d'élaborer un diagnostic
de la situation présente du site en mettant en relief les déséquilibres
spatiaux, économiques et socio-démographiques. Ce diagnostic doit pouvoir
servir à l'urbaniste à corriger et à aménager les "effets" en vue
d'obtenir un site planifié "fonctionnel".
En général, ce type de planification urbaine est une
affaire d'experts et d'institutions et d'autorités administratives qu'on
consulte pour déterminer les besoins, enregistrer les doléances, les
suggestions et les critiques.
C'est
ce qu'on appelle "une planification urbaine descendante" dont
l'acteur principal reste l'Etat et ses représentants.
S'il
est vrai que les grilles d'équipement, les plan-programmes, les modèles
statistiques et démographiques sont intéressants ; il n'en est pas moins vrai
que l'organisation et la planification d'un site urbain .... quelle que soit
son échelle est une question complexe qu'on ne peut jamais réduire à une
arithmétique des besoins.
Pour
éviter "les erreurs" faites dans le passé en matière d'urbanisme, il
y a sûrement plusieurs chemins qui s'offrent à nous, une manière d'opérer qui
reste encore à préciser et à clarifier. Mais ce qui est certain c'est que les
dimensions culturelles, imaginaires et symboliques - sans négliger le côté
"confort" urbain " - ne peuvent plus être ignorées parce
qu'elles sont partie intégrante de la ville. Et pour pouvoir en tenir compte,
le meilleur moyen c'est de renverser la méthode de la "planification
descendante" et de partir de la consultation et de la négociation avec
tous les acteurs de la ville : du citoyen aux institution et organismes - Cette
démarche "ascendante" est d'abord plus intéressante et plus motivante
aussi bien pour le chercheur que pour l'expert ou opérateur car elle leur donne
les moyens de réfléchir sur le rôle des divers agents de l'urbanisation, de
leurs stratégies, de leurs mécanismes d'intervention et des enjeux qui les
rassemblent ou les opposent. Un des enjeux, aujourd'hui, stratégique est la
question identitaire.
*Troisième constat:
On se trouve, depuis
quelques temps déjà, face à un double phénomène qui nous amène à réinterroger
ce qu’est la territorialité. On observe à la fois la montée d’un certain
individualisme et la réaffirmation d’appartenances à des groupes restreints.
Ces deux mouvements contradictoires, peut-être parfois complémentaires l’un de
l’autre, questionnent, aujourd’hui plus que jamais, la dimension collective
de la territorialité.
Face à cet individualisme
manifeste (abandon de grandes valeurs collectives, éclatement de la famille,
recherche d’une “ réalisation de soi ”, comportements
individualistes, etc.), y a t-il encore une territorialité collective ?
quelle est-elle ? Face à l’affirmation d’une appartenance collective
restreinte (éclosion de groupes de sensibilités, d’affinités communes, ou bien,
à une autre dimension, revendications ethniques, régionalistes) y a-t-il encore une territorialité collective
transcendante ? Existe-t-il une territorialité supérieure, transcendant
les individualités et les particularités ?
Ce questionnement est à
resituer dans la problématique générale où l’on se demande si le territoire et
la territorialité participent de l’être ensemble et de l’échange ou
au contraire s’ils contribuent à les déstructurer voire les déchirer,
les détruire. Une des grandes questions posées actuellement à la territorialité
est de savoir quand le territoire et la territorialité créent un être
collectif, quand ils favorisent un repli sur soi ; comment ils peuvent
être un support et un ancrage à la fois du vouloir vivre ensemble, de valeurs
sociales communes et de la désagrégation sociale, de l’atomisation sociale.
Ce questionnement porte
ainsi également sur les raisons et les modalités, le lieu et le moment du
passage d’un territoire et d’une territorialité qui soient le refuge du soi, de
l’entre soi, de l’inclusion à un territoire et une territorialité qui soient le
refus de l’autre, de l’extérieur, l’exclusion.
Il s’agit avant
tout pour nous d’avancer dans la compréhension du phénomène territorial.
Quels sont les sentiments et les valeurs, les comportements et les pratiques,
indivet collectives attachés au territoire, à la territorialité ? Comment
s’organisent les relations sociales entre un individu, un groupe et son
territoire, entre des individus, des groupes, une société à propos de leur
territoire ? De quelle nature sont ces relations ? Quel en est le contenu?
Nous pensons en effet que
d’une manière générale, l’idée de communauté, de collectif ne va pas de soi. Et
nous pensons que, en particulier pour réfléchir sur la territorialité, on ne
peut pas en faire l’économie, il faut s’y arrêter de manière spécifique. Le
territoire et la territorialité constituent de tels prétextes aux
particularités intransigeantes, à l’enfermement d’individualités en même temps
qu’aux réifications de communautés, qu’il nous apparaît déterminant de
reconsidérer le rapport entre l’individuel et le collectif à leur sujet. C’est
d’ailleurs sans doute parmi les enjeux actuels les plus importants pour les
géographes et la géographie sociale.
L’urgence d'une réponse à
ces questions est sans doute due à la crise, au dérèglement voire de la
disparition des territoires - qu’il s’agisse du problème des banlieues, de la
désertification rurale, de l’imbrication des territoires régionaux et nationaux
dans l’espace mondial ou qu’il s’agisse des guerres civiles, entre nations,
ethnies, cultures...
Le territoire, parce
qu’il détient une part de collectif, constitue un formidable espoir. Cet
espoir se porte notamment sur une territorialité collective supérieure, transcendante
(qui est celle de l’Etat, de la nation).
Même s’il est par
certains aspects notoirement en crise, le territoire reste le principe de base
qui régit la communauté suprême, la communauté politique telle que nous la
connaissons : “ Le territoire est un espace unifié de pouvoir,
transcendant les formes spatiales d’occupation, d’organisation et de propriété
du sol. Il est ce qui transcende tous les principes de division, de
segmentation des groupes sociaux qui composent la collectivité nationale. Le
territoire est une représentation, il est le symbole de la formation sociale et
l’instrument de son identification dans la figure d’une communauté ” .
[ORTIZ, 1994 : 186].
Dans cette situation où
la territorialité peut-être encore assignée à une fonction sociale supérieure,
il nous semble intéressant de savoir comment des individus légitiment,
justifient leur rapport à une territorialité collective , c'est à dire à la
fois comment ils expliquent ce rapport (sa justification) et justifient son
bien fondé (sa “ justesse ”).
En fait, il faut revenir
au noeud problématique qui supporte tout ce questionnement : la
problématique de la territorialité et de l’identité. Chacun des aspects
de notre questionnement se pose en fait à partir de la problématique
identitaire : l’articulation de l’identité individuelle à l’identité collective,
le passage de l’identité individuelle à l’identité collective, la construction
et l’affirmation d’une identité collective locale, l’existence et le lien
aujourd’hui des individus à une identité transcendante.
Problématique
territoriale et problématique identitaire
Pour appréhender cette
vaste et complexe problématique de la territorialité, il nous faut formuler 4 hypothèses:
hypothèse 1: La territorialité à la fois relève et participe d’une construction
identitaire.
hypothèse 2: En tant qu’appropriation spécifique d’un espace par un individu et
un groupe, elle est marquée et faite de l'identité (politique,
économique, religieuse ...) de ceux-ci,. En retour, et dans un mouvement
continu d’interactions, elle constitue un marqueur identitaire (au même
titre qu’une langue par exemple).[1]
hypothèse 3: L’investissement symbolique[2]
effectué dans le territoire et la territorialité est tel que tout individu,
tout groupe est prêt à le préserver par tous les moyens. Et ce d’autant plus
que ces significations, cet “ encodage culture ” sont inscrits dans
une histoire, dans une mémoire - histoire et mémoire particulières à des
individus - et se traduisent matériellement, prennent des formes sensibles particulières
à des individus.
hypothèse 4: Les identités sociales
s’élaborent toujours dans le rapport à l’altérité, à l’autre, à la
différence. De même le territoire se re-compose en fonction de l’autre qui est
considéré, tel qu’il est, tel qu’il s’impose, tel qu’on se le représente...
Toutes les identités sociales et par conséquent l’identité territoriale,
résultent ainsi d’une situation donnée, d’une stratégie du moment, elles
constituent un montage, un compromis provisoires.
Si on opère
un retour en arrière dans l’histoire des idées et des théories qui ont cherché
à maîtriser le système de relations qui se met en place entre un ou des
individus et leur environnement ou entre des individus à propos de leur
environnement ; on remarquera, qu’avant la naissance du concept de
territoire, c’est la notion de d’Espace
qui fut largement utilisé et travaillé par les théoriciens.
L’espace se
représente comme une idée kaleidoscopique dont chacune des facettes est
éclairée par une discipline qui lui confère ou attribue ainsi une définition,
un contenu.
D’une façon
générale ( et un peu
superficielle) ; la géographie considère l’espace est ce qui forme la
surface de la terre. La géométrie le définit comme le système où toutes les
places possibles occupées par des objets ou des points. Quant à la psychologie,
son point de vue est que l’espace est le résultat de la perception du monde et
des choses et la représentation qui s’en dégage. D’autres disciplines encore
tels que la sociologie, l’architecture, ou l’anthropologie ont elles aussi
participé à cet effort de clarification et de définition de l’Espace.
Ce que nous
pouvons , c’est que l’espace –quelque soit le champs disciplinaire où il
s’inscrit- fait intervenir trois dimensions fondamentales, trois paliers de la
réalité :
La matière
sous ses trois formes : sociale, liquide, gazeuse
Le champ de
la perception et de la représentation
(en 3 dimensions)
L’esprit
humain qui confère une signification, un sens à l’ensemble.
L’interaction
entre les trois dimensions peut être représenté par le schéma suivant :
Individu Groupe Société |
||||
|
Sens, Signification
LA
DEFINITION DU TERRITOIRE :
A.1. Les
précurseurs :
Avant de
forger le concept de territoire, plusieurs disciplines et recherche ont cherché
à élaborer des outils et les notions capables d’expliciter l’interaction entre
les hommes et l’espace qui les supporte et les enveloppe.
Ces notions
peuvent être considérées comme les ‘‘ancêtres’’ ou les ‘‘cousins’’ au sens
théorique et épistémologique de la notion de territoire.
Cette
dernière étant une tentative de les fédérer et de les synthétiser en une seule
entité conceptuelle.
Parmi toutes
les notions existantes, nous avons retenu celles qui nous semblent les plus
pertinentes et les plus en rapport avec le contenu de cours. C’est à dire
celles qui ont tenté de répondre aux questions suivantes : Quelle est la
véritable nature de l’espace ? Quelle est le sens de l’action humaine
engagée dans cet espace ? Quel statut accordé à l’interprétation
(représentation) que les hommes donnent à leur relation avec cet espace, à leur
place dans cet espace ?
On examinera
donc :
A.1.1 :
La place de l’espace dans la philosophie
A.1.2 :
L ’ ‘‘espace perçu ou représenté’’ (
Antoine S. BAILLY)
A.1.3 :
L’espace de vie ou ‘‘espace vécu’’ (Armand FREMONT )
A.1.4 :
L ’ ‘‘espace vital’’ (de Kurt LEWIN)
A.1.5 :
‘‘ La bulle’’ (d ’Edward T. HALL ‘‘La dimension cachée’’)
A.1.6 :
‘‘ Les coquilles’’ ( d ’Abraham MOLES)
A.1.7 :
‘‘ La morphologie spatiale’’ (d’Emile DURKHEIM)
A.1.1 :
La place de l’espace dans la philosophie:
A.1.2 :
L’ ‘‘espace perçu ou représenté’’ (
Kévin LYNCH et Antoine S. BAILLY)
Les objets privilégiés de la recherche sur le thème du
territoire sont essentiellement l’espace vécu (ou l’espace de vie), l’espace
perçu (ou représenté) et l’espace social. On cherche d’abord à identifier quel
est l’espace vécu, c’est-à-dire l’espace pratiqué par les individus au
quotidien, les espaces concrets parcourus de différente manière et pour
différentes fonctions. Puis on analyse comment ils perçoivent ces espaces,
quelles signifiet quelles valeurs ils leur attribuent, de quelles charges
sociales, culturelles, émotionnelles, ils les investissent. On tente ainsi de
resituer cet espace dans ses réseaux sociaux généraux et particuliers.
Antoine
BAILLY s’est particulièrement attaché à développer cette approche (sur laquelle
il a basé l’analyse des représentations de l’espace). Il s’agit pour lui
“ d’interroger les individus sur leur vécu spatial afin de révéler leurs
tensions, leurs désirs et l’intériorisation de leur vécu ” et donc de
“ déceler les expériences du vécu à travers des données individuelles (et
non agrégées) et subjectives (et non objectives) ”. [1986 : 168-169].
Cette approche qui pourrait également être qualifiée d’existentialiste
“ s’intéresse à “ la raison
(“ intelligence ”) du corps, du cœur, de la volonté, [qui] s’exprime
aussi - inconsciemment peut-être - dans les dispositions habituelles ”.
[BUTTIMER, 1979 : 244, 247].
Les
réflexions dans ce domaine se sont faites autour de plusieurs axes. Les études
de Kevin Lynch ont contribué à montrer la fonction sociale et affective de l’espace urbain. Tout
n’est pas ressenti de la même manière par tout le monde dans une ville,
beaucoup de traits échappent à l’attention. Chacun a son image de l’espace qui
dépend à la fois des caractères de la personne qui la met en place, de la
clarté des plans, de la qualité des formes et de la lisibilité de cet espace.
C’est d’ailleurs la “ lisibilité ” qui, par ce qu’elle renvoie du
monde extérieur aux représentations qu’on a été habitué à en donner, témoigne
du poids des structures mentales de notre aptitude à découvrir la clef des paysages. On s’aperçoit aujourd’hui de la multiplicité
des liens qui se tissent entre la société et les lieux, et que l’individu
apprend à interpréter au cours de sa socialisation.
A.1.3 :
L’espace de vie ou ‘‘espace vécu’’ (Armand FREMONT )
A.1.4 :
L ’ ‘‘espace vital’’ (de Kurt LEWIN)
C’est dans
l’œuvre de Lewin que l’on trouve les premières bases théoriques d’une
conception de l’espace ordonnée comme un modèle d’analyse sociale : la
notion d’environnement, articulée à
l’idée d’espace vital, est proposée comme un facteur déterminant du comportement humain. La contribution
essentielle de Lewin réside dans le principe d’interdépendance entre la personne et l’environnement –
principe qui sert de base à l’interprétation des processus psychiques. Le
concept d’espace vital (life space) traduit donc le fait que toutes les
conduites sont fonction de l’environnement : l’espace vital est défini
comme le fondement de l’interaction entre la Personne et le Milieu : C = f
(PM). Il englobe tous les facteurs qui déterminent la conduite d’un individu
dans une situation donnée.
Ce concept
prend chez Lewin différents sens : tout d’abord, comme système
d’interactions entre l’individu et son milieu, en ce cas, l’environnement est
entendu comme une grandeur indépendante, un espace physique, géographique,
matérialisé objectivement. Mais le plus souvent, la notion d’environnement
désigne pour Lewin l’environnement “ psychologique ” , c’est-à-dire
“ tel qu’il existe pour l’individu ”. Dans ce cas, l’environnement
n’est pas seulement déterminé par ses caractéristiques objectives, mais par les
propriétés liées à la conduite d’un individu dans l’espace. Dans
“ l’espace vital ”, l’environnement est envisagé seulement dans la
mesure où il influence la conduite pendant un temps déterminé ; les
nombreux phénomènes qui n’interviennent pas dans l’espace vital ne sont pas
pris en compte . Lewin conçoit en outre une zone frontière (foreignbul) de
l’espace vital qui englobe des facteurs du milieu physique et social dans la
mesure où ils concourent à déterminer l’état de l’espace vital. Lewin est le
premier à proposer une approche théorique qui mette l’accent sur
l’interdépendance des événements psychologiques à l’intérieur d’un champ de
valeurs déterminant les conduites personnelles dans l’environnement.
Lewin reste un point de départ et de référence pour
les études psychosociologiques de l’espace qui reprennent son approche comme un
exemple concret de ce champ topologique des valeurs. L’espace topologique qu’il
avait proposé reste par essence vague dans sa formulation même, puisque c’est
une matière de l’esprit, mais en tant qu’espace psychologique, il assure une
double fonction : c’est à la fois une réécriture de la topographie et une
concrétisation des images, du perceptif à l’intérieur de cet espace.
A.1.5 :
‘‘ La bulle’’ (d ’Edward T. HALL ‘‘La dimension cachée’’)
Les
recherches sur l’utilisation de l’espace ont attiré l’attention sur la notion
de “ monde familier ” (Anderson), défini comme l’ensemble des
personnes ou des objets familiers associés à un espace ; il peut varier
d’un individu à l’autre. Cette zone dotée d’une charge émotionnelle a été
décrite en termes de bulle (Hall), de coquille (Moles), de zone tampon
(Horowitz) ou simplement d’espace personnel.
L’espace
personnel est basé sur l’idée que le corps vivant ne se limite pas à la surface
de la peau. Il est entouré d’un espace péricorporel dessinant une zone autour
de lui et dans laquelle s’inscrivent ses mouvements. L’espace personnel englobe
une portion d’espace autour de l’individu qui ne peut être pénétrée par autrui
sans provoquer des réactions de défense. Cette zone n’est franchie que dans
quelques situations exceptionnelles comme l’intimité ou l’agressivité. Ces éléments ont permis de préciser la notion
de “ privatisation ” (Alexander, Rapport, Sommer) comme fondamentale
pour la préservation de la personnalité. Cette notion est constamment impliquée
dans l’aménagement de l’espace, en particulier dans les processus
d’appropriation. Sans revenir sur
l’ensemble des études faites sur ce thème, retenons simplement les divers
aspects de ce concept. Pour Sommer, l’espace personnel est “ une zone
chargée émotionnellement, une “ aura ” qui aide à régler le
comportement spatial des individus ; c’est aussi l’ensemble des processus
par lesquels les gens marquent et personnalisent les espaces qu’ils occupent ” ;
il parle de l’espace personnel comme d’un portable territory : territoire
portatif. Hall, quant à lui, appréhende le concept en ayant recours à une
image : celle d’une bulle qui entoure chacun d’entre nous et à l’intérieur
de laquelle nous vivons et nous nous déplaçons.
Ce sont les
anthropologues et Hall notamment qui ont
observé les modes d’utilisation de l’espace en fonction des cultures ; ils
ont constaté que selon les situations on retrouve chez l’homme, sous des
aspects culturels et symboliques, les
distances notées chez l’animal. Ainsi, dans une conversation, par exemple, un
Anglais qui parle à un Français se trouvera continuellement en position de
retrait pour éviter les “ postillons ” du Français qui estimera,
quant à lui, que l’Anglais se comporte d’une manière froide et distante à son
égard. Pour la culture occidentale, on peut distingue schématiquement plusieurs
distances : publiques, sociales,
personnelles, intimes, qui correspondent à une relation affective et sociale
entre individus. La perception en est chaque fois différente. Ces distances ont
été appréciées par Hall sur une population blanche de la moyenne bourgeoisie de
la côte Est des Etats-Unis. Dans la vie quotidienne, elles se manifestent par
toute une série d’attitude. Le sujet
défend l’accès de son territoire par l’intermédiaire de la porte qui joue un
rôle important dans la limitation du territoire. Elle permet de communiquer ou
non avec l’extérieur. Les rites d’accueil de l’étranger (à l’intérieur) se
situent dans un espace intermédiaire, semi-public : l’entrée. Mais, même
après avoir été introduit dans l’appartement, l’étranger va rester à distance
en attendant qu’on lui indique une place.
A la distance
intime, les corps entrent en contact direct et la communication verbale devient
secondaire. Par contre, des sujets qui ne se connaissent pas se placent
normalement à une distance dite personnelle de l’ordre du mètre. Lorsque cette
distance ne peut être respectée, comme dans les ascenseurs, par exemple, des
mécanismes de défense entrent en jeu : on se raidit, on porte son regard
au loin, car les distancese resserrent et la “ bulle ” de chacun est
comme comprimé (Schwach). Lorsque la bulle reprend son volume, la tension
musculaire disparaît et la communication verbale peut reprendre. L’idée d’espaces
péricorporels qui nous protège des autres ne se limite pas seulement au
vêtement, mais peut aussi s’étendre à la voiture, véritable prolongement de
l’image du corps : celle-ci ne saurait être frôlée de trop près sans
provoquer des réactions d’agressivité comparables à celles qui naissent lorsque
la distance “ personnelle ” n’est pas respectée. De même, si un coup
est donné à la voiture, il est ressenti par son propriétaire comme la
manifestation d’une attaque dirigée contre lui.
Entre deux
groupes hétérogènes, s’établit aussi une
distance sociale qui permet à chacun d’avoir une certaine autonomie, mais qui
n’interdit pas l’échange. Elle s’établit lors de transactions à caractère
impersonnel. Lors d’échanges. plus
formalisés, apparaît la distance publique. Elle peut être considérée comme une
forme atrophiée de la distance de fuite ; la désaffection très courante du
premier rang dans les amphis illustre
très bien ce phénomène. La distance intervient donc dans la relation tout comme le choix des positions respectives, tel
qu’il a été montré dans les expériences de Sommer. Par ailleurs, l’espace
véhicule des éléments de culture dans les relations historiquement définies de
l’être humain et de son environnement. Si l’on considère le phénomène des vacances, on verra que le rapport à
l’espace change en fonction des individus : ainsi, les Scandinaves, les
Allemands recherchent volontiers la Nature dans ses manifestations brutales et
directes, ils voient dans les vacances l’occasion de retourner aux sources de
la vie, de faire un plongeon dans un primitivisme retrouvé. Ils rendent hommage au soleil, à la forêt,
aux eaux, et s’y perdent volontiers de longues heures. Le goût des Anglais pour
le soleil est au moins aussi fort, mais il est moins marqué pour la recherche
de l’authenticité, de “l’ensauvagement ”.
Les parcs,
les bois fréquentés par les oiseaux, la nature aménagée, domestiquée est plus appréciée. Les Français, quant
à eux, manifestent un engouement
particulier pour le “ point de vue ” d’où l’on embrasse des paysages
lointains, des successions d’horizons bleutés. Ils affectionnent également le
pèlerinage des églises, des châteaux,
des vieilles villes comme des gens
formés à la perception des valeurs du passé. Les Italiens ont à cet égard un
peu les mêmes réflexes, mais la nature n’est pour eux appréciée que si elle
offre des refuges plaisants, ombragés aux heures chaudes de la journée. Les
points de vue demeurent déserts, sauf si la nature est magnifiquement
aménagée.
(Schwch).
Lorsque la bulle reprend son volume, la tension musculaire disparaît et la
communication verbale peut reprendre.
L’idée d’espace péricorporel qui nous protège des autres ne se limite pas seulement au vêtement, mais
peut aussi s’étendre à la voiture, véritable
prolongement de l’image du corps : celle-ci ne saurait être frôlée
de trop près_sans provoquer des réactions d’agressivité comparables à celles
qui naissent lorsque la distance “ personnelle ” n’est pas respectée.
De même, si un coup est donné à la voiture, il est ressenti par son
propriétaire comme la manifestation d’une attaque dirigée contre lui.
Entre deux groupes hétérogènes,
s’établit aussi une distance sociale qui permet
à chacun d’avoir une certaine autonomie,
mais qui n’interdit pas l’échange.
Elle
s’établit lors de transactions à caractère impersonnel. Lors d’échanges plus
formalisés. Apparaît la distance
publique. Elle peut être considérée comme une forme atrophiée de la distance de fuite ; la désaffection très courante
du premier rang dans les amphis illustre
très bien ce phénomène. La distance
intervient donc dans la relation tout comme le choix des positions respectives, tel qu’il a été montré dans les
expériences du Sommer. Par ailleurs, l’espace véhicule des éléments de culture dans les relations historiquement
définies de l’être humain et de son environnement. Si l’on considère le phénomène
des vacances, on verra que le rapport à l’espace change en fonction des individus :
ainsi, les Scandinaves, les Allemands recherchent volontiers la Nature dans ses
manifestations brutales et directes, ils voient dans les vacances l’occasion de
retourner aux sources de la vie, de
faire un plongeon dans un primitivisme retrouvé. Ils rendent hommage au soleil, à la forêt, aux
eaux, et s’y perdent volontiers de longues heures. Le goût des Anglais pour le
soleil est au moins aussi fort, mais il est moins marqué pour la recherche de
l’authenticité, de l’ensauvagement ”. Les parcs, les bois fréquentés par
les oiseaux, la nature aménagée, domestiquée est plus appréciée. Les Français,
quant à eux, manifestent un engouement particulier pour le “ point de
vue ” d’où l’on embrasse des paysages lointains, des successions
d’horizons bleutés. Ils affectionnent également le pèlerinage des églises, des
châteaux, des vieilles villes comme des gens formés à la perception des valeurs
du passé. Les Italiens ont à cet égard un peu les mêmes réflexes, mais la
Nature n’est pour eux appréciée que si elle offre des refuges plaisants, ombragés
aux heures chaudes de la journée. Les points de vue demeurent déserts, sauf si
la nature est magnifiquement aménagée.
Tout ceci indique combien l’espace
est chargé de culture, combien il varie selon les sociétés et selon les
systèmes de valeur et de socialisation. Il est bien évident que ce que l’on
perçoit, ce que l’on apprécie dans la nature, dans un monument, dans un paysage
ce sont les traits que notre éducation y a déposés et que nous déchiffrons
directement lorsque nous découvrons un nouvel environnement. Ainsi,
l’expérience du monde extérieur ne prend de sens que si elle est lisible, que
si elle évoque des résonances et nous renvoie à des sentiments, à des notions,
elles-mêmes apprises en fonction du milieu
dans lequel nous vivons. Les valeurs que la société attache à l’espace sont
donc très diverses : on peut apprécier l’espace en fonction des
jouissances qu’il procurer et qu’on
apprécie – on parle de qualité du milieu et de l’environnement – on est
sensible aux sentiments qu’inspirent la nature, la campagne, la ville, aux
mouvements affectifs que le sens de la familiarité avec les lieux développe. On
peut ainsi valoriser l’espace en tant qu’il véhicule des éléments culturels : l’espace n’est plus alors
apprécié pour lui-même, mais pour les activités sociales qu’il support
d’activités et de positions par rapport aux membres de la société qui
l’utilisent.
A.1.6 :
‘‘ Les coquilles’’ ( d ’Abraham MOLES)
Moles utilise
cette notion dans un sens légèrement différent. Partant d’une certaine forme de
l’espace qui est le “ lieu de mon corps ”, il souligne l’importance
de ce qu’on appelle l’espace péricorporel. Il
considère l’homme comme au centre d’une sorte d’oignon dont il établit les couches
successives, celles que la perception construit autour de lui quand il agrandit
sa sphère d’action.
Moles donne
donc au personnel space une teneur beaucoup plus concrète : il saisit
l’homme dans son environnement perçu comme un système perspectif de propriétés
que celui-ci répartit sur des zones qui s’éloignent peu à peu de lui. Il
définit ainsi des coquilles de l’homme “ qui représentent, dans une
psychologie sociale profonde, les vecteurs de son appropriation de
l’espace ”. Chacun construit donc autour de lui un certain nombre de
coquilles dont la couche la plus proche est la peau, limite du corps propre qui
constitue la frontière de l’être ; elle détermine la différence entre Moi
et le Monde. En partant du vêtement qui se présente comme une extension de la
peau, Moles recense successivement ces coquilles, le geste immédiat, la pièce
de l’appartement, l’appartement, le quartier, la ville et l’idée du centre
ville, la région, la nation et, enfin, le vaste monde, “ la zone de voyage
et d’exploration, l’inconnu plus ou moins connu, le réservoir du nouveau ”. Dans cette
analyse, Moles propose une typologie de l’espace propre qui reposur une
approche phénoménologique de la réalité : l’espace y est envisagé comme le
résidu très primitif d’une dialectique de l’expansion et du repli sur soi-même.
Enfin,
signalons l’étude de Horowitz, Duff et Stratton . Ils ont cherché à savoir, à
partir d’une étude expérimentale, quelle était la forme de cette bulle qui
représente l’espace personnel : un sujet s’approche soit d’un objet soit
d’un partenaire qui reste immobile, et l’expérimentateur note à quelle distance il s’arrête de cet objet ou
de ce partenaire. Cette expérimentation leur a permis de définir l'espace
personnel comme une body buffer zone : une zone tampon autour du corps, de
l'ordre de 30 à 50 cm selon les situations.
Toutes ces
études montrent que la notion d’espace personnel illustre une situation
existentielle commune à tous ; chacun vit à l’intérieur d’une bulle, d’une
coquille, d’un espace qui “ colle ” à lui et dans lequel il se meut.
On peut donc dire que l’individu occupe non seulement un
“ co-volume ” incompressible, comme le fait un objet solide, mais
aussi une zone d’influence, un domaine propre, un territoire d’action.
Le paysan
dans son champ, l’aliéné dans sa chambre, le prisonnier dans sa cellule, le malade
dans son lit, l’habitant dans son appartement, l’ouvrier dans son atelier se
trouvent de quelque façon disposer, même si c’est de façon provisoire et
révocable, d’un espace propre (Eigenraum) qu’ils organisent et aménagent et qui
s’oppose dialectiquement au décor, aux alentours, aux domaines des autres.
A.1.7 :
‘‘ La morphologie spatiale’’ (d’Emile DURKHEIM)
C’est en tant qu’il est forme(s)
et morphologie (s) que le territoire participe expressément de
l’existence et du maintien du collectif. La configuration concrète d’un espace
(nature du relief ou importance des réseaux de circulation par exemple) agit
sur les relations à l’intérieur d’une communauté. Bien sûr, dans le même temps,
toute communauté a une vie collective qui s’exprime par des formes physiques
(habitat dispersé ou concentré, caractéristiques des espaces publics...).
Toutefois, la notion et la problématique des formes et des morphologies nous
paraît, sous sa simplicité apparente, très complexe.
Cela est peut-être dû au
fait que certains ont fait de l’espace essentiellement une forme, des formes,
sans nécessairement en faire une clef de lecture satisfaisante. De la même
façon qu’il écrit que tout est spatial, Raymond LEDRUT écrit que “ tout
est forme ” : “ le monde de l’Espace est en effet le monde
des Formes puisque aucune Forme n’existe sans l’Espace et puisque l’Espace vit
par les Formes, de toutes espèces ”. “ Le social est déposé dans la
morphologie ”. [1987 : 135, 143, 144]. Mais l’emploi semble être
surtout épistémologique, (qui aide à comprendre et expliquer ce qui est observé
- que ce soit chez R. LEDRUT ou même chez G. SIMMEL [REMY, 1989 : 1995])
et rester relativement trop métaphorique. Que faut-il entendre par forme ou
morphologie spatiale ?
Il s’agissait pour le
fondateur de la sociologie française de prendre en compte “ les formes
sensibles, matérielles des sociétés, c’est-à-dire la nature de son
substrat ” [DUKHEIM in MUCCHIELLI, ROBC, 1995 : 114]. Cette
“ morphologie sociale ” devait essentiellement porter sur les
caractères socio-démographiques des sociétés (volume, densité, étendue de la
population, frontières entre les groupes...). On sait par ses travaux,
notamment sur le suicide, que DURKHEIM a en fait chercher à mettre en relation
les phénomènes de densité sociale avec l’état des institutions et des règles
morales ? Ainsi, les conditions climatiques par exemple peuvent favoriser
une cohésion sociale et par exemple une surveillance des membres du groupe les
uns par les autres et donc un respect particulier des normes sociales.[3]
Il n’est cependant pas
question pour DURKHEIM de déduire un quelconque déterminisme des formes du
milieu ou de la morphologie sociale. Les institutions sociales réinterprétent
les influences du milieu : “ Le milieu et les représentations
collectives doivent non seulement être en compatibilité réciproque, mais elles
doivent aussi être capables, sous peine d’être inefficaces, d’informer des
pratiques sociales ”. [...] “ L’espace est une médiation par
excellence dans la mesure où il est impliqué à la fois dans le milieu et dans
les représentations collectives et celles-ci, tout en étant autonomes, ne sont
opérantes et stabilisées qu’à travers leur inscription dans la
matérialité ”. [REMY, 1991 : 48].
A cette même époque, où
sont posées des problématiques sociales fondamentales, cette préoccupation de
l’espace agissant comme “ formes spécifiques par lesquelles les sociétés,
en tant que telles, se conservent ” est également présente chez Georg
SIMMEL : “ Le facteur dont l’idée se présente le plus immédiatement à
l’esprit pour rendre compte de la continuité des êtres collectifs, c’est la
permanence du sol sur lequel ils vivent. ” Le territoire, en tant que
“ substrat durable ” conserve l’unité du groupe malgré les
changements qu’il subit. [1981 (1896-1897) : 173, 175-176]. Comme
DURKHEIM, SIMMEL envisage un rapport dialectique entre le fondement social et
les formes spatiales : “ l’unité dont il s’agit ici est toute
psychique, et c’est cette unité psychique qui fait vraiment l’unité
territoriale, loin d’en dériver. Cependant, une fois qu’elle s’est constituée,
elle devient à son tour un soutien pour la première et l’aide à se
maintenir ”. La communauté de sang et la communauté de territoire se
garantissent l’une l’autre. [ Ib. : 1976].
A.1.8 :
‘‘ La formation socio-spatiale’’ ( de Guy Di Méo)
Parmi les nombreux
apportsdans la réflexion sur le concept de territorialité, il faut faire une
place particulière au concept de formation socio-spatiale mise au point
par G. DI MEO[4]. La formation socio-spatiale est cet “ espace
du troisième type entre un univers strictement subjectif et un univers
essentiellement objectif, rencontre sociale de ces deux mondes, intelligible en
tant que chose formelle a priori, mais matériellement balbutiante, jamais
identifiée dans le détail et collectivement par les sens [...] [1991 :
203-204]. G. DI MEO part des structures territoriales objectives (espaces
économiques, politiques, administratifs, idéologiques et des interactions entre
ces espaces) auxquelles il confronte ce qu’il appelle les métastructures
socio-spatiales (qui recoupent “ l’ensemble de nos espaces perçus, vécus
et imaginés dans le cadre de nos rapports sociaux ” [Ib. : 198]).
A.2 : Les apports de
l’éthologie à la définition du territoire
Par rapport aux notions
envisagées précédemment, d’une certaines manière, la territorialité les
renferme toutes. La territorialité est une sorte d’épure, comme une
réduction, un condensé de tous les éléments contenus dans les autres notions -
mais un condensé à partir duquel il est possible de reconstituer des caractères
spécifiques (les idées de paysage, d’environnement, de terroir ... participent
toutes à la définition de la territorialité et de ce fait, celle-ci est quelque
chose de plus que chacune de ces idées). Un tel “ précipité ” (parfois
“ explosif ”) constitue un révélateur extraordinaire et privilégié
des relations entre un individu, une société et son territoire quand celles-ci
sont poussées dans leur logique, leur retranchement.
Seul en fait le concept
de territorialité semble ici satisfaisant : c’est véritablement les
caractères attribués à la territorialité tant par le sens commun que par la
connaissance scientifique qui correspondent au point de départ et au point de
convergence de tous les questionnements envisagés dans ce cours.
C’est la
démarche éthologique qui a mis en évidence l’importance de la notion d’espace.
Elle révèle en particulier que le comportement animal est sous-tendu par un
besoin fondamental ; celui de disposer d’un territoire et de maintenir une
certaine distance par rapport à autrui.
Howard a
introduit l’idée d’un comportement territorial ; depuis, l’instinct du
territoire chez les animaux a été abondamment étudié. Voici quelques-uns des
apports les plus révélateurs : l’animal établit sa présence par la délimitation
d’un territoire ; il marque ainsi son espace et en défend ’entrée par des
attitudes et des comportements significatifs. Vis-à-vis d’un attaquant, le
territoire la zone de référence qui
permet de se repérer et de se défendre : sa dimension doit être telle que
l’animal puisse en contrôler les frontières ; ceci implique qu’une partie
des limites soit protégée par des obstacles.
Le territoire
doit aussi, par sa disposition, permettre une position avantageuse pour celui
qui s’y trouve et surtout garantir une zone de repli. Howard, qui a beaucoup
étudié l’animal sauvage en captivité, a noté que la restriction de l’espace
entraîne chez cet animal un état de
désarroi qui peut aller jusqu’au refus de se reproduire, de s’alimenter et même
jusqu’à la mort.
Certaines
recherches ont précisé le rôle du territoire dans les comportements. Calhoun a
étudié l’influence de la densité sur le comportement d’une population de rats.
L’expérience montra que l’augmentation de la densité entraînait des
dérèglements tels que le comportement tout entier des individus s’en trouvait
modifié. Leur agressivité croissait de manière considérable et leur activité
sexuelle prenait des formes souvent déviantes.
Ces résultats
ont passionné les psychologues. N’existe-t-il pas chez l’homme un instinct
territorial semblable à celui que l’on observe chez beaucoup d’espèces
animales ? C’est la thèse défendue par Ardrey dans l’impératif territorial
et reprise dans la loi naturelle. Ardrey passe de l’individu à la société dans
son ensemble car, pour lui, il n’est pas de groupe équilibré sans une base territoriale qui permette
d’exprimer ses instincts. Lorenz, de son côté, souligne le lien entre conduites
agressives et territoire - étant une
garantie de survie – et n’hésite pas à appliquer à l’homme les observations
faites sur les animaux. Les études du comportement animal ont fourni des
données intéressantes à la psychologie humaine, car il apparaît comme une
donnée beaucoup plus complexe et il ne peut être réduit à une fonction
biologique comme chez l’animal. Plusieurs travaux ont dégagé une classification
des territoires humains suivant, notamment,
leur mode d’utilisation. C’est le cas des recherches entreprises par
Altman et qui le conduisent à distinguer trois types de territoires :
1)- Les
territoires primaires, occupés par des groupes ou des personnes définies de
manière stable, et dans lesquels l’intrusion constitue une violation de
l’identité (bureau du cadre, salle des professeurs) :
2)- Les
territoires secondaires, contrôlés de façon privilégiée par certains individus
ou certains groupes :
3)- Les
territoires publics-occupés de manière transitoire et incertaine (bancs
publics).
D’autres
recherches comme celles de Goffman ont attiré l’attention sur le fait que la
conduite spatiale a une fonction sociale. Mais ce n’est pas seulement la nature
des territoires qui a valeur d’analyse sociale, mais bien l’ensemble de la
situation dans laquelle se produisent les comportements. Les travaux d’Esser ,
qui étudie les effets du statut des membres d’un groupe de malades en milieu
psychiatrique sur le territoire contrôlé, en donnent une illustration : il
constate à l’intérieur du groupe observé que plus le pouvoir dans le groupe est
grand, plus la maîtrise sur l’espace est importante. Ainsi un tiers du
groupe se déplace partout ; un
autre tiers ne circule qu’à l’intérieur de territoires délimités par leur zone
de contact sociale ; enfin, le reste du groupe ne dispose que d’espaces
très confinés marqués par l’absence de contacts.
Toutes ces études ont le
mérite d’attirer l’attention sur le fait que le comportement territorial humain
a valeur psychologique et non plus biologique : il représente un langage
dans lequel s’exprime la réalité sociale.Les idées essentielles attachées à la
territorialité sont en effet : une très forte relation de l’individu ou du
groupe à son territoire, une relation vitale, une relation exclusive ; une
relation inscrite dans le temps, marquées par une histoire ; une relation
de pouvoir, d’autorité et donc l’idée à la fois sinon de possession, de
propriété, dans tous les cas d’appropriation et de défense de ce territoire et
de cette territorialité, par l’instauration de limites, de frontières à l’égard
de l’extérieur, de l’étranger, cette relation passant souvent par le conflit.
Qu’il s’agisse de la
réalité animale ou politique, il y a dans la territorialité très clairement
cinq ou six éléments essentiels : l’appropriation plus ou moins
exclusive à travers le temps d’un espace qui est l’espace d’un pouvoir ;
la défense de cet espace approprié par la défense de frontières
vis à vis d’un extérieur, d’un étranger à quoi, à qui est opposé cet
espace et/ou ce pouvoir. Et la territorialité est bien pour nous ici l’action
et le mode d’appropriation et le territoire, l’espace approprié (le résultat de
cette appropriation à un moment donné).
La territorialité répond
expressément à l’idée de symbolisation et de normalisation sociales :
qu’il soit question des sociétés animales ou humaines, des codes sociaux très
explicites, des comportements véritablement stéréotypés, des habitudes
profondément intériorisées sont attachés à la territorialité. Bien que
culturellement modifiés et modifiables, ces codes semblent universels (respect
de l’appropriation, du franchissement des limites ...) ; conférant ainsi
une certaine nécessité et universalité à la territorialité elle-même. Au-delà
de la forme spécifique qu’elle prend et qui lui donne son efficacité, la
territorialité semble imposer son ordre par elle-même : la territorialité
existe à partir d’une codification impérative.
L’éthologie animale
révèle le caractère inné, génétiquement inscrit de la territorialité et lui
donne cet “ impératif [5]
c’est-à-dire à la fois son caractère universel et inévitable et son
caractère primaire, impulsif. La science politique représente le caractère
construit, socialement et culturellement élaboré de la territorialité, elle
fait de la territorialité une institution sociale, culturellement spécifique
qui évolue et s’enrichit par une histoire, un passé. Pour l’éthologie animale,
la codification territoriale sera plutôt primaire ou du moins subie par les
individus, imposée à la société animale.
Pour nous, le fait de ne
pas nier a priori la dimension éthologique de la territorialité humaine conduit
à noter que non seulement chaque individu, systématiquement,
nécessairement, est porteur de catégories territoriales mais qu’elles sont en
outre profondément ancrées, intériorisées et donc combien elles
ressortent pour une grande part de l’inconscient et de l’indicible, de
l’impulsif et de l’irréductible. Ce qui, pour nous, ne doit en rien laisser
préjuger ni une nature ni une origine innée, génétique de la territorialité.
S’il fallait prédéterminer de manière définitive une origine et une nature de
la territorialité, elle serait bien évidemment ici sociale, culturelle,
collective.
Alexander
ALLAND a longuement expliqué et illustré dans la dimension humaine [1974
(1972) : 32 ] comment “ certaines conditions devraient produire des
analogies entre des comportements tels que la territorialité chez les animaux
inférieurs qui ont une origine génétique, et des comportements culturels chez
l’homme. Dans les deux cas l’environnement a favorisé un comportement d’un
certain type mais dans le premier cas, la forme qui émerge se trouve
directement sous le contrôle de mécanismes biologiques. Dans l’autre cas, le
comportement adaptatif est sélectionné parmi une large gamme de comportements
possibles, dont aucun n’est spécifiquement contrôle par le système
génétique ”.
B. La
définition de l’identité
L'identité
fait désormais partie du langage de tous les jours. C'est même devenu
l'argument qui explique ou justifie un ensemble d'événements qu'on découvre
quotidiennement à la lecture des journaux ou en regardant la Télévision.
Sur le plan
scientifique, l'identité occupe un champs de plus en plus large dans la
recherche universitaire : identité des individus, appartenances groupales, mais
aussi identités culturelles, urbaines ou politiques[6].
Comment donc
définir et interpréter une notion aussi polysémique et aussi
multidimensionnelle que notion d'identité ? Quelle démarche adoptée pour
"nettoyer" la notion de toutes les scories de l'idéologie ?
On peut tout
d'abord noter que l'identité a été la préoccupation de la psychologie, en
particulier la psychologie sociale. Par la suite, les apports des recherches
américaines ont fait que sociologues et anthropologues se sont mis à utiliser
plus fréquemment le concept d'identité culturelle.
Quand les
questions relevant de la construction nationale et du rapport
colonisation/décolonisation se sont imposées dans notre actualité politique, le
droit, les sciences politiques et l'histoire se sont joint à la réflexion et au
débat autour de cette notion d'identité.
Enfin, avec
l'émergence de la question urbaine et de l'urbanisme dans l'enseignement
universitaire et dans la pratique professionnelle, on a noté un intérêt accru
pour la compréhension et l'analyse des identités urbaines. Cet intérêt n'est
pas démenti aujourd'hui avec la globalisation économique et ce qu'elle entraîne
comme interrogations sur le multiculturalisme, l'organisation de la ville, la
métropolisation ou encore la dérive des Etats "souverains" et de
leurs frontières.
Mais quel que
soit le secteur de l'identité auquel on fait référence, on peut toujours dire
que l'identité fait appel à un ensemble d'éléments qu'ont peut classer en
quatre niveaux différents :
·
Le niveau
matériel et physique : le territoire, l'organisation matérielle, les biens, la
typo-morphologie architecturale et urbaine...
·
Le niveau
historique : les origines, les faits marquants, les traditions et les
coutumes...
·
Le niveau
psychoculturel : les mentalités, le système cognitif, le système culturel...
·
Le niveau
psychosocial : les références sociales, les valeurs sociales...
La remarque
qu'on peut déjà faire par rapport au classement ci-dessus, c'est qu'une
manifestation de l'identité, tel que posséder une habitation, renvoie à des
éléments qui appartiennent à plusieurs niveaux en même temps. Ces niveaux
s'entrecroisent et s'interpénétrent.
On peut
tenter un autre découpage en cherchant à rattacher l’identité à trois échelles
de manifestation: l'individu, le groupe social et la société. Ce découpage est
en quelque sorte artificiel parce que l'identité, quand elle s'exprime, procède
à l'agglutination des 3 échelles à la fois. Mais il a l'avantage de recouper
des espaces de recherche et de définitions institutionnalisés par le spectre
classique des disciplines universitaires : psychologie, sociologie,
anthropologie, géographie...
B.1. Individu et identité
Les rapports
entre individu et identité peuvent sembler, à première vue, simples et
évidents. En fait, il n'en est rien et c'est lorsqu'on se met à analyser ces
rapports pour formuler une définition précise et globale que l'on bute sur les
premières difficultés.
L'identité
individuelle ou "personnelle" (Edmond MARC. "Identité et
communication". PUF, 1992) possède d'abord deux significations. La
première est objective au sens où chacun de nous est unique de par son
patrimoine génétique, sa réalité biologique. La seconde signification est
subjective est concerne le sentiment qu'on a d'être singulier et d'exister dans
une sorte de continuité dans l'espace et le temps : "je suis moi parce que
je suis différent des autres. Et c[MBS1]e sentiment je l'avais hier, je l'ai aujourd'hui et, probablement,
je continuerais à l'avoir demain".
On peut de
même diviser l'identité individuelle en deux composantes essentielles :
l'identité pour soi et l'identité pour autrui. Ainsi, on pourrait dire qu'il
existe en chaque personne deux identités qui entretiennent des rapports dont la
nature conflictuelle impose des choix, des compromis, des transactions.
Erik
H.ERIKSON ("Adolescence et crise de la quête d'identité". Flammarion,
1972) souligne que "la naissance de l'identité personnelle est un
processus actif et conflictuel où interviennent des dimensions sociales
(modèles sociaux auxquels l'individu veut se conformer), psychologiques
(l'idéal du moi), conscientes et inconscientes (identification aux modèles
parentaux et culturels). L'identité s'affirme, évolue, se réaménage par crises
et stades successifs ”.
Ce processus
dynamique de la genèse et de l'affirmation de l'identité personnelle est une
construction progressive dont les fondations se situent dans les toutes
premières années de la vie. Henri Wallon
nous explique que "la conscience de soi n'est pas essentielle et
primitive [...]. Elle est un produit déjà très différencié de l'activité
psychique. C'est seulement à partir de trois ans que l'enfant commence à se
conduire et à se connaître en sujet distinct d'autrui. Et pour qu'il arrive à
s'analyser, à chercher les formules à l'aide desquelles il tentera d'exprimer
son individualité subjective, il lui faut subir une évolution qui le mène
jusqu'à l'adolescence ou à l'âge adulte et dont les degrés et les formes
varient considérablement d'une époque à l'autre". (H. Wallon "les
origines du caractère chez l'enfant", PUF, 1949).
Avant même de venir au monde, un enfant existe déjà
dans l'imaginaire et le discours des parents. Quand il naît, la parole
familiale anticipe et oriente la formation de l'identité de l'enfant ; elle le
situe dans le groupe familial et lui suggère une image de son avenir et de son
destin futur.
Outre les interactions précoces de l'enfant avec son
entourage immédiat ; il existe un sentiment d'identité qui se constitue à
partir de la perception du corps propre. (Paul Schilder. "L'image du
corps" Gallimard, 1968). -
René Zazzo ("La genèse de la conscience de
soi" PUF, 1973) et Jean Piaget ("la formation du symbole chez
l'enfant" Delachaux et Niestlé, 1964) ont bien montré que les sphères
motrices, sensitive, émotionnelles et cognitives interviennent tour à tour dans
la formation de l'identité comme un processus interne à l'enfant.
L'identité individuelle se construit donc, dès les
premiers âges de la vie, dans un double mouvement d'assimilation et de
différenciation.
L'identification joue un rôle primordial dans ce
processus en fonctionnant sur la base d'un rapport dialectique (identité
recherchée/identité imposée) entre le sujet, les personnes de son entourage
(famille, essentiellement) et les modèles socioculturels de son environnement.
L'enfant intériorise progressivement ses groupes
d'appartenance tout en aspirant à des groupes de référence. Il faut
donc souligner, comme l'avait fait notamment George Mead (G.H. Mead
"l'Esprit, le Soi et la Société" PUF, 1963), que le soi se présente
comme une structure culturelle et sociale qui "se développe chez un
individu donné comme un résultat des relations que ce dernier soutient avec la
totalité des processus sociaux et avec les individus qui y sont engagés".
L'autre joue toujours le rôle de miroir dont chaque membre du groupe social a
besoin pour se reconnaître lui-même.
L'identité enfantine entre en crise lors de la puberté
qui marque le passage à l'adolescence. Cette période où le sujet voit son corps
et son apparence physique se transformer profondément, est aussi un moment-clé
dans l'intégration à une nouvelle identité.
Face à la complexité et à la délicatesse de cette
adolescence, transition de l'enfance à l'âge adulte, les différentes cultures
ont mis en place un certain nombre de "rites de passage" qui ont pour
objectif de faciliter cette transition vers les nouveaux statuts de père ou de
mère, de travailleur ou de cadre... un statut d'adulte.
Encore une fois, dans la vie d'un individu, la
construction de l'identité s'affirme comme un processus dynamique, entrecoupé
de ruptures et de crises, inachevé et toujours à reprendre.
B.2. Groupe et identité
Pour pouvoir
identifier l'identité d'un groupe, on commence souvent par se poser la question
suivante : quelles sont les manifestations possibles de l'identité du groupe
dans la réalité sociale ? Et par ce biais, on arrive à découper l'environnement
social du groupe en un ensemble de strates susceptibles de contenir des signes
et des indices qui concrétisent l'identité groupale.
Les
signifiants sociaux de l'identité du groupe les plus souvent utilisés sont au
nombre six : (Cf. A. Mucchielli "L'identité" PUF "que
sais-je", 1994).
*
Le
milieu de vie : site, situation, relief, climat,
structure de l'habitat, agencement et aménagements internes, voies de
communications... ;
*
- L'histoire
: archives, traditions, écrits,
récits, histoire des relations avec les groupes voisins, dates des événements
importants, héros...;
*
La
démographie : pyramide des âges, nombre d'individus
par sexe, par activité, fluctuation du régime démographique, distribution selon
les groupes dans l'espace, immigration et émigration, endogamie et exogamie,
... ;
*
Les
activités : types d'activités, répartition des
activités selon la population, équipements divers, structure des flux
économiques, analyse de la consommation ; étude du mode de vie, de la langue,
des créations artistiques ... ;
*
L'organisation
sociale : organisation officielle (règlement,
procédures, fonction), nature du pouvoir, étude des conflits, étude
sociométrique du groupe... ;
*
La
mentalité : codes et normes de conduite, modèles et
contre-modèles, les représentations collectives, système des opinions et des
croyances... Tous ces éléments sont l'expression symbolique, le contenu des
manifestations collectives de la réalité sociale identifiées précédemment. Ils
délimitent donc les contours de l'univers mental du groupe qui permet une
"rationalisation" de ses activités et de l'environnement qu'il subit
ou qu'il crée.
Dans une
recherche concrète où l'objectif est d'identifier l'identité d'un groupe, il
arrive très rarement qu'on utilise la liste exhaustive précédente des référents
identitaires. Dans les faits chaque groupe articule ses pratiques autour de
quelques activités dominantes, de préoccupations fondamentales, d'un mode de vie
spécifique qu'il s'agit de repérer dans le répertoire précédent des variables
de l'identité groupale.
La définition
des différentes dimensions de l'identité du groupe rend plus aisée l'abord de
la définition du groupe lui-même. On a donc choisi celle que nous propose G.
Gurvitch qui affirme que le groupe est "une unité collective réelle, mais
partielle, directement observable et fondée sur des attitudes collectives,
continues et actives, ayant une oeuvre commune à accomplir, unité d'attitudes,
d'oeuvres et de conduites, qui constitue un cadre social structurable tendant
vers une cohésion relative des manifestations de la sociabilité".
Les groupes
peuvent être primaires ou secondaires, des groupes institutionnalisés ou pas,
des groupes virtuels ou réels, des groupes multi ou uni-dimensionnels etc...
L'identité
groupale est pour G. Gruvitch un "mode -d'être- en relation" qui
donne une cohérence, une intelligibilité et même une lisibilité au groupe.
C'est également un filtre à travers lequel le groupe, comme les individus qui
le composent, appréhendent le monde environnant. L'identité joue aussi le rôle
d'un fil relativement durable qui relie au groupe.
Le groupe qui
a pour tâche de construire ou de vivre son identité, cherche à planter des
racines, à se donner un ou plusieurs points d'ancrages qu'on désigne souvent
par "élément nodaux" (Cf.
Mucchielli op.cit).
Parmi tous
les éléments de l'environnement du groupe, la mentalité occupe une position
particulière car elle apparaît comme le noyau de l'identité du groupe. C'est
sans doute parce que c'est la mentalité qui véhicule la vision du monde du
groupe et qui génère ses attitudes concernant la réalité sociale qui l'entoure,
que les analystes considèrent la mentalité comme le système culturel
déterminant du groupe.
Comme
l'identité personnelle ou individuelle, l'identité groupale est une totalité
dynamique. Elle n'est jamais définitivement fixée et peut se modifier en
fonction du temps et de la position du groupe dans l'espace social de
référence. Dans son livre "la socialisation, construction des identités
sociales et professionnelles" (Armand Colin, 1991), Claude Dubar relève
que l'identité sociale est "au confluent d'une temporalité exprimant le
mouvement des socialisations antérieures et d'une spatialité marquant la
position dans un champ social significatif". En d'autres termes, on
pourrait dire qu'il existe pour chaque groupe (professionnel, ethnique, sexuel
ou religieux...) une sorte "d'espace-temps" en mouvement. Et en
considérant que les institutions se transforment désormais à des rythmes
rapides, nous pouvons dire que la dynamique identitaire résulte d'un mouvement
ininterrompu d'ajustement des identités antérieures aux nouvelles formes
identitaires qui sont offertes.
Quelles ont
été les groupes dont l'identité a constitué un champ de recherche privilégié?
Il semble que
certains groupes sociaux ont bénéficié, plus que d'autres, de l'intérêt des
chercheurs et des théoriciens de l'identité groupale. Parmi eux, on peut citer
:
- La famille
: pour son rôle fondamental dans la socialisation des jeunes et la
stabilisation de la personnalité adulte. (François de Singly "le Soi, le
Couple et la Famille" Nathan, 1996) ;
- Les groupes
qui ont un rapport au sport : clubs, supporters, foule de spectateurs font de plus
en plus l'objet de recherche sur la gamme d'identification qu'ils véhiculent et
les groupes qu'elles structurent. (Christian Bromrberger "Le match de
football. Ethologie d'une passion partisane à Marseille, Naples et Turin".
Maison des sciences de l'Homme, Paris, 1995);
- Les groupes
professionnels dont l'identité subit des mutations rapides et profondes sous
l'impact des évolutions technologiques et socio-économiques contemporaines
(Renaud Sainsaulieu "L'identité au travail" Presses de Sciences - Po,
1985) ;
- Les groupes
religieux qui construisaient traditionnellement leur identité de façon régulée
et maîtrisée, révèlent ces trente premières années une effervescence et une
dynamique qu'on leur ignorait dans le passé ;
- Les
communautés urbaines dont l'identité se réalise par le biais d'un processus
d'intégration sociale, culturelle et spatiale dans la ville. On peut même
ajouter que l'identité est à la fois le fruit et le levain de certaines formes
d'organisations spatiales et d'organisations sociales.
B.3. Identité et société
On peut
aisément remarquer dans les paragraphe précédentes qu'il n'est rien de plus
collectif, de plus sociétal, que l'identité personnelle et l'identité groupale
: tout au long de sa "socialisation", l'individu s'imprègne des valeurs
de la communauté des proches ; il se reconnaît dans les modèles
identificatoires et les prototypes valorisés par la société, et cette dernière
le reconnaît comme un de ses membres. L'identification est dans la majorité des
situations le résultat de la réciprocité.
L'identité
est donc la résultante des processus d'identification et de distinction par
lesquels une société cherche à fonder sa cohésion ou son unité et à marquer sa
position différente par rapport à d'autres sociétés.
Mais à l'intérieur
même de cette société, les groupes qui la constituent entretiennent eux-mêmes
des relations d'inclusion et d'exclusion. Et chaque groupe occupe une position
définie par un ensemble de caractéristiques propres à la société qui le classe
automatiquement dans la hiérarchie sociale.
On peut mieux
comprendre le fonctionnement du binôme identité / société en abordant les manifestations suivantes : l'identité
culturelle, l'identité nationale et l'identité politique.
*
L'identité
culturelle :
Le thème de
la culture dans ses rapports avec l'identité a fortement intéressé les sciences
humaines et sociales pour la richesse de son contenu et la grande variété des
situations géopolitiques qu'il permet d'appréhender. On a en effet relever que
toute société secrète un "système culturel". Les groupes et les
individus qui la composent sont appelés à intégrer ce système par le biais
d'une "identification culturelle".
L'unité
symbolique de la société peut être réalisée grâce à cette identification à un
modèle culturel commun. Le contrôle social est là pour assurer cette conformité
au système culturel.
L'identité
culturelle peut aussi se manifester à travers la participation à une idéologie.
Les activités
collectives où l'idéologie du groupe ou de la société est rappelée et
développée, confortent son identité culturelle en renforçant le sentiment de
puissance et en balayant les doutes nés de l'apparition de faits qperturbent la
stabilité culturelle de la société.
Enfin, les
mythes, les fragments de l'histoire, les héros sont de même souvent utilisés
pour assurer et reproduire l'identité culturelle.
Dans les
différentes sociétés, le mythe remplit une fonction sociale, il manifeste et
codifie les croyances, il protège les principes moraux et les impose, il assure
l'efficacité des rites et des règles pratiques à l'usage des acteurs sociaux.
En résumé, il garantit la cohésion de la formation sociale en réaffirmant les
éléments culturels clefs de son identité.
Toute société
est évidemment inscrite dans le temps et ne peut faire l'économie de son passé.
La référence au passé implique que l'identité prends corps dans une histoire.
Une société
constitue donc son identité en intégrant son histoire. La transmission et le
rappel du passé collectif permettent à l'identité culturelle de se réaliser et
de se perpétuer. Le retour au passé, la récupération du patrimoine à travers
les récits, les oeuvres d'art, les commérations et les cérémonies, ainsi qu'à
travers la culture scolaire, contribuent à façonner l'identité culturelle d'une
société.
*
L'identité
nationale
L'idée de
nation en tant qu'organisation politique n'a pas une histoire très longue. Elle
s'impose au 19ème siècle tout en se trouvant fortement liée à l'avènement de la
démocratie et de la modernité politique.
De nos jours,
on assiste à un affaiblissement objectif et subjectif de la nation sous
l'impact de la mondialisation de la plupart des formes d'échange, d'une part,
et de l'apparition d'autres sentiments d'appartenance, d'autres
identifications, à un niveau à la fois infranational et supranational.
En dépit de
ce qui précède, le sentiment d'appartenance nationale reste l'une des
dimensions fondamentales de l'identité de chacun, au même titre que l'identité
religieuse, sexuelle, familiale, sociale ou régionale. Nous possédons tous une
composante nationale de notre identité. Les dimensions de la vie quotidienne,
l'ensemble des modes de vie, le territoire, tout ce qui constitue la culture
pour les anthropologues, nous en fournit de nombreux exemples. C'est pourquoi,
à l'heure où l'on observe un affaiblissement objectif de la nation comme
organisation politique, il n'en reste pas moins chez chacun de ses
ressortissants une dimension nationale très forte, quelles que soient par
ailleurs les différences qui existent toujours à l'intérieur de la nation parmi
les ressortissants qui la composent.
En plus de sa
dimension identitaire, la nation, dans son acception moderne, c'est-à-dire en
tant que communauté politique, s'est historiquement formée en Europe autour de
la notion de citoyen.
La
citoyenneté, c'est cette utopie créatrice en fonction de laquelle ; les
différences concrètes et réelles qui séparent les individus s'effacent devant
leur égalité en ce qui concerne les droits et la participation politique.
C'est une
utopie dans la mesure où les individus sont inégaux et différents les uns des
autres. Mais le principe de la citoyenneté pose que, par delà ces différences,
il existe une égalité de dignité impliquant que tous les individus soient
traitées de la même manière du point de vue civil, juridique et politique. Le
mode d'intégration de la modernité politique, c'est la transcendance par la
citoyenneté, par cette affirmation utopique de l'égalité des êtres politiques
malgré la différence entre les individus concrets.
La légitimité politique,
auparavant fondée sur la tradition dynastique et religieuse, repose sur l'idée
de citoyenneté et sur les lienx sociaux qui en découlent.
B.4. La construction identitaire
*
Le rôle de l’autre et des limites
Face à la formidable
dynamique de ces identités circonstancielles, adaptatives, un principe général
s’est ainsi dégagé : c’est le rapport à l’autre, le rapport à
l’altérité qui est à la base des identités, de leur construction et de
leurs reformations permanentes. Tous les auteurs, quel que soit leur champ
intellectuel (psychologie, sociologie, anthropologie, philosophie,
littérature...) qui ont réfléchi sur l’identité lui ont systématiquement et
nécessairement accolé celui d’altérité :
“ La question de
l’Autre apparaît comme constitutive de l’identité ”. “ Le
traitement de l’autre n’est qu’une
manière indirecte ou négative (sans doute la seule possible) de penser
le même, l’identique [...] ”. “ Freud a maintes fois souligné le rôle
que joue autrui dans la vie d’un individu : “ rôle d’un modèle, d’un
objet, d’un associé ou d’un adversaire [...] ”, “ [...] l’identité
est présentée comme une construction autonome du moi mais dépendante en même
temps d’autrui .
Chaque identité prend une
signification différente dans l’interaction avec les identités des
autres individus, des autres groupes. Les identités s’élaborent et évoluent à
partir de deux processus fondamentaux : l’identification et la
différenciation (ou ce que Pierre TAP a voulu appeler
“ identisation ”. Pour définir et construire leur(s) identité(s), les
individus et les groupes sont amenés à s’identifier aux autres et à se
différencier des autres : je suis, nous sommes tels, pour être comme et pour ne pas être comme les autres. Un
processus est opéré en sens contradictoire et complémentaire à partir d’un même
pôle : l’autre, l’altérité.
Il ne faut pas voir dans
cette importance de l’autre une approche négative mais une approche “ en
négatif ” de la construction identitaire : l’autre n’est pas
nécessairement posé en tant que différent, il est aussi posé en tant
qu’identique. Car, précisément, y
compris pour pouvoir être posé en tant qu’identique, encore faut-il qu’il y ait
un autre que moi-même. Pour pouvoir se reconnaître dans l’autre, s’assimiler à
l’autre, il faut que celui-ci soit autre, il faut que celui-ci soit distinct.
Quand cette altérité en tant que “ distinction ” n’existe pas ou
n’est pas manifeste, les individus et les groupes sont amenés à la produire
“ artificiellement ”. Aussi, et même si cela semble paradoxal, il
faut poser ou créer, de la différence en tant que “ séparation ”.[7]
Finalement, l’autre et
l’altérité sont primordiaux dans la construction des identités tant par
identification que par différenciation mais aussi et tout autant par imagination,
projection dans le possible, ce qui pourrait être. Le rapport à l’autre est
une invitation à une auto-création, à une invention. “ Celui qui n’a
jamais eu l’idée d’une pluralité possible n’a aucunement conscience de son
individualité ”. “ [Le centre de la cristallisation personnelle et
collective] est dans l’imaginaire de soi, la faculté à se rêver différent qui
parvient (après bien sûr un certain nombre d’adaptation dans la confrontation
au réel) à se concrétiser. Cet imaginaire insaisissable et mouvant peut à la
fois n’être que pur fantasme sans effet social ou l’instrument par lequel
l’individu en tant que tel intervient dans la construction de la réalité.
Pour ce faire, le rapport
identité/altérité est donc un rapport intériorité / extériorité.
L’altérité est avant tout extériorité. Avec l’autre, il est possible de
se penser hors de soi, hors du quotidien. Ou, en tout cas, le rapport à
l’altérité pose un entre deux, un tiers-espace, où il est possible de se penser
soi et autre. Et “ la transgression, qui est assurément une des phases les
plus excitantes dans l’affirmation d’une identité, pourra donc se vivre, à tout
le moins s’énoncer comme projet [...] ”.
Ce rapport à l’altérité,
qu’il s’agisse du rapport d’identification ou du rapport de différenciation, repose ainsi lui-même sur
un principe organisateur qui est le principe de fermeture, de clôture ou
de limites, de “ frontières ”. “ Le sujet humain se
définit par la clôture dans la mesure même où il ne peut exister que s’il
établit une distinction entre ce qui est le soi et le pour-soi et le pour-soi
et ce qui est le non-soi. C’est ainsi que tout individu peut se différencier
des autres [...], se produire lui-même en tant qu’identité précise, et peut
entrer en contact et en relation avec d’autres qui représentent pour lui des
images de l’altérité radicale. [...] ”. “ [...] Toute société se
construit elle-même, également, grâce à la clôture. Elle institue des ères repérables
sinon extrêmement précises entre le dedans et le dehors, elle décide des
individus qui la constituent et de ceux qui doivent être considérés comme des
étrangers [...] ”.[8]
Seules ces clôtures, ces
frontières, qui concernent autant le niveau des individus que celui des
groupes, permettent de se penser en tant que soi, en tant que nous et
permettent de se penser, de s’imaginer autre. Ce n’est que parce qu’une
distance est possible, que le regard de l’autre sur soi est possible (i.e.
qu’il peut me/nous renvoyer une image de moi/nous), que le regard sur soi à
partir du point de vue de l’autre est possible (que je peux me/nous voir dans
l’autre ou à travers l’autre) :
“ Selon MEAD,
l’individu s’éprouve lui-même comme tel non pas directement, mais seulement en
adoptant le point de vue des autres ou du groupe social auquel il appartient.
Il ne se perçoit comme Soi qu’en se considérant comme objet, qu’en prenant
envers lui les attitudes des autres à l’intérieur d’un contexte social ”.
Pour nous, l’importance
donnée à ces distances, limites clôtures à la fois physiques et symboliques, ne
peut que renvoyer à la définition du territoire et au fonctionnement
territorial. Nous l’avons vu, un des éléments de définition du territoire et de
la territorialité, dans quelque champ épistémologique que nous le situions, est
la frontière, la limite.
Il reste que ces
frontières doivent effectivement permettre la communication, l’échange :
elles sont donc plus ou moins stables et ne sont pas des barrières ; le
maintien de ces frontières entre les groupes ne dépend pas de la permanence de
leurs cultures mais sont produites et reproduites par les acteurs au cours des
interactions sociales ; elles sont en fait manipulables par les acteurs.
* Des identités négociées et stratégiques
Ces frontières d’avec
l’altérité et le processus d’identification / différenciation qu’elles
permettent, représentent le lieu et le moment de la négociation des
identités. Elle sont le lieu et le moment où se travaillent la durée et
notamment l’unité des identités collectives. Ce travail ne s’exerce pas
“ sur n’importe quoi ”, il lui faut des “ ressources
disponibles ” : des critères objectifs, tangibles sont retenus. Par
rapport au passé, seuls des souvenirs saillants sont sélectionnés et
mythifiés.
L’unité est
(re)construite à partir de repères réels stigmatisés. “ [...] nous
ne restons pas le même en excluant le changement, mais en négociant, au prix de
diverses procédures, l’articulation de l’autre avec ce qui l’a précédé, de
telle façon que le nouveau soit perçu comme ayant une relation acceptée
avec ce qui existait avant lui. [...] [L’identité] est une dynamique
d’aménagement permanent des différences, y compris les oppositions, en une
formation perçue comme non contradictoire. Aussi le sentiment de l’identité
demeure-t-il tant que le sujet parvient à donner à l’altération le sens de la
continuité ”. (On parle ainsi d’identité manipulée, de la manipulation de
la référence...).
C’est dire donc que
l’identité est toujours stratégique : “ [...] un certain
consensus se dégage sur la définition opérationnelle des stratégies
identitaires comme des procédures mises en œuvre (de façon consciente ou
inconsciente) par un acteur (individuel ou collectif) pour atteindre une, ou
des finalités (définies explicitement ou se situant au niveau de
l’inconscient), procédures élaborées en fonction de la situation d’interaction,
c’est-à-dire en fonction des différentes déterminations (socio-historiques,
culturelles, psychologiques) de cette situation.
Les attributs
identitaires sont manipulés, instrumentalisés. Il faut répéter que bien
que ces stratégies puissent être inconscientes, elles ne sont pas toujours
animées par des finalités matérialistes et collectives. L’approche en terme de
stratégie amène à reconsidérer le rôle des individus ou des groupes dans la
part circonstancielle, processuelle des identités : c’est à l’individu et
au groupe que revient la dynamique de l’interaction avec autrui et avec l’environnement.[9]
Cette dynamique des
individus et cette “ fonctionnalité ” de l’identité sont motivées par
le besoin pour les individus, comme nous l’avons vu, “ d’élaborer et de
restaurer sans relâche une unité de sens à laquelle nous nous identifions, nous
procurant l’impression de cohérence et de stabilité ” mais aussi (et
surtout ? ) au besoin de “ l’auto-attribution d’une valeur minimale
attachée à l’image de ce moi ” . “ En remodelant son moi en liaison
avec de nouveaux apports, [l’individu] est, de plus, ordinairement sensible aux
incidences de cette opération sur l’image qu’il se fait de lui-même. Autrement
dit, la conduite par laquelle il s’attribue tels caractères, et construit ainsi
sa réalité, est liée à celle par laquelle il s’attribue une valeur, en
référence à un “ moi idéal ”. Ainsi la constitution de l’identité
de fait, constatée, est inséparable de la négociation d’une identité de valeur,
revendiquée ”.
* La place du conflit dans la
construction identitaire
Les situations de crise
(et de résistance) ou plutôt de conflit (et de revendication)
sont les contextes-prétextes privilégiés de cette attitude stratégique :
elles créent l’identité. Le conflit, du fait de la mise à distance des
individus et des groupes permet la définition réciproque des identités.
“ Le conflit sert à établir et à maintenir l’identité et les limites des
sociétés et des groupes. Le conflit avec d’autres groupes contribue à
l’établissement et à la ré-affirmation de l’identité du groupe et maintient ses
limites par rapport au monde social qui l’entoure. Les inimitiés et les
antagonismes entretiennent les divisions sociales et les systèmes de
stratification. Ces antagonismes empêchent la disparition progressive des
lignes de démarcation entre les sous-groupes d’un système social et leur
assignent une place à l’intérieur de l’ensemble du système ”.
Les travaux de Alain
TOURAINE démontrent (sans que cela soit directement leur objet) que les identités
sociales prennent forme à l’occasion des conflits sociaux ; “ La
formation de l’identité sociale n’est possible que si l’ordre social n’apparaît
plus à l’acteur comme un système impersonnel, mais comme l’œuvre des hommes,
comme la projection des rapports sociaux, par lesquels une société donne forme
à l’emprise de l’historicité sur les pratiques sociale ”, “ [Un
individu ou un groupe] ne naît à l’action historique et à une nouvelle identité
qu’en rejetant ses statuts et ses rôles ”. Et sans doute faut-il insister
ici sur le fait qu’une identité, d’autant plus qu’elle est collective, n’existe
pas si, à certaines occasions, à des occasions choisies et renouvelées,
elle ne relève pas d’une prise de conscience et d’un acte volontaire.[10]
C’est bien de rapports et
de relations conflictuelles entre deux ou plusieurs parties en présence dont
nous voulons parler c’est-à-dire d’opposition, de confrontation d’individus ou
de groupes en face les uns des autres et non pas d’assujettissement,
d’anéantissement des uns par les autres, où il n’y a donc pas de conflit, mais
mainmise, rapport inégal, c’est-à-dire plus de rapport, d'interrelation,
d’interaction, de “ trans-action ”. Et c’est bien du conflit
en lui-même dont nous voulons parler non des finalités qu’il poursuit, des
raisons qui l’animent, de son objet.
Or les conflits ne sont
pas seulement d’ordre pratique mais bien souvent aussi d’ordre symbolique. Au
delà de la concurrence et de la compétition pour des ressources matérielles, il
y a bien souvent, indirectement, une résistance pour une meilleure
reconnaissance sociale, culturelle, identitaire. En outre, le conflit n’est pas
toujours explicite ni explicité. (La situation conflictuelle peut être le révélateur
d’identités, ou paradoxalement, la façade qui masque des conflits implicites
plus profonds, plus fondamentaux).
3) Si c’est le conflit lui même, en tant qu’il met
face à face des altérités radicales, qui est intéressant, c’est que les
individus et les groupes en mal ou en mal ou en manque d’identité auront tout
intérêt et donc auront tendance à créer du conflit pour créer le rapport
identité / altérité : pour instiguer de l’altérité pour in fine créerde
l’identité. A la suite de G. SIMMEL, L. COSER a systématisé cette
“ fonction du conflit social ” qu’est “ la recherche
d’ennemis ” (extérieurs ou intérieurs) : “ Poursuivant l’idée
que les conflits extérieurs augmentent la cohésion du groupe, Simmel dit que
les groupes en lutte “ s’attirent ” des ennemis afin de maintenir et
d’augmenter cette cohésion. Les conflits permanent étant pour les groupes en
lutte une condition de survie ils doivent les susciter sans
relâche ” .
* La place de l’échange dans la construction identitaire
Il faut sans doute
réfléchir de manière spécifique au rapport qu’entretiennent le territoire, la
territorialité et le conflit. Il semble en particulier que bien souvent,
l’identité territoriale collective soit latente et que ce soit le conflit qui
la révèle. Bien plus, l’hypothèse peut-être faite que certaines identités
territoriales collectives n’existent et ne se construisent que dans le conflit.
Si une identité collective n’existe que si elle est conscience d’elle-même, que
si les membres du groupe ont un minimum de conscience de cette appartenance à
un collectif, le face à face avec un “ agresseur ” et la mobilisation
autour de revendications constituent le contexte pour la mise en place d’une
identité collective.
Cette hypothèse peut-être
éprouvée à différents niveaux et à diverses occasions :qu’il s’agisse du
sentiment national ou de l’appartenance à une communauté de voisinage, ceux-ci
ne se révèlent à eux-mêmes, ne sont véritablement effectifs chez les individus
que si un conflit éclate et lie les gens ensemble face à un agresseur commun.
Peut-on aller jusqu'à supposer que certains individus provoquent le conflit
pour se sentir dans une communauté, pour se refaire une communauté ?
Dans notre mise au point
sur le collectif, il faut donc faire une place fondamentale à l’échange :
il faut que le conflit puisse toujours permettre l’échange car c’est
l’échange qui fonde les identités et les altérités. L’échange, de par sa nature
même, met face à face des individus ou des groupes qui partagent une certaine identité
puisque la communication est possible tout en étant différents, distants, les
uns des autres, de part et d’autre de l’objet de l’échange.
A partir de l’étude de
Marcel MAUSS sur le don, Claude LEFORT reprend : “ [...] il y a dans
l’échange un acte qui sépare les hommes et les met face à face. [...] L’échange
suppose des êtres séparés : si je donne à l’autre c’est que je
“ pose ” l’autre comme autre et cette chose comme mienne
pour l’autre. [...] De fait, dès que nous étudions l’échange, tel qu’il est
vécu immédiatement par les hommes, avant
qu’ils ne fournissent la théorie, nous trouvons la relation antithétique
du sujet et d’autrui, que cette relation soit au singulier, celle de deux
individus, ou le plus souvent au pluriel, celle de deux clans, de deux tribus
ou de deux familles ”.[11]
L’échange fonde le
rapport identité/altérité en posant un besoin ou plutôt un manque qui
réunit des individus ou des groupes mais en les posant de part et d’autre de la
chose échangée. Plus précisément, à la base de l’échange se trouve le besoin,
le manque de l’autre, en tant que même et en tant qu’autre. Car il
s’agit bien ici de l’échange fondateur de la société et non de l’échange de biens
ou de services.[12]
Plus exactement, cet
échange instigateur du rapport identité/altérité repose sur une dette, une
créance et l’impératif de cette dette vis à vis de l’autre. Cette dette
provient du don toujours déjà-là et des dons toujours recommencés dans lesquels
tout individu se trouve projeté et enserré. Il s’agit du “ don originaire ” :
quand le sujet accède à lui-même, prend conscience de son existence, il se
découvre sujet de dette, débiteur d’un don premier de vie et de sens auquel
“ il doit tout ” mais aussi les systèmes de réciprocités ou de dons
directs et indirects, implicites ou explicites.
Nous pensons que pas
plus qu’un don n’est possible sans échange, un échange n’est possible sans don.
Don et échange sont intrinsèquement liés. CI. LEFORT est encore le plus
éclairant : “ Cette opération, cette initiative dans le don suppose
une expérience primordiale dans laquelle chacun se sait implicitement relié à
l’autre ; l’idée que le don doit être retourné suppose qu’autrui est un
autre moi qui doit agir comme moi ; et ce geste en retour doit me
confirmer la vérité de mon propre geste, c’est-à-dire ma subjectivité. Le don
est ainsi à la fois l’établissement de la différence et de la découverte de la
similitude. Je me sépare de l’autre et le situe en face de moi en lui
donnant, mais cette opposition ne devient réelle que lorsque l’autre agit de
même et donc en un sens la supprime ”.
Il y a, et il faut qu’il
y ait, rappelons-le, dans le don et donc dans l’échange conflit ou en tout cas tension
et rivalité. C’est ce que Jean-Luc BOILLEAU appelle “ l’effet lyre de
l’agôn ” : la lyre produit des sons harmonieux à partir de forces en
tension, des oppositions (l’agôn). L’harmonie (“ arrangement de son
distincts qui n’élimine pas les oppositions ”) est issue des tensions qui
s’équilibrent.
Pour résumer, notre questionnement principal
consiste à se demander en quoi le rapport au territoire, la territorialité, est à la base de
l’identité, des identités, individuelles et collectives des individus. Une de
nos hypothèses est de proposer la territorialité comme ayant un rôle spécifique
dans la construction des identités. Une hypothèse complémentaire est de voir la
territorialité comme ayant un rôle spécifique dans le processus identitaire du
fait que la territorialité procède, par définition, de limites et de
frontières.
C- Territoire territorialité et identités territoriales
Pour atteindre la
territorialité marquée et marqueur, faite et faiseuse à la fois d’une identité
et d’une communauté, nous allons, cette fois-ci de manière plus théorique,
considérer successivement les niveaux individuel et micro-territorial (1),
collectif ou social et méso-territorial (2) et politique et méta-territorial
(3) des identités.[13]
C.1. Identité individuelle et
micro-territoires [14]
Au niveau individuel et
psychologique, les travaux effectués montrent que la territorialité est
essentiellement appréhendée comme un cadre et un mode d’identification et de
personnalisation, de sécurité et d’intimité personnelles mais aussi
d’acculturation et de socialisation (donc aussi appréhendée comme collective).
C.1.1.Le territoire et
la territorialité
comme
identification et personnalisation
Avant toute chose,
peut-être faut-il commencer par préciser que c’est à partir de l’espace
environnant que tout individu prend connaissance de lui-même et conscience de
son existence durant les premières semaines et les premiers mois de sa
vie : “ La preuve première d’existence, c’est d’occuper
l’espace ” [LE CORBUSIER repris par FISCHER, 1992 : 25].
Les expériences de
l’espace participent très directement à la construction du psychisme et de
l’intellect des individus durant leur enfance : “ Le comportement
quotidien des enfants dans leurs jeux, leurs mouvements, leurs déplacements,
montre que l’environnement est un élément constant, une matière centrale en
quelque sorte de leur développement et de leur apprentissage. On pourrait dire
sommairement qu’un enfant se développe dans la mesure où il peut agir sur
l’espace qui l’entoure et jouer avec lui ”. [FISHER, 1992 : 54]. Ce
sont plus particulièrement les travaux de PIAGET et de son équipe qui ont
démontré comment l’enfant se construit psychiquement et intellectuellement en
construisant son espace.
En retour, comme on a pu
le constater à diverses reprises par rapport à l’espace de la maison, dans un
rapport dynamique et dialectique, l’individu projette ses choix de normes et de
rôles sociaux dans l’espace. Il personnalise son espace ; il se donne une
personnalité en personnalisant son espace. Cette personnalisation - qui
constitue une appropriation - s’effectue à la fois matériellement, physiquement
et intellectuellement, symboliquement. Tout individu s’identifie en
s’identifiant à son environnement en l’aménageant de manière spécifique :
par les choix des éléments (meubles, ameublement, décor ...) qui le composent,
loriginalité réfléchie, leur disposition raisonnée...
Ainsi les objets, la
configuration physique du territoire d’un individu est-elle faite des goûts et
des possibilités du moment, des projets et des représentations, des idéaux
qu’il se donne en les donnant à son environnement immédiat. Le territoire d’un
individu a donc une histoire, celle des projets et des rêves successifs que cet
individu s’est fait de lui-même.
Il est difficile de
séparer la dimension matérielle, physique de la dimension culturelle,
symbolique du territoire et de la territorialité. On peut toutefois dire que
l’individu identifie et personnalise matériellement son territoire et sa
territorialité d’une part en leur donnant une certaine fonctionnalité.
L’individu fait
correspondre son territoire et sa territorialité à ses besoins particuliers, à
son mode de vie spécifique (et notamment à la spécificité de ses activités
professionnelles et, à ce qui le caractérise encore plus spécifiquement, à ses
loisirs, à l’aménagement de son temps hors-travail). Il s’aménage ainsi des
“ coins ” privilégiés [N. HAUMONT, H. RAYMOND repris par PAUL-LEVY et
SEGAUD, 1983] avec des objets personnels selon un ordre personnalisé.
L’individu se
personnalise à travers son territoire et sa territorialité d’autre part en leur
attribuant une certaine esthétique (au sens large). L’individu projette
ses goûts et ses préférences dans son espace, dans l’aménagement de cet espace;
autrement dit, il projette dans l’espace et dans son expérience quotidienne de
l’espace certaines de ses valeurs les plus personnelles, les plus profondes (le
beau dans les formes, l’ordre dans l’organisation). Le territoire et la
territorialité y sont organisés de façon à ce que tous les sens de l’individu
soient satisfaits (lieu silencieux ou prévu pour la musique, lumineux ou pas,
ouvert ou interdit aux autres ...). Qu’il en soit propriétaire ou utilisateur,
définitivement ou ponctuellement, l’individu conçoit, transforme, adapte son
espace à son image, image effective ou image rêvée.
Ainsi le territoire
individuel et personnel a essentiellement une fonction de miroir. L’espace
approprié qu’est la maison fonctionne essentiellement comme un miroir social,
un miroir symbolique.
Quelle que soit
l’importance de cette concrétisation et de cette matérialisation de la
personnalisation d’un individu à travers et à partir de son identification à un
espace, la part de personnalité attachée à cet espace physique et à des
repères matériels, à une configuration concrète qu’il a lui-même participé à
façonner ou du moins dans lequel il s’est projeté est désormais fondamentale.
Les objets utilisés au quotidien, les pratiques “ domestiques ”
répétées, les parcours souvent recommencés auront imprimé très fortement dans
l’esprit de l’individu concerné un mode d’être, d’agir et de penser non
seulement propre à l’individu mais que celui-ci aura participé à élaborer à
travers son espace.
De manière générale (et
pas seulement du point de vue esthétique par exemple) l’individu organise son
espace en fonction de ses propres représentations ou du moins des
représentations propres à sa culture, à son milieu social ; bref il le
fait par lui-même et pour lui-même. Mais dans le même temps, l’individu donne
une configuration à son espace pour se donner à voir aux autres, en
fonction des autres, comme signe (preuve ?) et comme affirmation
d’existence spécifique face aux autres. A partir de l’espace, c’est une image,
une représentation de lui même qu’il veut donner aux autres. Comme on a pu
l’observer à loisirs, “ l’individu s’est identifié avec certains des
objets qui sont ainsi devenus les symboles de la personnalité qu’il présente
aux autres ” [GOFFMAN, 1968 : 303].
Erving GOFFMAN a ainsi
parlé dans son étude des “ territoires du moi ” de “ réserves
égocentriques ” ou encore de “ territoire de la possession ”
pour rendre compte de tous ces objets qui participent de la construction d’un
territoire personnel. [1973 : 44, 52]. Il a également montré comment dans
les hôpitaux psychiatriques les patients sont dépersonnalisés par l’absence
d’endroits personnels pour ranger leurs effets personnels : “ si les
gens se trouvaient effectivement dépersonnalisés ou si on leur demandait de
renoncer à leur personnalité, il pourrait paraître parfaitement normal de ne
pas leur laisser d’endroit personnel pour ranger leurs affaires [...] ”.
Mais il ajoute qu’en fait tout le monde garde toujours une sorte de
personnalité et le manque d’endroit sûr suscite chez les malades [...] un tel
sentiment de frustration que l’on comprend leurs efforts pour en
trouver ”.[1968 : 305].
Ce lieu intime et profond
entre l’individu et des marques concrètes de son espace rendent ainsi une
partie du territoire et de la territorialité d’un individu fixe et stable [E.
HALL, 1978 : 131]. un individu est attaché à des objets, des parcours, des
formes spatiales en tant qu’ils sont la concrétisation de ses rêves et volontés
d’être, autrement dit comme une partie de lui-même très importante : celle
qui lui prouve (concrètement) qu’il a pu se réaliser.
Si le territoire et la
territorialité ont une telle importance physique, matérielle et ont acquis
notamment de ce fait une stabilité certaine, ils apportent une sécurité et une
intimité privilégiées pour chaque individu.
C.1.2. L’identité
territoriale individuelle : sécurité et intimité
Le territoire et la
territorialité d’un individu font avant tout et surtout l’objet d’une parfaite
connaissance : une connaissance cognitive, sensorielle .... Pour
saisir cette connivence entre l’individu et son espace, il est intéressant
d’appréhender cet espace comme nombre de psycho(socio)logues l’on fait,
c’est-à-dire comme un prolongement du corps humain. Tant du point de vue de la
qualité des éléments qui le composent que de leur disposition, de leur
fonctionnalité... qui ont été expérimentés, éprouvés, le micro-espace
quotidien, l’espace personnel de l’individu est devenue un ensemble de
comportements intériorisés, naturels, irréfléchis, donc un espace de sécurité
et d’intimité par excellence.
Si l’espace personnel est
un espace de sécurité c’est aussi parce qu’il est un espace de tranquillité
psychique : l’individu sait (quelque soit la culture et la société
considérée mais sauf situations exceptionnelles et/ou transitoires) que cet
espace personnel est protégé, soumis qu’il est à des règles très
explicites (pièces ou portes interdites) ou à des codes plus implicites
(attitude ou comportement d’évitement). Pour faire respecter ces refuges, des
marquages matériels mais aussi symboliques, verbaux et non verbaux sont
utilisés.
C'est que l’espace
personnel est avant tout un espace d’intimité. Là encore, beaucoup de
psycho-sociologues qui se sont intéressés à l’espace se sont arrêtés sur la
notion d’intimité ; certains en ont même fait la principale et
l’essentielle fonction de la territorialité.
L’intimité créée par le
territoire et la territorialité permet essentiellement de se positionner en
dehors du regard des autres ou, d’une manière plus générale, en dehors des
normes sociales. Il est alors possible pour l’individu de se libérer :
l’espace personnel est synonyme d’affranchissement, d’émancipation (certains
ont ainsi parlé de “ libération émotionnelle ” rendue possible par
les comportements territoriaux)[15]
mais aussi de détente, de repos (d’autant plus importants quand la tension, la
fatigue, l’anxiété sont grandes).
Plus généralement encore,
cette intimité permet la liberté et l’autonomie
personnelles : le territoire et la territorialité offrent la possibilité à
l’individu de s’extraire du contrôle et du conditionnement social.
Les limites et les
frontières entre soi et les autres, entre soi et l’extérieur jouent alors bien
évidemment un rôle important. Mais si cette intimité est possible, c’est qu’il
y a effectivement une véritable connaissance et un véritable investissement
dans l’espace considéré, c’est que celui-ci a pu devenir pour l’individu la
concrétisation, la réalisation tangible de ses projets et de son imaginaire.
L’intimité est, grâce à
la panoplie des stratégies territoriales, relative, sélective.
L’intimité sera réalisée avecertaines personnes et pas d’autres, dans certaines
circonstances et pas d’autres (qui restent souvent inexplicables car
contingentes). Elle est notamment variable selon les périodes de la vie,
l’adolescence, les débuts d’un couple et la vieillesse la ressentent souvent
comme vitale. Car si l’intimité apportée par le territoire et la territorialité
est si importante, c’est que ceux-ci renferment et représentent les moments les
plus forts, les plus importants de la vie personnelle, affective d’un individu.
Mais, comme on a pu le
voir notamment quand on a posé le territoire comme image de soi pour soi et
pour les autres, le territoire et la territorialité, y compris quand ils
sont analysés au niveau individuel se révèlent être éminemment sociaux et collectifs.
Car le territoire et la territorialité s’avèrent surtout être pour l’individu
le cadre et le mode primordial de sa socialisation et de son acculturation
c’est-à-dire de son acquisition des valeurs, représentations, comportements,
pratiques de son milieu social et culture.
C.1.3. Le territoire et la
territorialité comme acculturation et socialisation
Une part importante de la
transmission de la façon d’être, de penser et d’agir propre à une société et à
une culture se fera par l’espace : à partir de la spatialisation des
échanges sociaux, au sein des expériences spatiales, des relations à l’espace.
Si les individus sont identifiés, socialement, culturellement (au sens
large) à travers leurs comportements dans l’espace, c’est que, quel que soit le
lieu considéré (habitat, école, place publique, lieu de travail, de culte...)
on attendra de l’individu un type d’attitude bien déterminé selon la culture
locale, ethnique, les caractéristiques sociales en cause.
Si les études maintenant
anciennes de E. HALL ont montré - avec force d’exemples concrets à l’appui -
que “ l’espace (ou la territorialité) est lié de manière subtile et variée
au reste de la culture ” [1984 : 64] : ”[la territorialité]
devient très complexe et subit des variations énormes selon les cultures ”
[Ib. : 187] car “ [...] des individus appartenant à des cultures
différentes non seulement parlent des langues différentes mais, ce qui est sans
doute plus important, habitent des mondes sensoriels différents. ”
[1978 : 15]. Si donc avec les éclairages de E. HALL, l’espace est un
produit de la culture ou plutôt les différents espaces vécus sont des produits
des différentes cultures, il est depuis (depuis notamment l’ouvrage de
Françoise PAUL-LEVY et MARION SEGAUD en 1983) devenu nécessaire de renverser ou
de tirer les conséquences des perspectives de HALL : “ Les
configurations spatiales ne sont pas seulement des produits mais des
producteurs de systèmes sociaux ou, pour faire image, n’occupent pas seulement
la position de l’effet mais aussi celle de la cause ” [PAU-LEVY, SEGAUD,
1983 : 19].[16]
C’est à travers les
comportements territoriaux que les spécificités culturelles sont intégrées,
assimilées, intériorisées et finalement reproduites, qu’il s’agisse de
pratiques de nature aussi différente que les comportements alimentaires, les
pratiques cultuelles ou encore les relations de parenté, le statut des
personnes âgées ... La dimension spatiale est toujours présente lorsque la
spécificité d’une habitude est apprise et comprise. Un comportement adéquat
dans un territoire donné signifie l’appartenance à tel groupe culturel plutôt
qu’à tel autre.
A l’intérieur de chaque
culture, la socialisation par l’espace apparaît tout aussi - sinon plus -
prégnante et évidente. Chacun de nous est amené à saisir toute l’organisation
de la société à partir de l’espace et notamment les rôles et les statuts
sociaux, ceux des autres et ceux qui nous sont assignés. Notre
spécificité en tant qu’enfant ou parent, homme ou femme, appartenant à une
classe aisée ou non ... apparaîtra toujours dans un premier temps dans et par
l’espace.
Plus largement, tout
espace est pour chacun de nous “ un espace où règnent certaines normes :
on y adopte des façons de se comporter liées à ce qu’il ”
convient “ d’être ou de faire ”, ou encore “ un dispositif
à travers lequel va s’opérer l’intériorisation de normes de conduites,
c’est-à-dire [...] où s’opère une inculcation des manières d’être et où
l’individu apprend à se conduire selon ce qu’on lui demande d’être .”
[FISCHER : 1992 : 147]. C’est dire combien l’espace est profondément
marqué du collectif social (au sens large) auquel on appartient mais c’est dire
aussi combien le territoire est un marqueur implicite, puissament discret, et
parfois peut-être sournois.
Il faudrait ainsi
s’arrêter sur la fabrication de l’identité sexuelle à partir des pratiques
spatiales (la construction socio-spatiale des sexes).
Jean-Luc PIVETEAU pense
que non seulement la territorialité est un “ corrélat de longue durée de
la sexuation ”, mais qu’en outre notre relation au territoire “ porte
une empreinte masculine manifeste ” - même si elle très changeante en
fonction des lieux et des époques, [1996]. Pour Jacqueline COUTRAS, il existe
bien un “ inégal rapport des sexes à l’espace ” issu d’une
appropriation inégale de l’espace ” à partir du moment où des pratiques
différentes engendrent une appropriation différenciée et donc une maîtrise
inégale des possibilités contenues dans l’espace, elles engendrent des rapports
inégalitaires entre les groupes. ”). [1996 : 19 - 20].
Dans cette perpective,
puisque un territoire est en grande partie produit par la culture et la société
et puisque ces dernières sont profondément ancrées et intériorisées par
l’individu, celui-ci sera toujours en mesure de reconstituer son espace
personne, quelque soit le lieu où il se déplace et souvent quelles que soient
les conditions dans lesquelles il se trouve. Le territoire et la territorialité
s’avèrent pour une part malléables, transposables, transportables.
Il reste cependant très
difficile de concevoir au niveau personnel et individuel la construction d’une
identité dans et par l’espace qui est toujours culturelle et sociale et donc
toujours collective.
C.2. Identité
collective et sociale et méso-territoires
Au niveau collectif et
social la territorialité se révèle être pour l’identité le support de référents
partagés, les cadres et les formes d’une vie collective et un principe actif
d’ordre et de classement.
C.2.1. Le territoire et la territorialité
comme supports et objets
de référents communs
Tout d’abord, le
territoire, en tant que partage d’un même espace, en tant que proximité spatiale
réelle, directe, physique, (en tant que “ voisinage ”, mais un
voisinage élargi) offre la possibilité d’un système d’interconnaissances.
Qu’on suscite ou qu’on déplore ce réseau d’interconnaissances, chacun de nous
“ sait des choses ” sur son voisin et ce voisin sait des choses sur
nous.
Ces savoirs réciproques
des uns sur les autres peuvent reposer sur des échanges verbaux superficiels,
laconiques voire même seulement sur des regards, des observations visuelles.
Ils se sont régulièrement et progressivement enrichis dans le temps ou ne sont
faits que de bribes d’informations. Ils portent directement sur des aspects
importants de la vie sociale (famille, travail) et constituent expressément des
échanges d’opinions et de valeurs fondamentales ou au contraire ces derniers
doivent être décodés, découverts derrière les échanges anodins du quotidien et
de la politesse.
Dans tous les cas, cette
interconnaissance élabore un nous, un collectif. Les informations
échangées, volontairement ou non, lient les personnes, les familles, les
unes aux autres. Nous sommes liés les uns aux autres par ce que nous savons les
uns des autres. Cette interdépendance constitue peut-être pour certains le
degré zéro ou le degré minimum de solidarité puisque c’est avant tout la
proximité physique, la nécessité matérielle qui sont en jeu.
Mais ces savoirs
réciproques peuvent certainement représenter une “ forte ” ou une
“ vraie ” solidarité dans le sens où, très régulièrement, dans
certains cas (espaces contigus), à tout instant, les comportements et les
agissements (et pas seulement les dires qui peuvent s’effacer) des uns sont
connus par les autres. Je suis tenue à l’autre par cqu’il sait de
moi : non par ce que je dis que je fais mais directement par ce que je
fais. D’autre part, cette interconnaissance, si ténue soit-elle, informe sur
les attitudes et les comportements à adopter. Elle constitue alors la base, la
première étape d’une solidarité au sein de la collectivité : chacun sait
ce qu’il doit faire, ce qu’il a à faire pour qu’une harmonie s’installe ou du
moins qu’une coexistence soit possible dans cet espace commun.
A un autre niveau, moins
explicité, c’est le territoire lui-même qui est la source de savoirs et donc de
liens. Ces savoirs s’articulent notamment autour des topologies et des
généalogies : les personnes qui partagent un même espace sont amenées à
échanger des connaissances sur ce lieu et son évolution, ses habitants et leur
histoire.
Ce ne sont pas seulement
les informations échangées elles-mêmes qui créent un lien, c’est aussi et tout
autant la façon dont s’effectue cet échange. On raconte et se raconte les lieux
et les gens sans avoir à se les présenter ou se les expliquer. Chacun sait que
l’autre sait, ce qu’il sait, comment il le sait, comment il l’appréhende, ce
qu’il en pense : il y a connivence.
Davantage, chacun sait ce
qu’il doit savoir des autres, ce qu’il doit en dire, comment il doit l’exprimer
... La simple évocation d’un événement survenue dans l’espace partagé suffit à
renvoyer des interlocuteurs dans un univers commun de significations même si
leur origine sociale et leur statut social dans la société locale sont
différents, et s’ils ne partagent pas par ailleurs les mêmes valeurs. Ce qui
fera lien, ce sont alors les sobriquets utilisés pour parler d’un tel, les
lieux-dits pour tel endroit, les noms vernaculaires pour telle plante, etc.
Le
sentiment d’appartenance au local, à la localité passe ainsi pour certains
auteurs par le rôle particulier des toponymes, ils ont montré que la toponymie
remplit une “ fonction d’identification territoriale au sein de la
communauté paysanne ” [MARTINELLI, 1982 : 27] et que “ c’est par
le recours à un réservoir collectif d’appellatifs qu’[une collectivité rurale]
se désigne et se perçoit ” [Ib. : 13]. On peut également se reporter
à l’étude de Jean-Claude CHAMBOREDON sur Lucien GALLOIS et ses “ noms de
pays ” où l’on voit finalement que l’enjeu des noms de pays et du
“ travail de nomination ” des lieux est avant tout un enjeu
(notamment économique, politique) pour l’adhésion et l’identification sociales
[1988 : 34].
On peut toutefois redire
qu’ici, ce n’est pas véritablement l’action de l’espace qui est impliquée dans
la fabrication du lien social. L’espace n’est que le cadre, le support - passif
- du lien social. C’est essentiellement le phénomène de proximité qui
intervient (la localisation d’un fait, en elle-même, n’explique rien). Or, le
territoire est bien évidemment directement actif dans la production des
collectifs sociaux.
C.2.2. Le territoire et la
territorialité comme formes et morphologies de la vie collective
C.2.3.Le territoire et
la territorialité comme principe actif d’ordre et de classement
Que le territoire soit
d’autre part constitutif du collectif en tant que principe fondamental de
classification et de hiérarchisation sociales est finalement assez connu et
assez facilement vérifiable puisque chacun de nous peut-être quotidiennement
rassuré (ou au contraire inquiété) quant à son appartenance à une communauté en
vérifiant la place (le rôle et la fonction qu’il exerce dans un lieu
donné) qu’on lui assigne dans celle-ci. On peut considérer que ce principe
d’ordre et de classement intervient à divers niveaux de la vie sociale :
assez simplement pour différencier les activités sociales entre elles (l’espace
du travail de celui du non travail par exemple), de manière beaucoup plus
complexe pour hiérarchiser les classes sociales notamment.[17]
Une communauté est
nécessairement faite d’une diversité sociale et surtout d’inégalités sociales
qu’elle se doit de structurer et de “ normaliser ” pour la faire
respecter et les faire accepter. Le territoire et le principe de territorialité
sont utilisés pour cela. Les géographes l’ont particulièrement noté :
“ on ne peut comprendre l’équilibre social sans faire intervenir la dimension,
la distance, l’étendue ” [CLAVAL, 1973 : 98]. Mais d’autres
aussi : “ L’espace retranscrit matériellement et symboliquement la
structuration sociale globale, mais en même temps il la conforte en assignant à
chacun une place : une place dans la hiérarchie sociale. Reflet - et
révélateur - de l’ordre social existant, l’espace contribue simultanément à sa
reproduction, en tant que vecteur d’inculcation des valeurs et normes sociales
dominantes. ” Il existe un code spatial qui constitue et permet un
contrôle social. [LOSCHAK, 1978 : 181].
Pour la normalisation des
rapports de classe, on peut utiliser de manière appropriée le concept d’habitus
de P. BOURDIEU : “ [...] chacun apprend donc à classer, en utilisant
(avec ou sans adaptation personnelle) les typologies sociales en usage. Ce
classement, dont Pierre Bourdieu a essentiellement développé l’analyse dans une
logique de classe, c’est aussi un classement spatial, car chacun connaît ou
sent les limites de son territoire [..]. En ce sens, on pourrait envisager la
territorialité comme la dimension spatiale de l’habitus [...] ”
[TIZON, 1996 : 31].
C.3. Identité politique et
méta-territoires
Au niveau politique, le territoire et la
territorialité sont le support à la fois d’une identité nationale et d’une
citoyenneté. Mais consacrent-ils pour autant une/des identité (s) collective
(s) ?
C.3.1.Territoire,
territorialité et identité nationale
Au delà de ses identités individuelles et collectives, de
ses territoires personnels et sociaux, chaque individu se trouve inséré dans un
territoire plus vaste et une identité plus englobante : le territoire
national (et avec lui le système international) et l’identité nationale. Les
identités et les territoires personnels et sociaux de tout individu se trouvent
systématiquement imbriqués dans et régis par une identité et un territoire
supérieurs qui sont celui de l’Etat, plus précisément de l’Etat-nation.
L’inscription dans le
territoire national, stato-national donne de fait à chaque individu une
identité “ supérieure ”, englobante qui est l’identité politique lato
sensu : cette identité territoriale supérieure s’exprime en tant
qu’identité nationale et en tant que citoyenneté. En tant qu’identité
nationale, elle correspond à l’unité et à la continuité d’une certaine identité
sociale et culturelle collective et à l’appartenance plus ou moins consciente
et volontaire à cette identité ; en tant que citoyenneté, elle correspond
au système juridico-politique de droits et de devoirs (plus ou moins reliés à
l’identité nationale) attribué à chaque individu.
Pour ce qui est de
l’identité nationale, l’inscription dans le territoire national donne à tous
les individus, qu’ils en soient conscients ou non, qu’ils le veuillent ou non,
une seule et même identité sociale, une seule et même identité collective qui
contient et dépasse leurs diverses appartenances identitaires (territoriales).
Autrement dit, les individus qui partagent un même territoire national, au-delà
et en plus de leurs diverses appartenances identitaires (professionnelles, culturelles,
religieuses...), ont en commun une même identité. Cette identité est celle
d’individus parlant la même langue, ayant été intégrés dans un même système
éducatif, étant attachés à un même ensemble de droits et de devoirs sociaux et
politiques et plus généralement, participant à/d’une même histoire sociale et
politique...
L’origine ou
l’explication de cette identité peut être double : soit on considère que
c’est l’Etat qui a besoin du territoire pour réunir une communauté d’intérêts
particuliers ; soit on considère que c’est une communauté d’intérêts
individuels qui a besoin du principe de territorialité pour se donner un
principe d’ordre et de pouvoir supérieurs. Mais dans tous les cas, la
construction de cette identité englobante est directement et intrinsèquement
liée aux modes d’organisation du pouvoir et plus généralement du contrôle
social - qui n’est pas seulement politiquou qui est politique mais s’exprime à
travers diverses institutions : famille, école, justice... Il est
intéressant de voir que ces constructions dialectiques et réciproques des
principes de territorialité et d’autorité se combinent à différents niveaux et
relèvent de différents ordres.
Il faut donc tout de
suite commencer par dire que ce n’est pas le territoire lui-même, ce n’est pas
la relation directe entre la “ terre ” et une collectivité qui
fondent la communauté nationale. Ce n’est pas à une théorie des climats
(même tempérée...) qu’il faut se rattacher pour comprendre comment le
territoire, “ le terroir ” en l’occurrence, est à l’origine d’une
communauté élargie. Toutes les identités collectives établies à partir d’un
terroir, tirées simplement et seulement d’un terroir, c’est-à-dire des
caractéristiques physiques, naturelles spécifiques d’un territoire sont
fallacieuses. Une communauté (a fortiori quand elle est élargie comme l’est une
communauté nationale) ne se forme pas du fait que tous les membres qui la
composent, ayant vécu dans les mêmes conditions physiques et naturelles, se
ressemblent et s’assemblent. Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de
relation d’identité entre une communauté et le territoire qu’elle occupe.
Par contre, il est
indéniable qu’une rhétorique de l’enracinement a effectivement prévalu à la
fabrication de certaines nations et en particulier de la nation
française : l’enracinement est “ une composante à part entière du
patriotisme français et qui stipule que c’est à travers la prise de possession
d’un espace donné que se produit l’attouchement nécessaire des valeurs léguées
par le passé... ” [DUPUY, 1989 : 26].
En s’appuyant notamment
sur le fait que la France a été pendant longtemps un pays de paysans (Cf.
MICHELET), la terre a été abondamment utilisée pour asseoir un sentiment
national. La terre est mise en avant soit en tant qu’épouse ; soit le plus
souvent en tant que mère (“ la mère patrie ”) qui a alors pour
vocation de réunir tous ses fils. Dans les deux cas elle exige obéissance ou
fidélité c’est-à-dire qu’on la défende voir qu’on meure pour elle (Cf.
KANTORMOWICZ). Cette rhétorique de l’enracinement est régulièrement reprise par
un certain nationalisme “ qui conçoit la nation, à l’image de l’individu
et de la famille, comme un tout organique, formé par une longue suite de
générations, et comme tel, ne pouvant être ni partagé, ni modifié ”. [DUPUY,
1989 : 27].
Il est clair que le
territoire fonde une communauté nationale en fondant avant tout l’histoire, le
passé de la nation. Le territoire national, encore aujourd’hui, contient les
symboles de l’unité et de la continuité d’une collectivité nationale que rien
d’autre - pas même une langue - ne peut offrir. Par les
“ hauts-lieux ”, lieux témoins de “ hauts-personnages ” et
de “ hauts-faits ” nationaux qu’il renferme, il constitue une mémoire
collective qui fonde et entretient une entité collective. Ces hauts-lieux ou
lieux de mémoire, notamment ceux qui rappellent les morts pour la patrie ou les
plus grands représentants de la nation, ont une “ efficacité symbolique,
une capacité à représenter une continuité nationale et à susciter, par l’effet
d’une sacralité toute laïque, une émotion et une communion d’ordre
civique ”. [AUGE, 1989 : 7].
Le territoire national
constitue l’histoire collective nationale où chaque histoire individuelle peut
s’y retrouver, en en étant, d’une manière ou d’une autre, partie prenante. Même
si cette efficace s’affaiblit, le territoire national est fait de lieux et
notamment de monuments “ où se croisent des itinéraires individuels
différents et où parfois l’histoire singulière prend conscience de rencontrer
l’histoire collective - à l’occasion d’événements importants, éventuellement,
ou plus habituellement du seul fait de la pérennité monumentale dont chaque
individu éprouve plus ou moins obscurément le caractère provocateur. ”
[AUGE, 1989 : 11].
C’est cette importance du
temps et de l’histoire qui a fait que le territoire a fondé pendant longtemps
une collectivité en constituant une patrie, c’est-à-dire l’héritage,
concret, matérialisé transmis par les pères.
Il faut toutefois
remarquer qu’il se produit alors un “ raisonnement circulaire ” où
l’on ne sait plus qui du territoire ou de la communauté est premier par rapport
à l’autre et qui est fondateur l’un de l’autre.
Aujourd’hui, si des
individus participent d’un territoire d’une communauté, si des individus se
sentent appartenir à la fois à une collectivité et à un territoire élargis en
même temps que cette collectivité et ce territoire élargis leur appartiennent,
c’est sans doute pour des raisons différentes. C’est que certains individus ont
conscience de participer à la vie de leur pays par une activité particulière,
leur travail quotidien, leur vie sociale habituelle et plus simplement encore,
en s’inscrivant dans la continuité des générations.
Le territoire fonde une
nation du fait qu’il est objet et moyen d’un projet social, d’un projet
collectif supérieur et englobant. C’est dire aussi que le territoire fonde une
nation parce qu’il est la concrétisation et la manifestation tangible de
valeurs et de modes de penser partagés sur la vie en société. Ainsi, il peut y
avoir une relation d’identification (et non d’identité) entre une
communauté et le territoire qu’elle occupe (des individus, une communauté tout
entière “ se retrouve ” dans son territoire).
Le territoire rassemble
d’autre part une communauté en ce qu’il rassemble des identités différentes qui
ont besoin les unes des autres et qui se complètent pour constituer une entité.
Avec le territoire et par la diversité qui lui est attachée, chacun a besoin de
chacun, quelque soit son rôle et sa place dans la société. Ces identités
différentes sont bien sûr d’ordre économique : le territoire forme avant
tout une nation parce qu’il constitue un idéal autarcique. Mais cette
complémentarité est également sociale et culturelle.
Le territoire national
devient ainsi un espace sécurisé à l’intérieur de frontières. Chaque individu
et chaque communauté ressent le besoin d’appartenir à une entité qui le/la
dépasse pour se sentir en sécurité.
C.3.2.Territoire, territorialité et
citoyenneté
L’inscription dans un
territoire stato-national participe de la construction d’une identité sociale
supérieure et englobante du fait que l’ensemble de ce territoire est régi par
un même et unique système institutionnel (politique, juridique, administratif).
Il se forme une communauté sociale et politique à partir du même espace puisque
celui-ci, selon le principe de territorialité, soumet tous les individus qui
s’y trouvent à la même loi : au même ensemble de droits et de devoirs.
La famille, l’école, la
justice, le rapport au religieux, au pouvoir lui-même constituent par principe
une même matrice institutionnelle (au sens large) pour les individus vivant sur
un même territoire. Le territoire national est d’autre part le territoire d’une
langue, elle aussi ciment fondamental d’une collectivité élargie. Dans ce cas,
la “ simple ” appartenance à un territoire commun constitue ainsi les
bases fondamentales d’une identité collective transcendant les particularismes.[18]
Là aussi, il est possible
de caractériser cette cohésion sociale comme une cohésion minimale ou forcées
ou encore pour reprendre la terminologie de E. DURKHEIM, comme une
“ solidarité mécanique ” (où les individus, identiques s’assemblent
parce qu’ils se ressemblent et non parce que, différents, ils se complètent,
sont interdépendants dans une solidarité organique). Il semble toutefois que
seul ce type de solidarités semble permettre la coexistence d’individus en tant
qu'égaux (égaux devant la loi car égaux sur le territoire) dans une communauté
indifférenciée. C’est par l’homogénéisation du territoire que s'établit une
uniformité et donc une unité des individus [POULANTZAS, 1978 : 116]. Le
territoire et le principe de territorialité incarnent la communauté de
citoyens. L’individu trouve dans le territoire la personnification directe de
la société élargie à laquelle il appartient.
Mais dans le même temps
le territoire et le principe de territorialité sont utilisés plus dire, en tant
que tels par le pouvoir pour produire et reproduire une communauté nationale.
Car une société n’est pas et ne peut pas être aussi égalitaire et
indifférenciée dans la réalité que dans un projet politique, aussi bien
intentionné soit-il. L’Etat utilise en fait le territoire et la territorialité
pour structurer, organiser, hiérarchiser les différences et les contradictions
sociales.
Les rapports entre
classes sociales, entre jeunes et vieux, entre sexes, tous sont ordonnés par un
code spatial [LOSCHAK, 1978] qui les reproduit de manière à éviter toute
dé/conflagration sociale. La forme et l’organisation de l’espace permettent
notamment de distinguer le public du privé. Le rapport au pouvoir résulte
lui-même d’un code spatial formalisé : rapport centre - périphérie,
rapport ascendant / descendant ... Les choix politiques de l’Etat sont alors
déterminants dans la gestion des relations sociales inégales.
On a affaire cette fois à
une autre conception juridico-politique du territoire : “ le
territoire comme fonction de l’Etat ” : “ la conception du
territoire limite de la souveraineté est
insuffisante et d’ailleurs dépassée par les faits. [...] Les travaux
publics, la réglementation de la propriété foncière, l’exploitation des
richesses naturelles, la défense nationale, l’aménagement de la puissance
publique apparaissent toujours comme des activités séparées de l’Etat, alors que
toutes renvoient [...] à une même utilisation du territoire, à un territoire
qui est moyen d’action de l’Etat, et pas seulement un cadre géophysique de
compétence ”. [ALLIES, 1980 : 15].
Le rapport n’est donc pas
direct entre le territoire, le principe de territorialité et la communauté
nationale : le territoire incarne et personnifie avant tout l’Etat ;
le territoire représente en premier lieu l’Etat. L’individu ne retrouve, quand
il le retrouve, que bien indirectement un lien social supérieur à travers son
allégeance au territoire national. Le respect du territoire s’accomplit d’abord
en tant qu’allégeance à l’Etat, au pouvoir politique et non à la collectivité
qu’il est supposé représenter.
Ainsi Pierre LEGENDRE
écrit-il que “ le territoire n’est pas la simple division géographique, ni
la répartition des compétences hiérarchiques. Il est une manifestation quasi
épiphanique du pouvoir répandu sur l’humanité. Le territoire stipule une
crainte spirituelle et porte l’inscription d’une peur sacrée, lumineuse, dont
doit être entouré le pouvoir imaginaire, celui que personne n’a jamais vu, et
qui peut tout exiger y compris leur mort ” [1968 : 246].
Le territoire et le
principe de territorialité sont utilisés par l’Etat pour exercer son
“ monopole légitime de la violence ”, en tout cas pour la
surveillance et le contrôle des citoyens par une puissante administration et
des institutions spécialisées.[19]
Autrement dit, si le territoire est utilisé par le pouvoir politique pour créer
une communauté politique, c’est parce qu’il constitue un extraordinaire moyen
de manipulation et d’encadrement social.
Le territoire et le
principe de territorialité sont à la fois le support plus ou moins passif et le
moyen plus ou moins actif de la citoyenneté.
C.3.3.Le hiatus entre l’identité
individuelle et l’identité politique
Telle qu’on vient de
l’envisager, l’identité territoriale pose un double problème. D’une part, du
fait du raisonnement circulaire sur lequel elle repose, elle s’avère être
essentiellement une fiction dans laquelle les individus veulent ou non
se projeter. D’autre part, et cela est très certainement le plus déterminant,
il résulte de ce lien entre l’Etat et le territoire plutôt une atomisation
du corps social que la consécration d’une collectivité : “ en fait,
la territorialisation du politique va de pair avec l’individualisation des
rapports sociaux et sanctionne le dépérissement des allégeances
communautaires : livré à lui-même, l’individu se réfère à un espace qui
est le sien et sur lequel il sait que s’exerce sur lui une autorité qui le
contraint [...] ” [BADIE, SMOUTS, 1995 : 35].
Il s’agit en fait d’un
seul et même refus (ou incapacité) par l’Etat de prendre en considération le
niveau collectif des identités en général et des identités territoriales
collectives en particulier. Il y a un hiatus entre l’individu et la communauté
nationale et seule une certaine fiction est possible pour passer de l’un à
l’autre. Autrement dit, le territoire et la territorialité sont utilisés par le
pouvoir et n’existent essentiellement qu’en tant que métaphore d’une
communauté politique. Le territoire et la territorialité, à travers l’identité,
représentent l'unité et la continuité de la communauté, ils représentent
à travers la citoyenneté, l’ordre et l’égalité des citoyens au sein de la
communauté.
On se rend donc compte
que le territoire et la territorialité participent de la construction des
identités (et pas seulement de l’identité territoriale) à divers niveaux et de
manières diverses. Mais il faut maintenant tenter de retrouver au-delà de cette
diversité une unité des modalités de la construction des identités par le
territoire (et des territoires par l’identité). Il faut maintenant avoir une
approche transversale des identités territoriales.
D.
Nouveaux territoires et nouvelles identités
D’après certains observateurs, l’échange généralisé et
notamment l’essor des réseaux que nous connaissons, obligerait à abandonner
territoire et territorialité. Pour d’autres au contraire, les réseaux
renforceraient la territorialité qui garderait une fonction fondamentale par
rapport au lien social.
D.1. Les réseaux, les
“ non-lieux ” ou la fin des territoires
Les nouveaux moyens de déplacement et de circulation à la
fois des hommes, des informations et des marchandises auraient,
schématiquement, apporté le même type de modifications des rapports sociaux à
l’espace. Cette nouvelle mobilité ou cette mobilité accrue aurait dans tous les
cas atteint les relations entre individus et entre groupes, les relations des
individus à leur espace et par conséquent, les identités (notamment
territoriales) des individus.
Jusqu'à maintenant, la
logique du territoire et de la territorialité inscrivait les relations sociales
dans la durée et elle les circonscrivait dans un certain espace et à un certain
nombre de personnes, les rendant directes, maîtrisées. Bref, la logique
territoriale était plutôt une logique de fermeture, pétrie par le passé.
Maintenant au contraire, l’espace serait définitivement ouvert, éclaté :
le temps compressé, aboli ; les distances, les limites disparues.
Il s’imposerait
aujourd’hui une logique de réseau : l’individu est l’élément
(“ le noeud ”) de référence à partir duquel se construit un réseau de
relations socio-spatiales fort complexifié et “ désidentifié ”. Le
cadre de référence (qu’il s’agisse des lieux ou des personnes voire des
représentations et des valeurs sociales) est pluriel, changeant et finalement
pour une part interchangeable car désincarné, “ dé-spécifié ”.
M. AUGE[20] cite en exemple les
zones de transit (gares, aéroports), aux voies de communication (autoroutes,
échangeurs ...) ou les grandes surfaces commerciales (et à l’usage de la carte
bancaire ...). Il laisse entendre que
nous passons et investissons tous, ou la plupart d’entre nous, une partie
importante de notre temps dans ces “ non-lieux ”. La
“ surmodernité ” c’est-à-dire la modernité poussée dans ses extrêmes
et ses excès, correspondrait à un “ excès d’espace ” en même temps
qu’à un “ rétrécissement de l’espace ” où l’histoire s'accélérerait
(excès d’événements) et où les référents collectifs, sociaux
s'individualiseraient. Des territoires et territorialités, il ne resterait plus
que des individus faits de “ solitude et de similitude ”, “ où
ni l’identité, ni la relation, ni l’histoire ne sont symbolisés ”.
Pour ce qui est de la
désidentification des relations socio-spatiales (c’est-à-dire des lieux et des
personnes) induite par le fonctionnement réticulaire qui nous intéresse ici
plus spécifiquement on peut trouver une première interprétation dans la thèse
défendue à plusieurs reprises par Michel MAFFESOLI. Ce dernier veut rompre et
se défaire de certaines dichotom : la masse (pôle englobant) et la tribu
(cristallisation particulière), la statique (espace, structures) et la
dynamique (histoires, discontinuités). Pour ce faire, M. MAFFESSOLI
“ [aimerait] faire ressortir que la constitution de microgroupes, de
tribus qui ponctuent la spatialité, se fait à partir du sentiment
d’appartenance, en fonction d’une éthique spécifique et dans le cadre d’un
réseau de communication ”.
Comme il l’avait déjà
exprimé dans Le temps des tribus : “ la délimitation
territoriale [physique et symbolique] est structurellement fondatrice de
multiples socialités ” ; “ les réseaux [...] peuvent être
considérés comme l’inscription spatiale de la multiplicité de goûts, de modes
de vie, de passions et d’expériences qui font qu’une société est ce qu’elle
est ”. Contrairement à l’approche de M. AUGE, M. MAFFESOLI voit dans les
espaces quotidiens (cafés, école, telle rue ...) une multiplicité de lieux
sécrétant leur valeurs propres, et faisant fonction de ciment pour ceux qui font
ces valeurs et qui leur appartiennent.
On peut donc penser que
la facilité plus grande de posséder des repères communs, de maîtriser des codes
généraux, de partager sinon une langue du moins un langage collectif permet la
rencontre des spécificités. Cet échange élargi engage à adopter, intégrer des
caractères identitaires différents et/ou en se confrontant à eux, à
(re)connaître et consolider les siens. Les outils et les pratiques (au sens
large) qui sont utilisés pour communiquer (au sens large) comme les objets
échangés (idem) eux-mêmes, peuvent transmettre non seulement des valeurs
universelles mais également dans le même temps (peut-être précisément pour les
contrecarrer) des sentiments inconnus, des expériences originales, etc.
Les réseaux sociaux et
techniques ont de fait toujours permis et organisé la vie sociale des individus
et des groupes et donc de leurs territoires et territorialités. Un territoire
n’est sans doute pas autre chose que l’identification et la délimitation d’un
système de réseaux cohérent et stable à un moment donné pour un individu ou un
groupe donné. Et la territorialité est le mode de gestion et de structuration à
la fois physique et symbolique d’un ensemble de réseaux matériels et culturels.
D.2.Des réseaux
renforçant les territoires individuels: les espaces-temps des NTIC
Il semble en fait que si
nous sommes de plus en plus amenés à conclure à la disparition des territoires
et de la territorialité c’est parce que nous nous retrouvons de plus en plus
dans l’incapacité de les penser dans leur nouvelle configuration, dans la nouvelle
configuration de leur fonction, de leur rôle.
Pourtant, certains ont
déjà mis en place de nouveaux concepts ou du moins de nouvelles approches pour
atteindre ces réalités polymorphes, hybridées...
Francis JAUREGUIBERRY
observe que les individus qui utilisent beaucoup les “ nouvelles
technologies d’information et de communication ” (N.T.I.C.) et qui
sont censés être profondément déterritorialisés sont en fait amenés à confirmer
les échanges formels établis grâces au N.T.I.C. par des échanges concrets. Ce
qui les amène à se déplacer davantage.
Ainsi F. JAUREGUIBERRY
remarque que, paradoxalement, plus il y a de télécommunications et de
téléinformations et plus il y a de déplacements concrets. Il observe en fait
qu’il y a chez la plupart des gros utilisateurs de N.T.I.C. une survalorisation
du face à face. L’individu qui est imbriqué dans un important réseau de
relations ressent tout particulièrement la nécessité de maîtriser et de
contrôler ses relations, ou certaines d’entre elles, par un contact à la fois plus
direct et plus informel (“ le face-à-face permet en effet un très subtil
échange d’impressions entre les interlocuteurs grâce au partage d’un même
espace-temps et à l’usage de l’ensemble de leurs sens ”.
De la même façon, et cela
est peut-être encore plus déterminant, ces individus sont amenés à valoriser en
plus, à coté de leurs échanges éclatés dans l’espace, un territoire local.
Celui-ci “ renvoie à la permanence, à ce qui fut avant et sera après soi,
à cette vérité que ce n’est pas les lieux qui sont éphémères (encore que tout
soit fait pour) mais ceux qui y passent ” [Ib. : 5-6]]. Ce territoire
local est construit (“ fantasmé ” selon F. JAUREGUIBERRY) en
contrepoint de l’espace et de l’espace-temps des N.T.I.C. : il est fait de
stabilité, d’authenticité et il permet la réflexion, le retour sur soi ..., il
correspond au temps de l’attente, du différé, du rêve, de l’anticipation et de
l’espoir ”.
Ainsi, au niveau
individuel, en même temps qu’une inscription dans des réseaux délocalisés ou
multilocalisés, internationaux et
mondiaux se produirait un réinvestissement du local, et finalement des
propriétés et des fonctions des territoires et de la territorialité. Le réseau
attire le territoire et provoque la “ reterritorialisation ”.
Territoire et réseau se nourrissent l’un l’autre. Il faut dépasser la
dichotomisation.
Mais il est encore plus
intéressant pour nous de voir comment les territoires renforcent des
territoires collectifs.
D.3. Des réseaux renforçant des
territoires collectifs: les DIASPORAS
Les recherches menées ces
dernières années sur la mobilité des hommes, c'est-à-dire sur le phénomène
migratoire et plus particulièrement sur les diasporas sont
particulièrement intéressantes pour comprendre ce qui se passe au niveau
collectif.[21] En effet, il semble
que tous les auteurs observent que la communauté d’une diaspora est très
souvent amenée à conjuguer à la fois une forte territorialité voire une
forte tertiarisation et une
pluri-territorialité, une territorialité évolutive, voire une
“ exterritorialité ” [MA MUNG].
Ainsi Michel BRUNEAU
explique-t-il dans un essai de comparaison que les diasporas existent (à
l’opposé des Etats-nations) sur le mode du transnational et donc comme des
“ organismes extrêmement décentralisés, polycentriques, aux limites très
floues, mal définies ”, avec un “ espace discontinu et réticulé [...]
hétérogène, polycéphale ...”. Mais il montre également comment elles
s’organisent à partir de marqueurs territoriaux “ à forte valeur
symbolique ” tels que la maison mais aussi et surtout des lieux de culte
ou de culture : les édifices religieux ou les sièges d’association
ethniques sont les lieux de la mémoire et de la continuité, de la renaissance
et de la résistance identitaire culturelle, politique, économique ... ”.
EMMANUEL MA MUNG a plutôt
tendance à observer à partir de l’exemple de la diaspora chinoise que les
membres d’une diaspora vivent des non-lieux, des utopies (en tant qu’a-topies)
qui préfigurent une certaine fin des territoires. Une fois intériorisés les
caractères essentiels de la diaspora, c’est-à-dire la multipolarité de la
migration (ou dispersion) et l’interpolarité des relations avec le pays
d’origine et entre les différents pôles de la migration [1994 : 107] les
membres de la diaspora feraient de leur culture le seul référent
territorial : “ [...] le rapport à la culture se présente comme
substitut au rapport à la mère-patrie, entité humaine et territoriale ”,
“ le corps social devient le territoire en tant qu’il permet de fixer
l’identité individuelle et collective [...] ”.
Mais dans le même temps,
E. MA MUNG explique en fait (il faut pour cela renverser sa démonstration) que
le mouvement, la fluidité, l’ubiquité constitutifs de la diaspora ne sont
possibles, ne s’organisent et ne sont pensables que parce qu’il y a un ici et
un ailleurs : ailleurs est ici car ici est ailleurs ... Cette dialectique
laisse entendre qu’il y a bien une territorialité ou comme l’auteur le dit
lui-même : une
“exterritorialité ”. Or une exterritorialité ne suppose-t-elle pas
ipso-facto une territorialité ? Par cette notion E. MA MUNG entend en
effet la construction d’un espace imaginaire, fantasmé, reconstruit à l’échelle
internationale : un “ territoire imaginaire parce que désiré,
convoqué mais jamais réalisé ”. C’est donc bien qu’il y a territoire et
territorialité : “ [Ailleurs] doit rester ailleurs parce qu’ainsi il
garantit d’être ici ” [Ib. : 111]. Peut-être est-il même possible de
dire que ce territoire et cette territorialité sont plus forts et pprégnants
que d’autres en ce qu’ils sont plus fortement rêvés et investis de
projets ?
D.3. “ territoire
circulatoire ”, “ territorialités nomades et sédentaires ”
A.TARRIUS a proposé dans
le cadre d’une “ anthropologie du mouvement ” le concept de “ territoire
circulatoire ”. A travers ce concept, il veut montrer que
“ l’ordre né des sédentarités n’est pas essentiel à la manifestation du
territoire ” et que “ la mobilité spatiale exprime bien plus qu’un
mode d’usage des espaces, un déplacement d’activité à activité, mais aussi des
hiérarchies sociales, des reconnaissances identitaires qui donnent force et
pouvoir ”.
C’est ensuite à partir de
l’exemple des commerçants maghrébins de Marseille sur lesquels il a longuement
travaillé que A. TARRIUS a pu préciser son concept central. A travers ces
territoires circulatoires, il y a “ productions de mémoires collectives et
de pratiques d’échanges sans cesse plus amples, où valeurs éthiques et
économiques spécifiques créent culture et différencient des populations
sédentaires ”. Car le propre du territoire circulatoire est de se superposer
aux autres espaces et à leurs frontières (espaces résidentiels, espaces
délimités administrativement ...).
Xavier PIOLLE a proposé,
dans le même esprit, de parler de territorialité nomade et de territorialité
sédentaire. Caractérisant la territorialité comme “ [implicant] à
la fois un investissement différentiel des lieux de “ vie ” - au sens
le plus large du mot - et une mémorisation collective de ces lieux, permettant
ainsi la constitution d'un ensemble collectif de référence ”. X. PIOLLE parle
de territorialité sédentaire “ lorsque ces lieux sont proches, qu’ils
établissent un espace continu et qu’ils sont majoritairement partagés par ceux
qui “ vivent ” dans cet espace, comme référence commune et première,
voire unique. Si les repères spatiaux sont dissociés, distants et différents
d’un groupe à l’autre, on traitera de “ territorialité nomade ”.
Cet auteur rejoint ainsi
les perspectives de M. MAFFESOLI : “ ce n’est pas en général la
proximité géographique qui construit le groupe, mais une proximité de goûts, de
pratiques communes qui doivent être vécues dans un même lieu et au même
moment ”. Il y a donc un jonglage, un jeu complexe entre ces différents
territoires et territorialités où est mise en valeur tantôt une territorialité
sédentaire (sur un “ espace territoire ”) tantôt une territorialité
nomade (sur un “ territoire délocalisé ”).
*********************************************************************
RESTE DU TEXTE
A- Territoire et identité:
choix et enjeu des concepts
Le territoire et
la territorialité sont des concepts aux tenants épistémologiques et aux
aboutissants idéologiques trop marqués pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en
justifier le choix d’un point de vue terminologique (1) et d’en mesurer l’enjeu
scientifique (2).
A.1.Les concepts de Territoire et de
Territorialité
Le but poursuivi est
d’atteindre le système de relations socialement et culturellement produites,
structurées et codifiées entre des individus et leur espace ou entre des
individus à propos de leur espace. Or, si on peut considérer avec certains
auteurs qu’il existe finalement une terminologie satisfaisante pour parler de
cet espace (milieu, environnement, paysage, région ...), il en est tout
autrement quand il s’agit de désigner la relation sociale à cet espace
et plus encore quand il s’agit des codes sociaux attachés à cet espace.
Les concepts intégrant de
manière spécifique la dimension sociale et culturelle d’un territoire
pourraient être présentées ici sous deux types. Le premier, plutôt issu des
emprunts réciproques des géographes et des sociologues, renfermerait d’une part
les concepts relativement explicites mais néanmoins généraux d’espace perçu ou
représenté [BAILLY, 1986], d’espace de vie ou vécu [FREMONT, 1974], d’espace
social (très général) et d’autre part des concepts plus spécifiques tels que
celui de médiance [BERQUE, 1990] ou de formation socio-spatiale
[DI MEO, 1987, 1990 b] ou, plus ancien, de proxémie [HALL, 1978 (1966),
1984 (1959)].
A.1.1. Quelques
remarques théoriques et méthodologiques sur le Territoire:
Le concept de territoire
et surtout celui de territorialité sont primordiaux et se différencient
fondamentalement des concepts d’espace perçu, d’espace vécu ou d’espace social.
Avec ces concepts, les individus peuvent être considérés comme isolés, passifs
et distants par rapport à l’espace de référence. Au contraire avec le
territoire et la territorialité, les individus sont directement impliqués et
actifs dans un collectif. Analyser l’espace vécu et perçu est un préalable à
et/ou une dimension de l’analyse de la territorialité des individus mais non
une fin en soi. L’analyse du territoire et de la territorialité doit renvoyer à
l’implication de l’individu dans sa société.
Ces divers arguments [22] nous ont permis de
clarifier les concepts de territoire et de territorialité et les réalités
qu’ils recouvrent. Il y a bien, comme on a proposé de le voir, territoire et
territorialité quand il y a appropriation plus ou moins exclusive à
travers le temps d’un espace (qui est l’espace d’un pouvoir) par
la défense de frontières vis à vis d’un extérieur, d’un étranger
à quoi, à qui est opposé cet espace. Mais cela ne signifie pas que cet espace
soit continu, homogène, unipolarisé (c’est-à-dire essentiellement fait de
proximité, de frontières fixes et uniques).
Autrement dit, ce n’est
pas parce que l’espace change (allongement des distances, déplacement des
frontières, accélération des déracinements...) et que les modalités de la
relation à l’espace s’en trouvent modifiées (zapping spatial, ancrages
ponctuels...) que le territoire et la territorialité s’en trouvent
nécessairement destructurés et qu’il n y a plus ni territoire ni territorialité
(disparition d’un rapport d’appropriation, d’une défense d’un espace de pouvoir
.).
On peut même déjà faire
l’hypothèse que c’est lorsque cet espace est le plus instable et changeant que
le territoire et la territorialité, leur fonction et leur fonctionnement,
s’affirment le plus.
La
problématique à la base de la disparition des territoires et des
territorialités est très probablement plus générale : quel que soit le
terrain (dans les pays du Nord ou du Sud) ou l’objet étudié (les échanges
économiques ou culturels), il s’agit de savoir quel intérêt on accorde aux
retours des identités locales, des ancrages territoriaux, quelle dynamique on
attribue aux revendications, aux résistances et à la renaissance des identités
territoriales face aux processus de globalisation, d’uniformisation des
cultures, des sociétés.
Sans doute est-ce au
niveau politique que la problématique de la territorialité et du collectif se
révèle véritablement. En effet, des phénomènes d’inter-, de trans- ou de
multi-nationalisme s’avèrent être à la fois des phénomènes de déliquescence de
la territorialité et en même temps des phénomènes de résurgence et de
résistance de la territorialité. Les territoires et la territorialité sont utilisés
à la fois pour abandonner, nier et détruire certaines allégeances, se défaire
de certains rapports de force et ré-imaginer, recomposer, se redonner une
certaine autonomie, une capacité d’action.
C.3.Le principe de
territorialité des politologues
Il semble que la question
de la fin des territoires se pose en fait avec le plus d’acuité et d’intérêt au
niveau des identités et des territorialités politiques. Pour certains
politologues ou juristes spécialistes des relations internationales, le territoire
et la territorialité étaient jusqu’il y a peu (et depuis les Traités de
Westphalie [BADIE, 1995 ; BADIE, SMOUTS, 1996, a, b]) un mode de
régulation transcendant, stable et efficace des relations
entre les sociétés dans le système international et entre les différentes
cultures au sein de chaque société. Territoire et territorialité permettaient
par et au sein des Etats-nations, la coexistence harmonieuse des identités
c’est-à-dire leur respect réciproque et constituaient donc la base de la
démocratie.
Aujourd’hui, ces valeurs
et fonctions déterminandu territoire et de la territorialité auraient disparu
ou tendraient à disparaître au profit de la montée en puissance des identités
culturelles (au sens large). A l’ordre d’un “ monde international ”,
succéderait le désordre d’un “ monde inter-identitaire ” fait d’une
diversité de territoires et de territorialités mouvants et conflictuels.
L’allégeance prioritaire des individus ne s'effectuerait plus à l’égard de
l’Etat-nation et de sa légitimité territoriale “ naturelle ”, mais
envers des appartenances identitaires multiples, exprimées entre autres à
partir de revendications territoriales.
Pour ces auteurs, il
s’agirait ainsi de la “ fin des territoires ” : non pas de la
fin des territoires en soi, mais de la fin des territoires légitimes, de
la fin des territoires du pouvoir et de l’allégeance légitimes. Le modèle de
cette légitimité étant, répétons-le, celui, apparemment
“ universel ”, de l’Etat-nation et du système inter-national qui ne
peut être appliqué aux nombreuses et diverses revendications territoriales
identitaires.
Le cœur de la
problématique posée par les politologues et les juristes à propos de la fin des
territoires est en fait de considérer qu’il n’y a plus ni territoire ni
territorialité puisqu’il n’y a plus de communauté politique transcendant les
cultures, puisque le territoire et la territorialité ne sont plus des principes
régulateurs dépassant les identités (notamment culturelles). Au lieu de cela,
la fonction du territoire et de la territorialité est inversée : ils sont
aujourd’hui utilisés pour valoriser, vivre et “ exercer ” ses
appartenances identitaires et ce renversement signerait leur fin.
Or il nous semble que les
bases sur lesquelles repose cette thèse sont discutables. On peut commencer par
se demander s’il est possible de retrancher de la définition des identités
politiques et notamment nationales leur dimension et leur composante
identitaire et culturelle. Y compris dans le cadre de l’Etat-nation, à
l’origine, en amont, la territorialité s’est construite et se construit à
partir d’une identité sociale et culturelle spécifique. Dans ses effets, en
aval, la territorialité a besoin et repose sur des médiateurs culturels pour
fonctionner.
De même, François THUAL
écrit-il, lui aussi de manière fort problématique selon nous : “ Si
la reconnaissance de l’identité d’un groupe et sa défense ont été la marque de
progrès politiques depuis deux cents ans, l’outrance identitaire risque
d’amener une formidable régression des relations internationales ”.
[1995 : 175]. Comment départager les revendications identitaires qui sont
à la base de davantage de démocratie de celles qui choisissent “ le
délire, le délire de la haine ” [Ib.] ?
Il semble aujourd’hui que
ce principe de territorialité fasse de moins en moins sens (anomie
politique,diminution de la participation politique ...) pour nombre d’individus
et de communautés. Se pose la question de la légitimité territoriale des
Etats-nations face à celles des diverses revendications territoriales identitaires
(locales, régionales, transnationales ...).
Si autrefois le principe
de territorialité liait de manière systématique, directe et exclusive, tout
individu à l’Etat (où l’appartenance à une communauté restait par conséquent de
l’ordre de la sphère privée), aujourd’hui, les individus mettent en avant leurs
appartenances communautaires territorialisées pour à la fois participer à la
mondialisation et aux échanges internationaux et résister à la globalisation et
à l’uniformisation. Les ancrages identitaires servent d’intermédiaires et de
médiateurs entre le local et le global.
Cela ne signifie pas que
le principe de territorialité disparaisse mais qu’il se déplace, qu’il
s’investit ailleurs et autrement, à un autre niveau, à une autre échelle.
l’Etat et l’Etat-nation n’occupent plus la place centrale, la place unique du
principe de territorialité défini plus haut. Cela ne signifie pas non plus que
tous les Etats-nations existants ou en voie de constitution vont disparaître
mais il est clair que des aménagements et des bouleversements plus ou moins
violents et meurtriers vont se produire en deçà et au delà des Etats-nations
(décentralisation, régionalisation, fédéralisme, transnationalisme...).
3/ Recherche des
catégories structurantes de la territorialité :
C’est
bien le système symbolique en lui-même qui nous importe et non ramené à un
ethos, un habitus de classe. S’il est intéressant et indispensable de relever
la pluralité des représentations des valeurs et normes territoriales, ce n’est
pas pour les ramener à et les expliciter par la classification des acteurs, de
leur statut ou rang social, mais pour les comparer et en déduire des catégories plus générales.
Bien qu’étudiées chez des individus et des individualités, les représentations
de la territorialité ne sont donc pas recherchées pour leur spécificité, leur
particularité sociale mais bien pour la généralisation et la comparaison
qu’elles renferment.
Repérer l’ensemble des catégories récurrentes de la
territorialité c’est repérer les catégories identiques - en tout cas comparables - que l’on retrouve
chaque fois qu’il est question de territoire et de territorialité. Pour dégager
de telles catégories de la diversité et de la pluralité des vécus et des
expériences de la territorialité, il
faut atteindre des catégories
générales et élémentaires, c’est-à-dire des catégories soit englobantes (qui
contiennent d’autres) soit originaires (d’où en partent d’autres).
On pourrait parler de catégories génériques dans le sens
où elles représentent des catégories-types à partir desquelles on peut tirer et
retrouver des catégories spécifiques, originales. Enfin et surtout, les catégories recherchées
sont structurantes : ce sont celles qui donnent une “ règle ”,
un modèle territorial à partir duquel sont élaborées différentes variations et
combinaisons (“ modalités ”) de la territorialité.
Ces catégories coexistent en effet sous la forme et à
l’intérieur d’un système où la modification d’un des éléments entraîne la
modification des autres éléments et du système dans son ensemble. C’est la
première condition posée par Cl. LEVI-STRAUSS par parler de structure :
“ En premier lieu, une structure offre un caractère de système. Elle
consiste en éléments tels qu’une modification quelconque de l’un d’eux entraîne
une modification de tous les autres. ” [1974 (1958) : 332].
Il s’agit de
retrouver, avec les catégories structurantes, le modèle qui organise leurs
interactions. Ce modèle est nécessaire à l’observation et l’étude même de
l’institution : “ on ne peut comprendre un phénomène que si on a
d’abord défini l’ensemble auquel il appartient ” [SEVERI, 1988 :
143]. Ce modèle est issu de l’observation et de la comparaison d’institutions
dans des situations culturelles et géographiques diverses et différentes. Mais
il est en même temps issu d’un travail théorique de généralisation quant à
l’articulation et les interactions entre les éléments. Ce modèle combinant des catégories structurantes ne ressort donc
pas de l’ordre de la réalité empirique, il est élaboré comme modèle
intermédiaire entre les variations, les combinaisons (les modalités)
observables et les structures proprement dites qui leur donne sens.
La construction de ce modèle est à rapprocher de la
construction de l’idéal-type de Max Weber : l’idéal-type ou type idéal est un “ concept de référence
n’existant qu’à titre d’idée, mais construit à partir de l’expérience et que
l’on obtient en “ accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude
de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets [...] qu’on ordonne [...]
pour former un tableau homogène ” grâce auquel on peut dresser et analyser
ce qui est observé dans la réalité empirique ” [MORFAUX, 1980].
Là encore, on peut s’appuyer sur la notion de structure
chez LEVI-STRAUSS : “ Le principe fondamental est que la notion de
structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empirique, mais aux modèles
construits d’après celle-ci. Ainsi apparaît la différence entre deux notions si
voisines qu’on les a souvent confondues, je veux dire celle de structure
sociale et cellede relations sociales. Les relations sociales sont la matière
première employée pour la construction des modèles qui rendent manifeste la
structure sociale elle-même. En aucun cas celle-ci ne saurait donc être ramenée
à l’ensemble des relations sociales, observables dans une société
donnée ”. [Ib. : 331-332].
Il ajoute : “ Les recherches de structure ne
revendiquent pas un domaine propre, parmi les faits de société ; elles
constituent plutôt une méthode susceptible d’être appliquée à divers problèmes
ethnologiques (pour nous la territorialité), et elles s’apparentent à des
formes d’analyse structurale en usage dans des domaines différents ”.
[Ib. : 332]
En parallèle de la
recherche des catégories structurantes de la territorialité, est recherchée la
raison, la fonction de la territorialité : à quoi sert la territorialité
en tant qu’institution sociale ? quelle est sa raison d’être ? à
quelles fonctions renvoie-t-elle ? quelle fonction remplit-elle ? Rechercher une raison ou
une fonction à la territorialité consiste à pouvoir mettre en relation
cette dernière avec d’autres phénomènes
sociaux, établir des liens
d’interdépendances, de correspondances
entre elle et eux, et tirer du sens des significations de ces interactions.
Ainsi, dans une première acception, la recherche de la
fonction “ consiste à fonder l’interprétation d’un fait social sur la ou
les relations qu’il entretient, à un
moment donné, avec un ou plusieurs autres faits sociaux au sein d’un ensemble
dont il n’est pas nécessaire de supposer qu’il est entièrement structuré ”
[LENCLUD : 69]. Dans cette approche, la notion de fonction “ [...]
réfère seulement à la notion de correspondance entre des faits ou encore
d’interdépendance relative ; au maximum, à celle de variation à dépendance
mutuelle ”. [Ib. : 70-71].
Mais l’approche en terme de fonction peut aller beaucoup
plus loin. La fonction est appréhendée comme “ réponse à certains
besoins, satisfaction de certaines exigences. On explique alors les institutions
sociales ou culturelles propres à une société en les présentant comme autant de
solutions à des problèmes généraux qu’affrontent toutes les sociétés ”. [Ib. : 71].
La notion de fonction contient la notion de visée intentionnelle, de finalité
recherchée.
La recherche et l’étude de la fonction de la territorialité est donc la recherche et
l’étude de la finalité visée, l’intentionnalité recherchée de l’institution
sociale qu’est la territorialité : “ [...] toute théorie
fonctionnaliste postule l’existence d’une sorte d’objectif général que chaque
institution, au sein d’une société, aurait pour fonction de contribuer à lui
faire atteindre ”. [Ib. : 110].
Pour autant, il s’agit bien de rechercher la fonction et non la fonctionnalité,
l’utilisation plutôt que l’utilité de la territorialité. C’est pour cela qu’il
vaudrait mieux utiliser le terme de raison plutôt que celui de fonction de la
territorialité. La notion de raison renvoie au principe d’explication et de
raisonnement, de jugement et de justification qui organise et gouverne une
institution telle que la territorialité.
Il s’agit de
retrouver le principe d’intelligibilité qui fait que l’institution qu’est la
territorialité répond à une nécessité de gérer et de structurer un être
ensemble, un collectif. Autrement dit, en recherchant la fonction de la
territorialité, on recherchera ici le principe supérieur à partir duquel la
territorialité, au même titre que toute autre institution sociale, permet
l’échange et l’articulation des identités. S’il y a fonction ici, ce n’est que
pour la ramener à la nécessité de l’échange.
Les
limites d’une telle approche :
Ces choix d’approches de la territorialité peuvent être
rapprochés de ceux effectués dans le cadre du structuro-fonctionnalisme.
Les limites ou les dangers de cette perspective ont déjà été soulignés. Le
premier de ceux-ci est de penser au niveau synchronique et de négliger la
dimension historique et notamment évolutive.
La seconde limite du structuro-fonctionnalisme serait d’imposer
des structures aux individus et une fonction à des institutions sans tenir
compte des interprétations, du sens et des significations que les individus
leur donnent (et à partir de là, de la maîtrise qu’ils en ont).
C‘est ce que, probablement, Marc AUGE a explicité en
suggérant que “ [...] les systèmes symboliques ne sont efficaces que pour
autant qu’ils signifient et fonctionnent à la fois ” et
que “ [...] la mise en relation globale des différents ordres
symboliques n’était jamais effectuée par aucun acteur social (sauf s’il se
transformait lui-même en observateur) mais que, pour autant, la liaison interne
de ces différents ordres n’était absente d’aucun d’entre eux, ni la conscience
de cette liaison de la logique d’aucune pratique [...] ” [1978 :
152].
En fait, le danger essentiel contenu dans le
structuro-fonctionnalisme est très certainement son formalisme - dont
LEVI-STRAUSS se défend - qui “ ne voit dans les constructions formelles de
la science que de simples schèmes conceptuels dépourvus de réalité, et réduit
la science à un discours dont la cohérence et non l’adéquation au réel,
garantit la validité ”.[LIPIANSKY, 1973 : 293].
Pour résumer, nous
partons d’une hypothèse selon laquelle les individus se donnent, pour vivre
ensemble, la territorialité comme institution sociale, c’est-à-dire comme
système de valeurs et de normes sociales. Et notre questionnement porte sur ces
catégories qui structurent la territorialité comme institution sociale.
Quelles sont les valeurs
et les normes territoriales intériorisées par les individus ?
C-) Représentations et
interprétation de représentations de la territorialité
Pour être en mesure
d’atteindre la dimension identitaire et notamment la dimension collective que
chaque territorialité individuelle renferme, nous appréhendons le territoire et
la territorialité à partir des registres de légitimation des individus (1) et
de leurs représentations sociales (2) et
par un travail d’interprétation de ces derniers (3).
1) La production de légitimations
Si l’on revient à son
sens étymologique, l’institution est le fait d’établir ou de fixer un état de
choses socialement, dans l’idée de dresser ou d’éduquer socialement. Autrement
dit, c’est “ le sens classique d’instituer un peuple : de faire
passer de l’état de nature une collection d’individus mus par des passions
qui les isolent ou les opposent, à
l’état social où ils reconnaissent une autorité extérieure à leurs intérêts et
à leurs préférences ” [BOUDON, BOURRICAUD, 1986 (1982)]. Instituer, c’est
faire tenir ensemble, c’est organiser, structurer pour faire se constituer une
unité, un tout face à la diversité, “ l’Un ” dans le multiple.
La formulation d’un tel
dessein ne peut qu’amener à rechercher les raisons que se donnent les individus
pour adhérer à un collectif. Plus exactement, c’est à la problématique de la légitimité,
de la légitimation que l’on a envie de s’intéresser. Réfléchir sur la
légitimité d’un comportement ou d’un discours, c’est réfléchir sur la
conformité et donc l’acceptation de ce comportement ou de ce discours par un
collectif. C’est donc réfléchir sur la façon dont l’individu transforme son
discours pour le rendre intelligible, se raisonne pour rendre acceptable son
comportement. Mais c’est aussi réfléchir sur la représentation que se fait un
individu de la communauté à laquelle il appartient et de ce que devrait être
pour lui, la communauté idéale qui accepte son comportement, son discours.
2) Analyse des représentations sociales
Une représentation
sociale [23] est “ une forme
de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant
à la construction d’une réalité commune à un ensemble social ” [JODELET,
1989 : 36].
Il peut être important de
savoir et de garder à l’esprit en outre que : a) “ ces
représentations forment système et donnent lieu à des “ théories ”
spontanées, versions de la réalité qu’incarnent des images ou que condensent
des mots, les uns et les autres chargés de significations ” ; b)
“ à travers ces diverses significations, les représentations expriment
ceux (individus ou groupes) qui les forgent et donnent de l’objet qu’elles
représentent une définition spécifique. Ces définitions partagées par les
membres d’un même groupe construisent une vision consensuelle de la réalité
pour ce groupe ”. ; c) “ Cette vision, qui peut entrer en
conflit avec celle d’autres groupes, est un guide pour les actions et échanges
quotidiens ” ; d) des “ instances et relais institutionnels, des
réseaux de communications médiatiques ou informels interviennent dans
l'élaboration des représentations, ouvrant la voie à des processus d’influence,
voire de manipulation sociale [...] ” [Ib : 35].
Il s’agit en effet pour
nous de se demander quelles sont, pour chaque individu, ses représentations de
la territorialité et comment elles recouvrent des représentations communes,
mais également et surtout comment il les explique, les justifie. Ce qui nous
intéresse, c’est le sens, la signification qu’il leur attribue.
Et ce sont le sens et la signification en eux-mêmes, pour eux-mêmes qui nous
intéressent ainsi que l’explication, l’interprétation et la justification de
ces significations. Il est tenté de rendre compte du système symbolique, de
mettre à plat l’univers social dans lequel sont insérées les
représentations renvoie donc bien à l’idée d’une “ pensée
constituée ” et intériorisée par les individus, “ comme des réalités
préformées, des cadres d’interprétation du réel, de repérage pour l’action, des
systèmes d’accueil des réalités nouvelles ”. (emprunté par GRIZE,
1989 : 159).[24]
Nous distinguons ainsi
les représentations de la territorialité elle-même (c’est-à-dire tous les
éléments : idées, sensations, vécus, expériences... qui font la
territorialité) des représentations des règles, normes et valeurs individuelles
et/ou collectives attachées à la territorialité (plus ou moins imposées,
acceptées et contraignantes). Il y a les représentations qui se situent en
quelque sorte en amont de la territorialité (qui sont les représentations des
habitudes et coutumes, des pratiques et comportementaux codifiés) et les
représentations qui se trouvent pour ainsi dire en aval de la territorialité
(actions et réactions attendues, agissements “ normaux ”, prévisibles
...).
Ces représentations sont
recueilles auprès des personnes à partir de leurs discours. Or il faut
savoir que ces représentations ne se donnent pas de manière systématique,
directe et univoque. Une partie des représentations s'élaborent pendant
l’entretien, lors de l’organisation en discours. Du sens et des significations
s’élaborent pour une part dans la situation d’interactions : une mise à
plat, mise en ordre du sens et des significations se fait à l’occasion de la mise
en discours.[25]
Un travail d’élucidation
et de re-présentation s’effectue pendant le recueil des représentations et en
fonction des condition du recueil. Il faut donc toujours (de la perception de
l’interlocuteur qui recueille les discours), de l’état et des dispositions des
individus auprès de qui sont recueillis les discours et plus généralement des
conditions dans lesquelles sont recueillies les représentations.
La place faite aux
processus de légitimations des individus et ce choix des représentations de la
territorialité comme objets d’analyse conduit à adopter une posture
épistémologique particulière.
3) Une démarche
interprétative
Rapporter des
représentations ne peut pas se faire sans les interpréter, ramener des
représentations à des représentations plus générales, abstraites, revient à un
travail d’interprétation. La territorialité en tant qu’institution
socio-culturelle, c’est-à-dire essentiellement en tant que système symbolique
ne peut être “ simplement ” ou “ seulement ” décrite
-fut-ce dans ces aspects les plus concrets - mais toujours et en même temps,
interprétée. La territorialité n’existe (et même ne “ fonctionne ”)
qu’en tant que système de signes, de symboles qui ne se donnent qu’à travers des
représentations et des interprétations (locales, indigènes, de l’intérieur et
extérieures, issues de l’observation). La description seule, en tant que telle
n’y suffirait pas et serait de toute façon impossible à réaliser ;
l’explication ne peut être effectuée qu’en tant qu’interprétation.
L’interprétation consiste
essentiellement pour nous ici à donner un sens, du sens, une signification, de
la signification à un discours ou un comportement qui accompagne ce discours.
Il s’agit de comprendre et d’expliquer les intentions et les motivations de
l’intérieur de ces discours à partir de signes et de signifiants extérieurs.
L’interprétation comprend trois buts ou trois étapes. Elle est d’une part une
traduction-retraduction du discours individuel, particulier, contextualisé en
un discours plus général, englobant, commun (recoupant la diversité des
discours connus). Elle s’attache d’autre part à l’identification de la
situation de ce discours en le rattachant à l’individualité, la particularité,
le contexte de l’individu ou du groupe observé. Enfin, il s’agit de pouvoir
reconstruire le système de pensée, d’agir, dans lequel est inscrit le discours
et le comportement.
Ce qu’il faut surtout
souligner ici c’est que l’approche interprétative ressort donc : de l’ordre
de l’imaginatif ou de l’inventif où la sensation, la perception - parfois
esthétique, formelle - sont déterminantes ; de l’ordre du spéculatif où
des signes, des pistes, des indices sont des déclencheurs signifiants [CLIFFORD
reprenant GINZBURG, un “ flair ” pour le contexte étranger, une sorte
de jugeote accumulée, ou de sensibilité pour le style d’un peuple et d’un
lieu ” [CLIFFORD, 1983 : 99].
L’interprétation est par
conséquent résolument subjective c’est-à-dire à la fois non neutre et non
exhaustive - quel que soit le niveau envisagé : observation, description,
explication. L’analyse est par conséquent également contextuelle ou
“ conjoncturelle ”, fondée sur “ des estimations
conjecturales ” : “ sur la lecture d’indices et faits de ”
hasard “ manifestement disparates ” appréhendant des “ rapports
de significations spécifiques et circonstanciés ” [Ib. : 102]. Enfin,
la démarche interprétative est toujours une négociation, un compromis et un
compromis provisoire entre la subjectivité ” de l’enquêteur et la
subjectivité de l’enquêté... et celle du lecteur de l’enquête.[26]
A- Il faudrait alors plutôt parler comme le fait
A. BUTTIMER d’intersubjectivité et d’une “ connaissance dialogique ”
entre la connaissance de “ l’acteur ” et celle du scientifique. A.
BUTTIMER explique que : “ le savoir “ subjectif ” (première
personne), et le savoir “ objectif ” (troisième personne) sont
valables dans leurs propres domaines, mais [qu’]ils ont besoin d’une
clarification continuelle qui serait fondée sur la rencontre entre personne et
personne ”. [1979 : 246].
B-Des catégories
structurantes de la territorialité au principe territorial
Au delà de leur
complexité, il faut parvenir à penser ensemble le système des identités
territoriales et des “ identités par le territoire ” (1), pour tenter
d’y retrouver les mêmes catégories structurantes (2), et finalement un même
principe (3) à l’œuvre.
1) L’identité territoriale et les identités par
le territoire
Il faut
sans doute commencer par envisager comment s’organise le système complexe de
territoires et d’identités et s’arrêter notamment sur sa fonction médiatrice
pour envisager la spécificité du territoire et de la territorialité dans la
construction et le maintien des identités.
La combinaison de
territoires et d’identités
A partir de ce qui a été
vu précédemment, il est très clair qu’il faut distinguer le fait que le
territoire et la territorialité sont producteurs d’une identité territoriale
(stricto sensu) du fait qu’ils participent de la construction de l’ensemble des
différentes identités sociales d’un individu ou d’un groupe. Le territoire et
la territorialité ne sont pas seulement les instigateurs d’une identité
territoriale mais participent, d’une manière ou d’une autre, sans doute de
toutes les identités individuelles et collectives : identités
professionnelles, religieuses, politiques...
Il faut par conséquent
adjoindre à l’identité territoriale d’un individu ou d’un groupe qui
peut être définie comme l’identité donnée par un territoire (un lieu)
particet/ou une territorialité (le rapport à ce lieu) spécifique à cet individu
ou ce groupe, “ les identités par le territoires ” qui
correspondent au territoire et à la territorialité consubstantiels à toutes les
identités sociales.
Car les identités qui
caractérisent un individu ou un groupe donné ne peuvent être aussi facilement
découpées et séparées les unes des autres ; elles sont intimement liées et
interagissent les unes sur les autres. Plus exactement, l’identité territoriale
ne peut pas être considérée isolément, elle agit systématiquement sur les
autres attributs identitaires. Dit autrement, le territoire et la
territorialité sont à l’origine non seulement d’une identité territoriale mais
aussi de l’identité en soi, l’identité en tant que telle d’un individu ou d’un
groupe.
Il faut également noter
ici que l’identité territoriale elle-même ne peut pas être réduite à l’identité
locale. L’identité territoriale n’est pas directement et seulement issue
d’un lieu particulier : elle est avant tout conditionnée par une
territorialité (sociale, culturelle, symbolique) spécifique ; elle peut
être faite de divers lieux, de lieux rêvés ou imaginés...
Cette présence du
territoire et de la territorialité dans l’élaboration de toutes les identités
sociales ou plutôt de l’identité en soi est très importante. D’une part, elle
élargit et renforce considérablement le rôle du territoire et de la
territorialité. Quand le territoire et/ou la territorialité d’un individu ou
d’un groupe seront mis en cause, ce n’est pas seulement l’identité territoriale mais l’ensemble des
caractères identitaires de cet individu ou de ce groupe qui sera atteint. Ce
n’est pas parce que le rapport n’est pas direct entre la territorialité et une
identité (professionnelle par exemple) comme il l’est pour l’identité
territoriale qu’il est moins déterminant. Au contraire, peut-être est-il d’autant
plus à prendre en considération qu’il est implicite et inconscient.
D’autre part, cette
importance du territoire et de la territorialité quelle que soit l’identité,
montre comment ces derniers agissent non pas seulement en tant que référence
à un lieu spécifique et à un rapport
particulier à ce lieu mais pour les qualités, les propriétés, les
“ catégories ” du territoire et de la territorialité eux-mêmes. Le
territoire et la territorialité agissent et servent de référence notamment en
tant que principe structurant et en tant que principe stabilisateur des
identités.
Ce ne sont pas seulement
l’appropriation de, et l’attachement à un territoire particulier qui importent
mais tout autant sinon plus l’appropriation et l’attachement eux-mêmes ;
ce sont le principe territorial, la catégorie territorialisante qui sont
déterminants. Autrement dit, le territoire et la catégorie territorialité sont
importants pour le système symbolique qu’ils renferment et non pas directement
pour leurs particularités concrètes. Yves CHALAS insiste sur ce point à propos
de “ l’habiter urbain ” : “ c’est donc plus cet
intermédiaire, l’appropriation de l’espace, que l’espace lui-même qui est
significatif de la vie sociale ou de l’acte d’habiter ”.[1984 : 494].
L’identité territoriale
(au sens large) correspond ainsi à un emboîtement très complexe
d’identités et de territoires et territorialités de différents ordres et de
diverses natures - dont le découpage en micro-, méso- et méta- identités et
territoires rend artificiellement compte. Cet emboîtement se révèle être
notamment bien plus complexe que les “ coquilles ” spatiales de
l’homme définies par Abraham MOLES [1978 : 73-102] et si souvent reprises
depuis.[27] Si la notion
d’emboîtement rend bien compte du fait que c’est chaque individu, chaque
groupe qui est inséré dans toutes ces coquilles à la fois et
laisse donc entendre que l’individu peut y avoir, selon la
“ coquille ”, des identités différentes et parfois des identités
contradictoires. Elle masque par contre l’idée qu’il faut toujours de la part
de chaque individu rétablir une unité entre ces coquilles, la difficulté mais
aussi toute sa liberté et son ingéniosité à le faire.
Plutôt qu’à un
emboîtement, l’identité territoriale correspond à une combinaison complexe,
à un moment donné, d’identités et de territoires et territorialités. .Plus
précisément, c’est une combinaison originale et singulière d’identités et de
territoires. En effet, la combinaison dont elle résulte ne peut d’une certaine
façon jamais être reproduite de la même manière, dans les mêmes conditions,
avec les mêmes effets. Seul l’individu ou le groupe concerné connaît et
maîtrise - même si c’est généralement de manière inconsciente - la logique
profonde de cette “ alchimie ”.
Cette combinaison de
territoires et d’identités relève d’un important travail d’interprétation et de
traduction entre les différentes identités et les différents territoires :
il y a un ajustement continuel de la part des individus et des groupes pour
faire coïncider les différents niveaux mais aussi les différents ordres et les
différentes natures des identités territoriales. Une inter-intelligibilité
est nécessaire pour maintenir et garantir l’unité et la continuité
identitaires. Il faut donc voir cette identité territoriale (toujours au sens
large) comme faite de bricolages et “ d’arrangements ” souvent
recommencés. Il faut s’attendre notamment à un remarquable bricolage
d’échelles spatiales et temporelles de la part des individus et des
groupes.
Il devient alors assez
évident que l’identité territoriale n’est pas donnée une fois pour toute :
elle n’est ni stabilisée dans le temps et dans l’espace ni univoque dans ses
significations.
Enfin, on peut noter que
d’un point de vue institutionnel, d’un point de vue juridique et politique, ces
identités territoriales ou ces identités par le territoire n’ont pas toutes le
même statut. Ces territoires et ces identités ne jouissent pas toutes de la
même reconnaissance et légitimité. Il apparaît d’abord assez évident que seules
les identités territoriales (au sens strict) peuvent faire l’objet de droits et
devoirs et non pas l’ensemble des “ identités par le territoire ”.
Ensuite, l’identité territoriale est reconnue au niveau individuel et familial
à travers (le droit de) la propriété privée. Mais cette dernière est si souvent
contrariée que l’on peut se demander si finalement seule l’identité politique
n’est reconnue en tant qu’identité territoriale : il semble que ce ne soit
qu’à ce niveau supérieur qu’est légitime - politiquement et juridiquement - la
dimension territoriale de l’identité.
Le territoire et la
territorialité comme médiateurs privilégiés
Il apparaît d’autre part
assez clairement que le territoire et la territorialité sont avant tout des
intermédiaires entre les individus, entre soi et soi, soi et les autres,
son présent et son avenir ... Plus exactement, ils sont des médiateurs.
C’est la fonction de miroir au niveau individuel, de morphologie
au niveau groupal et de métaphore au niveau politique que remplissent le
territoire et la territorialité.
Cette fonction médiatrice
fait exister le territoire et la territorialité comme projet, comme
élaboration, réceptacle, concrétisation d’un, de projets (s). Ils sont
toujours en même temps qu’un marquage matériel projet et fiction. Avec
l’appropriation physique, est toujours présent un projet symbolique, une
projection, une fiction de soi, de sa vie... Le territoire et la territorialité
d’un individu sont toujours vus et vécus à partir et à travers les normes, les
codes (ou l’absence de normes, de codes) de vie que l’individu veut se donner,
à l’idéal social, au mode de vie dont il rêve, aux expériences humaines qu’il
voudrait faire, avoir faites... Ainsi, cette fiction projetée dans le
territoire et la territorialité deviennent essentiels en tant que compensation
face aux frustrations rencontrées, en tant que contre-ordre et rôle rêvés face
à l’ordre et aux anciens statuts imposés, etc.
Pour un auteur tel que
Yves CHALAS, la construction d’un espace consiste uniquement en une
construction par l’imaginaire ; un territoire n’existe pas sans
imaginaire : “ L’espace n’a de réalité pour un habitant que si
celui-ci l’imagine. En effet, seul l’espace imaginé est unespace vécu, puisque
l’image renvoie à un signifié vécu, puisque l’espace imaginé est une réforme ou
une déformation de l’espace perçu, une prise en charge par l’imaginaire pour
signifier le vécu habitant. [...] Seul l’espace vécu est, pour l’habitant,
l’espace réel. La seule réalité que l’habitant confère à l’espace est celle qui
signifie ou redouble son vécu. Autrement dit, seul l’espace imaginé est
l’espace réel de l’habitant ”. [CHALAS, 1984 : 496]. “ Il y a
ainsi un travail de transformation imaginaire de l’espace, une véritable
alchimie habitante ”. [Ib. : 494].
Bien sûr, bien souvent,
ces projets de vie ne sont pas atteints, cette fiction n’est comblée en aucune
manière et il n’y pas d’adéquation entre le territoire et la territorialité
rêvés et vécus. Il est alors d’autant plus important de saisir la fiction
projetée dans l’espace par un individu pour saisir comment celui-ci vit et se
représente véritablement son territoire et sa territorialité que généralement
le décalage est grand entre les ambitions et les fictions projetées pour
soi-même et les expériences quotidiennes.
En outre, plus on se
préoccupera de cet imaginaire et de ces projets contenus dans le territoire et
la territorialité et plus on sera en mesure d’envisager, à l’intérieur d’un
même espace, des espaces divers, différents, multiples, et des espaces
contradictoires, conflictuels et de comprendre que précisément, seule la
dimension imaginaire peut rendre un tel espace vivable (non schizophrénique).
Enfin, sans la prise en compte de ces projets et de ces fictions projetées dans
le territoire et la territorialité, on pourrait croire, tout simplement, qu’un espace n’est pas approprié, n’existe pas pour
tel individu alors qu’en fait celui-ci projette de se l’approprier ou se l’est
effectivement approprié en y projetant ses rêves et ses désirs.
Cette fiction, parce
qu’elle gère des contradictions, des conflits, parce qu’elle est à l’origine de
projets très personnels, ressort parfois de l’incompréhensible voire de
l’irrationnel, et reste en tout cas souvent de l’ordre de l’indicible. Ce sont
les représentations qui jouent un rôle important car elles servent
d’intermédiaires entre les projets, l’imaginaire et les espaces concrets,
réalisés. C’est à partir d’elles que les individus conçoivent leur espace, se
conçoivent eux-mêmes à travers l’espace, qu’ils se rendent intelligibles leurs
projets, leurs imaginaires et qu’ils les traduisent en réalisations, en aménagements
concrets.[28]Ces représentations
sont ainsi essentiellement des médiateurs à travers lesquels s’effectue un
travail de traduction et de retraduction ; travail qui est essentiel dans
la production des territoires et de la territorialité, dans les processus de
territorialisation, de déterritorialisation et reterritorialisation.
Le territoire et la
territorialité comme producteurs spécifiques d’identité
Le territoire et la
territorialité sont toujours à la fois les produits et les producteurs de
l’identité, des identités : l’un n’est pas concevable sans l’autre. Le
processus dialectique entre l’un et l’autre est ininterrompu. La question se
pose alors de savoir si le territoire est essentiellement déterminant en tant
que médiateur, peu importe l’espace et le lieu concerné.
Il semble que ce soit
assez la position de Gilles SENECAL qui donne une grande importance à
l’imaginaire “ les identités ne sont plus obligées, encadrées dans des
limites spatiales subies, mais s’affirment par l’adhésion des sujets à un
groupe, à l’intérieur d’un espace, même si chacun peut personnellement vivre
autre chose. [...] l’identité territoriale puise d’abord à ses racines
culturelles plutôt qu’à un encadrement spatial [...] ” [ 1992 : 30].
S’ils n’explicitent pas
cette spécificité, certains auteurs mettent bien le territoire au centre, font
du territoire un médiateur particulier de la construction identitaire :
“ les interrelations entre le territoire, la culture et l’identité
reposent sur des rapports de structuration réciproques qui, de la culture à
l’identité, prennent le territoire comme pivot en lui conférant à la fois le
caractère de produit d’une culture et de support matériel et symbolique d’une
identité collective ”. [BOURDEAU].
2) Les catégories
structurantes de la territorialité
Il est maintenant
possible de distinguer les catégories qui structurent la territorialité et
notamment la territorialité en tant que produite et productrice
d’identité : chaque fois qu’il y a territoire et territorialité et pour
qu’il y ait territoire et territorialité, il y a et il faut qu’il y ait
l’appropriation d’un espace dans le temps et à l’intérieur de limites.
Le territoire et la
territorialité comme appropriation
Le territoire et la
territorialité, ce sont avant tout l’appropriation d’un espace. Le territoire
est un espace approprié et la territorialité est à la fois l’action de
s’approprier un espace et le mode particulier de le faire. Qu’il s’agisse du
niveau individuel et psychologique ou du niveau collectif, politique notamment,
l’appropriation est un processus selon lequel un espace est occupé, investi,
agi et de ce fait, identifié, particularisé, personnalisé. Ce processus
d’appropriation d’un espace relève à la fois du physique et du symbolique, du
matériel et du culturel.
L’appropriation d’un
espace est d’abord et avant tout considérée comme l’action concrète des
individus ou des groupes sur l’espace : ils l’aménagent, le transforment
matériellement. Ainsi en est-il de la disposition des meubles dans un logement,
de la localisation d’un village ou de l’organisation de postes de travail dans
une entreprise... Des marquages plus ou moins importants, plus ou moins
visibles accompagnent nécessairement l’action d’appropriation. Il peut s’agir
soit d’un aménagement complet et totalisant soit d’un simple comportement
répété : le fait de s’asseoir toujours à la même place, l’utilisation
quotidienne d’un même trajet constituent autant d’appropriations et définissent
autant de territoires et de territorialités.
Mais il faut surtout
noter que cette modification concrète de l’espace s’effectue toujours à partir
de cadre sociaux et culturels : chaque individu et chaque groupe organisera
son espace en fonction de ses besoins et de ses projets qui sont
systématiquement inscrits dans des habitudes et des choix socio-culturels.
C’est dire que le marquage n’est pas directement et pas seulement matériel, il
est toujours en même temps culturel et intellectuel. L’appropriation ne
s’effectue pas directement et pas seulement à partir d’impératifs matériels
mais toujours en même temps en fonction d’impératifs culturels et
intellectuels. Le milieu physique ne détermine jamais directement et seulement
une appropriation. C’est ce qui rend d’ailleurs chaque appropriation originale
et d’une certaine manière unique.
D’autre part, tout espace
fait l’objet d’une appropriation imaginaire. Tous les espaces, y compris
ceux du quotidien, renferment une part de fiction, d’une projection d’un
ailleurs et/ou d’un autrement. Dans certains cas, l’appropriation peut être
seulement ou en tout cas essentiellement mentale, psychique, intellectuelle
voire spirituelle. C’est le cas de tous les espaces de projets, ceux dont on
rêve, ceux que l’on espère (une maison pour fonder une famille, un pays inconnu
à découvrir ...). Et c’est aussi le cas des espaces perdus, toujours présents
dans la mémoire mais que l’on attend de retrouver véritablement (le pays
d’origine pour les exilés de toute sorte). Comme on a déjà eu l’occasion de le
voir, dans ce cas-là et surtout dans ce cas-là, l’appropriation importe
beaucoup, l’imagination, l’idéal importe plus que le réel, l’espace lui-même.
Si ce que les individus
ou les groupes projettent dans le territoire peut être plus important pour eux
que le territoire lui-même et si la territorialité est avant tout projection,
alors on peut dire pour caractériser le territoire et la territorialité, qu’ils
sont aussi “ investissement dans ” et pas seulement “
appropriation de ” : le territoire et la territorialité sont avant
tout et surtout “ investis ”. Les individus et les groupes
investissent dans le territoire d’une part du travail au sens et d’autre
part des savoirs et des connaissances. Claude RAFFESTIN préfère
parler d’énergie et d’information : “ Le territoire,
dans cette perspective, est un espace dans lequel on a projeté du travail, soit
de l’énergie et de l’information, et qui, par conséquent, révèle des relations
toutes marquées par le pouvoir ”. [1980 : 129].
L’idée d’énergie est
fondamentale : elle rappelle l’idée d’effort et de volonté, d’efforts et
de volontés accumulés, de calculs recommencés et de choix longtemps réfléchis.
Mais elle laisse une impression de froideur et de mécanique. Comme l’idée de
projet (voir plus haut) et l’idée de personnalisation (voir plus bas) sont
toujours présentes dans l’idée de territoire, nous voudrions dire que plus que
du travail, ce sont des oeuvres, plus exactement encore, c’est une œuvre
qui est investie dans le territoire et par la territorialité.
Là encore, cette œuvre
peut être originale et remarquable ou peut relever de la banalité ou du moins
de la quotidienneté. La première idée à retenir c’est qu’il y a la conscience
de la part de l’individu ou du groupe de la participation pleine et
entière de son être à la construction d’un territoire et la seconde idée à
retenir c’est qu’à travers la construction d’un territoire (sa défense) un
individu ou un groupe a toujours la conscience (plus ou moins consciente, plus
ou moins raisonnée...) d’accomplir “ quelque chose ”
d’important et notamment de s’accomplir.
D’autre part, les
individus et les groupes investissent des savoirs et des connaissances
dans le territoire et la territorialité. Les savoirs et les connaissances
constituent en eux-mêmes l’appropriation d'un espace: “ Produire une
représentation de l'espace est déja une appropriation, donc une emprise, donc
un contrôle même si cela demeure dans les limites d’une connaissance ”.
[RAFFESTIN : 1980 : 130]. Parfois le territoire et la territorialité
ne représentent d’ailleurs qu’un investissement de savoirs et de connaissances
(quand il s’agit par exemple d’une appropriation “ légère ” comme
l’est la simple utilisation répétée d’un trajet). Or même dans ces cas là, le
territoire est investi et marqué de signes, de symboles et de codes :
signes et codes que ne possédera pas celui qui ne s’est pas approprié l’espace
en question, qui ne l’a pas “ territorialisé ” [Ib. : 129].
C’est dire combien
l’appropriation qui peut être individuelle et qui, d’une manière ou d’une
autre, passe forcément par les individus ne prend et ne fait
véritablement sens que rapportée à une communauté. Comme on l’a
vu plus haut, le contexte socio-culturel étant prégnant lors de toute
appropriation, toute appropriation, même apparemment la plus individualiste,
s’effectue en fait dans le cadre d’une communauté. Les savoirs et les
connaissances investis par un individu dans son territoire sont empruntés et
issus d’une communauté.
L’autre dimension
fondamentale de l’appropriation est la personnalisation, c’est-à-dire le fait
de faire sien un espace, c’est-à-dire de lui donner une identité en y projetant
sa personnalité ; autrement dit de lui attribuer une fonction
particulière, des attributs particularisés en fonction de sa propre
spécificité. C’est directement son identité que l’on investit dans cette
appropriation. Plus que cela, on peut dire qu’en même temps qu’il y a
appropriation d’un espace et pour qu’il y ait appropriation d’un espace, il y a
et il faut qu’il y ait appropriation de soi. Construction d’une identité et
appropriation d’un espace se font simultanément, se nourrissent l’un de
l’autre. Ainsi, “ ce concept [d’appropriation] dit à la fois
“ l’acte ” d’avoir un lieu et le procès concomitant d’un être en
devenir dans cet “ avoir ” ; cette idée, donc, d’un propre
qui adviendrait dans et à travers l’appropriation ”.[BORDREUIL,
1990 : 41].
Il apparaît donc assez
clairement que l’appropriation se distingue tout à fait de la propriété. La
notion d’appropriation s’est d’ailleurs précisément répandue pour contrer la
notion de propriété par trop restrictive ce sont les africanistes qui ont
introduit et mis en place le concept d’appropriation. Ils se sont effet heurtés
à “ La matrice autochtone [qui] organise l’inscription spatiale des
rapports sociaux en termes de maîtrise du groupe et d’exercice d’une
“ puissance ” dans l’espace induisant une appropriation
pratico-sensible ” face à “ La matrice capitaliste [qui] ordonne les
rapports sociaux en fonction d’une conception de la propriété privée exclusive
et absolue. ” [CROUSSE, LE BRIS, LE ROY, 1986 : 21-22].
Aussi, “ pour sortir
la problématique foncière de la seule détermination juridique (c’est-à-dire
imposée par la doctrine juridique civiliste), il [leur a fallu] resituer le
véritable objet de l’analyse foncière sur le seul terrain des modes de penser,
c’est-à-dire des fondements intellectuels de l’organisation de l’espace et des
rapports sociaux ”. [Ib. : 13]. (On peut également lire LE ROY, [1991] pour cette notion
d’appropriation).
La propriété n’est qu’une
dimension de l’appropriation et plus exactement sans doute, elle n’est que
l’institutionnalisation (et qu’une forme d’institutionnalisation parmi
d’autres) d’autres) d’une dimension de l’appropriation. Elle ne constitue que
la part de droits (notamment de vendre et de détruire) et de devoirs (respect
de la propriété d’autrui) attachée à l’espace considéré comme un bien matériel
susceptible d’appropriation privée. Toute la dimension symbolique et abstraite
de l’appropriation et l’idée d’œuvre en sont absentes. Le lien entre
l’individuel et le collectif y est posé de manière fondamentalement
différente ; la propriété ne reconnaissant pas la propriété collective en
tant qu’appropriation collective i.e. sociale, culturelle, symbolique.
Le territoire et la
territorialité comme temps et mémoire
La seconde catégorie
structurante de la territorialité est le temps. L’appropriation d’un espace se
fait dans le temps, prend du temps, s’appuie sur le temps. Chaque fois qu’il y
a et pour qu’il y ait territoire et territorialité, il y a et il faut qu’il y
ait du temps, c’est-à-dire de la durée, c’est-à-dire aussi de la mémoire, des
souvenirs, un passé, une histoire. En sachant que chaque individu, chaque
groupe, chaque société a sa propre appréhension de la durée, de la mémoire et
de l’histoire.
Le territoire et la
territorialité sont toujours inscrits dans le temps, dans la durée. Un
auteur tel que Michel MARIE a insisté à plusieurs reprises sur cette
“ épaisseur historique ” du territoire : “ on ne peut pas
seulement parler d’espace, on est toujours obligé de parler d’espace-temps,
l’espace s’est quelque part cristallisé. ” [1985 : 139]. Il faut
concevoir le territoire et la territorialité comme une accumulation
d’expériences et d’événements, une stratification de pratiques et de savoirs
issus de traditions. A chaque (parcelle de) territoire correspond une
expérience, un événement et vice-versa : chaque expérience, chaque étape
d’une existence est inscrite dans un territoire.
Ainsi l’histoire d’un
individu ou d’un groupe est directement inscrite dans l’histoire d’un
territoire. Et vice-versa. D’une certaine manière, il n’existe plus qu’une
seule et même histoire : il est possible de reconstruire en parallèle les
étapes de la construction d’un espace et celles de l’existence d’un individu,
d’un groupe. Les deux s’interpénètrent toujours plus ou moins et sont
intrinsèquement liés.
Le territoire et la
territorialité constituent la première mémoire, en tout cas la mémoire
essentielle d’un individu et d’un groupe. Perdre son territoire et sa
territorialité, c’est perdre son passé.
Dans l’Antiquité étaient
utilisées en effet une “ mnémotechnique ” (pour simplifier),
essentiellement pour faire des discours (l’art de la mémoire est alors avant
tout enseigné comme une partie de la rhétorique) selon laquelle il faut
“ choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses
qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l’ordre
des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses
elles-mêmes ”. [CICERON repris par YATES, 1982 : 14]. “ Car les
lieux ressemblent beaucoup à des tablettes enduites de cirou à des papyrus, les
images à des lettres, l’arrangement et la disposition des images à l’écriture
et le fait de prononcer un discours à la lecture. ” [repris par YATES,
1982 : 18].
A quelque niveau que ce
soit, il semble que le temps a besoin de l’espace et que la mémoire a besoin du
concret de l’espace. Il n’y a pas
d’histoire sans inscription des événements dans un territoire et une
territorialité, sans repérage possible des souvenirs dans un lieu.
Ce sont dans les travaux
et réflexions de Maurice HALBWACHS que l’on trouve une des analyses les plus
poussées du rapport de la mémoire et de l’espace.
Mais il faut toutefois se
méfier de ne pas faire pour autant du territoire ou de la territorialité une
base solide et stable pour enregistrer une histoire, et faire de la mémoire des
pages unanimement et définitivement inscrites dans un territoire. Si le
territoire et la territorialité sont les récepteurs des moments d’une vie, ils
évoluent au fil du temps, prennent différentes valeurs, assurent différentes
fonctions. Ils ne peuvent être ni chosifiés ni considérés comme fixes.
L’histoire et les souvenirs, même s’ils
semblent profondément et tangiblement attachés à un lieu, sont
manipulabes : ils font l’objet d’oublis, de reconstructions. Et le
territoire et la territorialité servent alors de prétextes et d’alibis à ces
reconstructions : la matérialité du territoire aide à convaincre et à se
convaincre de la ré-écriture de l’histoire et même des souvenirs d’un individu
ou d’une communauté.
On peut d’autre part
suggérer, comme certains écrivains l’on fait, et pour relativiser ce lien
consubstantiel entre l’espace et le temps, que l’appropriation d’un espace ou
la pérégrination à travers divers espaces permet aux individus et aux
communautés de lutter contre le temps qui passe ou qui se répète. L’espace
contre le temps. L’espace détient une fonction “ fantastique ”,
d’imaginaire qui peut extraire du temps. C’est en cela que l’on peut dire que
“ l’espace est notre ami ” [repris par DURAND : 474].
Enfin, l’appropriation
d’un territoire s’effectue toujours de manière plus ou moins exclusive :
l’appropriation d’un territoire pose de fait des limites entre ce qui
est approprié de ce qui ne l’est pas, vis à vis de ceux qui ne se sont pas
appropriés cet espace (c’est la troisième catégorie structurante de la
territorialité).
Le territoire et la
territorialité comme frontières et altérité
Pour la majorité des
auteurs, la territorialité n’existe que parce que des limites et des frontières
sont instiguées “ ce qui détermine le territoire c’est la création et la
valorisation d’un ici différencié d’un ailleurs. [...] Les
conditions d’existence et de maintien
d’un territoire reposent sur une différenciation tranchée d’autrui situé dans
un ailleurs [...] ” [KLAUE, 1986 : 162-163]. Y compris quand les
territoires peuvent sembler très ouverts, où les individus sont très mobiles,
des frontières existent et régulent les relations des individus et des groupes
entre eux.
Même dans un contexte de
mondialisation et d’ouverture, la frontière reste un élément déterminant de
toute construction territoriale (notamment culturellement, pour les
identités) : “ la frontière est, plus que jamais un espace à
part et un espace en soi, où, de part et d’autre les événements se font
mutuellement écho ”. [BONNEMAISON, CAMBREZY, 1996 : 11]. Mais
également économiquement (sur les marchés), “ la globalisation agit [...]
comme “ précipiteur ” de territoires nouveaux. Dans ce jeu de
recomposition, la frontière joue toujours un rôle important ”. [COURLET,
1996 : 34].
Pour la plupart des auteurs qui se sont spécifiquement
intéressés au territoire, ce processus de différenciation à l’œuvre dans la
construction territoriale est très souvent posé en termes fondamentalement
sociaux. Les frontières ne séparent pas simplement deux régions sur le plan
physique ou seulement deux Etats sur le plan politique. Plus généralement, un
territoire pose des limites entre l’identité, l’inclus, le dedans, le connu et
l’altérité, l’étranger, le méconnu.
Ainsi, à partir d’une
réflexion sur la frontière en tant que phénomène social et non pas seulement
spatial [1974, a], Claude RAFFESTIN a sans doute développé parmi les plus
intéressantes hypothèses quant au rapport à l’altérité qui s’institue à partir
des frontières et de la territorialité. Il commence par concevoir la frontière
à l’intérieur d’une “ problématique relationnelle ” [1974, b] “ la
délimitation est donc bien le premier acte fondateur de la territorialité qui
s’exprime à travers une régulation des rapports aux êtres et aux choses. La
limite ou la frontière [...] est toujours le produit d’une relation aux êtres
et aux choses. ” [1981 : 123].
CI, RAFFESTIN reprend
l’idée de la frontière comme droite et donc comme règle, comme norme,
“ qui fixe la règle ” [1986 : 3]. La limite et la frontière, en
définissant un territoire, une territorialité, définissent en même temps une
règle et un code. La fondation de cette limite ainsi que sa maîtrise est la
marque d’une puissance, institue un pouvoir. Lorsque les frontières sont
modifiées, le code et la règle perdent de leur sens [1981 : 125] et les
rapports de pouvoir sont directement remis en cause.
Loin d’être arbitraire,
la frontière est selon CI. RAFFESTIN signe, elle est un instrument
sémique : elle est donc nécessairement agie. La frontière est un médiateur
manipulé pour réguler ses relations avec l’altérité, elle est à la base du
principe de différenciation. La frontière a donc une fonction de régulation
du rapport à l’altérité. Mais pour autant, la frontière doit se prémunir de sa
transgression (qui est omniprésente comme la face cachée de la limite) :
une limite qui favorise sa propre transgression est une limite qui se nie elle-même et qui perd sa raison
d’être ; ” [RAFFESTIN, 1992 : 162]. Alors, la limite et la
frontière devient intransigeante : “ on est forcément d’un côté ou de
l’autre, bon ou mauvais ; ” [BACHELET, 1994 : 17].
Toutes ces remarques sont
valables tant au niveau de l’Etat qu’au niveau des sous-groupes ou des
micro-groupes qui le composent. D’une part, si l’on pose avec CI. RAFFESTIN,
que la frontière a essentiellement trois fonctions : la fonction légale,
la fonction fiscale et la fonction de contrôle [1986 : 13]. Cette fonction
est à considérer en tant qu’exercice de l’Etat mais aussi en tant que vécu et
représentations de la population. D’autre part, il existe d’innombrables
frontières matérielles et symboliques entre de nombreux groupes sociaux
(culturels, professionnels, confessionnels...).
C’est sans doute un
important apport de la réflexion de CI. RAFFESTIN que d’avoir ouvert le concept
de frontière et d’en avoir fait un élément déterminant de la territorialité
sociale : “ la frontière est un médiateur dont l’existence est
indispensable tant dans le domaine territorial, au sens géographique du terme,
que dans le domaine culturel, territoire au sens anthropologique. Médiateur
territorial au sens large, la frontière conditionne les systèmes de relations
et par conséquent les territorialités humaines ”. [1992 : 163].
La symbolique du
territoire constitue la base de l’affirmation des identités particulières et de
la résistance des différences face au processus de mondialisation,
d’homogénéisation, de la logique universaliste, rationaliste,
techni/cienne/ciste des sociétés industrielles, assimilationnistes...
En quoi cette dimension
concrète, matérielle intéresse-t-elle autant l’identité pour l’ancrage des
différences ? En quoi l’investissement symbolique dans le territoire
est-il différent de celui effectué dans la langue ou la religion ?
C’est à ce questionnement
que nous voudrions essayer de répondre maintenant. Finalement, qu’est-ce qui
fait de la territorialité une institution sociale déterminante dans
l’organisation de l’échange et de l’être ensemble ?
La territorialité
comme institution sociale supérieure
Après avoir dégagé des
catégories structurantes de la territorialité, nous voudrions maintenant
pouvoir dégager un principe territorial spécifique et fondamental dans la
construction des identités.
Le principe
territorial : principe d’altérité et principe d’idené
Nous considérons les
trois catégories structurantes, appropriation temps et limites, comme des catégories élémentaires :
c’est-à-dire d’une part qu’elles renferment pour nous l’ensemble des dimensions
de la territorialité (l’ensemble des catégories qui peuvent être mises à jour
peuvent se ramener à ces trois catégories) ; et cela veut dire d’autre
part qu’elles correspondent à des catégories générales (nous voudrions dire
universelles) et qu’elles renferment donc l’ensemble des territorialités
(concrètes et) particulières observables. Ce système de catégories constitue un
modèle à partir duquel on peut retrouver et/ou reconstituer la variété et la
variation de la territorialité dans ses formes et ses contenus (selon les lieux
et les époques ?).
Cela signifie que nous
nous proposons d’appréhender l’appropriation, le temps et les limites comme
faisant l’objet, chacun pour leur part, de codes, de normes et de règles
sociales ; des normes plus ou moins explicites, plus ou moins conscientes,
plus ou moins intégrées par et dans le système juridique.
Il ne s’agit pas de voir
ces catégories comme seulement et simplement récurrentes (la normalité serait
alors statistique) mais récurrente parce que d’une part répondant à une
fonction sociale, d’autre part relevant d’une régulation et d’une normalisation
sociales, et enfin débouchant sur une sanction sociale. Les individus
reconnaissent et respectent la territorialité en tant qu’appropriation, temps
et limites. Des obligations, des interdictions et des sanctions (plus ou moins
explicites) régissent chacune de ces catégories. Ce système symbolique normatif
est celui qui est présent au quotidien dans les relations habituelles entre les
individus, qui est issu ou non du système juridique, qui débouche ou non sur le
système juridique et qui s’acquière et se transmet par la socialisation et
l’acculturation.
Ceci dit, nous ne mettons
pas ces trois catégories sur le même plan ; elle n’ont pas le même statut
ni la même fonction relativement à la territorialité. Nous proposons
d’appréhender l’appropriation ou le travail et le temps ou la durée comme les
structures proprement dites de la territorialité tandis que les limites, la
relation à l’altérité constituerait le principe qui anime ces structures. Le travail et la
durée constituent les repères qui valident, qui sanctionnent la légitimité
sociale de la territorialité. La territorialité en tant qu’institution sociale
ne fait, ne prend et ne donne sens socialement et culturellement qu’à partir et
en fonction du temps (la durée, la mémoire, les souvenirs...) et de
l’appropriation (le travail, les réalisations,
l’importance des oeuvres, des savoirs investis et accomplis dans un
espace).
Mais à leur tour cette
appropriation et cette mémoire ne font, ne prennent et ne donnent sens que par
rapport à une altérité. Une appropriation ne s’effectue qu’à l’intérieur de
limites, par rapport à un extérieur.
La territorialité
comme institution supérieure
La territorialité n’est
donc pas une institution comme les autres. Si à l’instar des autres identités
sociales et malgré sa matérialité, l’identité territoriale se construit dans la
relation à l’altérité, à la différence des autres institutions sociales, la
territorialité a pour principe même d’instaurer et de garantir cette relation à
l’altérité. Le principe de territorialité est en effet de maintenir et de
garantir à la fois culturellement, symboliquement et concrètement,
matériellement et directement, une distance, une limite, une fermeture entre le
moi et l’autre, entre le nous et les autres.
Le principe de territorialité
se définit avant tout et surtout par les limites (idéales et matérielles) qu’il
réactive constamment entre le dedans et le dehors, entre l’autochtone et
l’étranger ... par une appropriation spécifique et à partir d’une histoire
particulière. La territorialité prend toute sa spécificité et son importance de
son principe qui est en soi producteur d’altérité (et donc d’identité). C’est
là sa finalité expresse.
Si l’identité
territoriale sert autant de prétexte au conflit, à la différence et à la place
de toue autre identité sociale, c’est que le principe même de territorialité
est précisément d’instaurer et maintenir la relation à l’autre via l’extérieur.
Il s’agit du procès même, de “ l’essence ” de la construction
identitaire. En modifiant, voire en détruisant, brutalement et indépendamment
des individus et des groupes concernés les limites et les distances - à la fois
matérielles et culturelles - du rapport à l’extérieur, du rapport à l’autre,
c’est du même coup le rapport à soi, entre soi, c’est-à-dire l’identité des
individus et des groupes qui est modifiée voir détruite.
S’il y a conflit, c’est
donc pour protéger, maintenir la limite et la distance à l’autre ou du moins
pour continuer à en maîtriser la modification, la reformulation. La question du
rapport territoire/conflit doit donc bien relever d’une lecture identitaire
mais pas seulement en référence à une identité spécifique, pour protéger
seulement l’identité territoriale : en tant que principe
identitaire, pour protéger le principe identitaire lui-même.
Et si le principe de
territorialité est par essence un principe de particularisation et de
différenciation, bref, d’opposition, la situation conflictuelle - quelque forme
qu’elle prenne - en fait partie intégrante, coexiste avec lui, lui est
consubstantielle. Ainsi la territorialité peut être considérée, par les limites
et les distances qu’elle pose comme un enjeu conflictuel nécessaire pour
poser la relation à l’autre, s’instituant facteur identitaire en s’instituant
instigatrice d’altérité.
Sans doute Jacques BRUN
nous rejoint-il quand il écrit : “ Faut-il aller jusqu'à considérer
qu’un véritable “ territoire ” ne se définirait pas seulement par la
projection, sur une étendue donnée, d’un ensemble de structures déterminant la
spécificité d’un groupe humain, mais conjointement par un mode de découpage et
de contrôle de l’espace garantissant cette spécificité, ainsi que par des modes
d’occupation et d’aménagement matériel fournissant des supports symboliques contribuant
à fonder le sentiment que ce groupe a de sa propre identité ? La
territorialité procéderait alors non seulement de la construction
d’organisations suffisamment chargées d’histoire pour que se matérialisent des
formes perçues comme signifiantes et favorisant la cristallisation de
représentations collectives. ” [1983 : 52-53].
La situation
conflictuelle n’est donc pas d’ordre conjoncturel, due çà et là aux sautes de
l’actualité : le rapport entre la territorialité et le conflit tient aux
structures mêmes de ceux-ci. La territorialité s’institue comme prétexte au
conflit lui-même. La territorialité constitue la modalité expresse, la raison
d’être de l’instigation de l’identité via l’instigation de l’altérité. La
territorialité constitue alors la dernière instance de l’identité, la
réserve symbolique ultime de l’identité.
Plus précisément, on peut
supposer que le rôle de la territorialité sera d’autant plus prépondérant que
l’identité d’un individu, d’un groupe est mal définie, mise à mal et que le
besoin d’altérité se fait sentir pour reproduire, reconstruire de l’identité
autrement dit d’autant plus que des limites d’avec l’autre deviennent
nécessaires pour se redéfinir soi. Autrement dit encore, on peut supposer que
l’individu ou le groupe en mal, en perte d’identité soit attend soit provoque le conflit territorial pour
reposer de l’altérité et donc de l’identité. L’individu, le groupe attend ou
provoque le conflit territorial selon le degré de conscience qu’il a de son
malaise identitaire et selon sa volonté à et sa capacité d’agir sur cette crise
identitaire mais aussi selon sa possibilité de mobiliser et sa capacité à
investir d’autres caractères identitaires.
La territorialité ou
l’institution du “ conflit-pour-l’échange ”
Autrement dit, l’hypothèse
centrale de cette réflexion est que le principe premier, le principe moteur de
la territorialité est d’instituer le conflit-pour-l’échange..
“ Conflit-pour-l’échange ” car il ne s’agit pas tant de poser du
conflit pour le conflit que de poser le conflit pour poser l’altérité et
l’extériorité nécessaires à l’individu, au groupe, à la société pour se penser
en que tels mais conflit tout de même pour signifier l’altérité radicale du
moment. En faisant de la territorialité l’instigatrice d’une telle altérité, on
fait de la territorialité une institution sociale supérieur puisqu’elle
rend possible et organise ce qui fonde la société elle-même, ce qui institue
l’être ensemble, le lien social lui-même : l’échange. Le lien social,
c’est le vivre ensemble à la fois dans la similitude, la ressemblance et dans
la différence, l’opposition ; dans les deux cas, l’altérité est
nécessaire, la frontière, la distance est nécessaire.
C’est donc resituer dans
une contribution à l’élucidation de l’être ensemble qu’une territorialité ainsi
conçue montre son intérêt et ses apports. L’élément premier d’intérêt est de
mettre le conflit, l’altérité à la base de l’être ensemble, au centre de
l’échange. Il s’agit de voir le conflit comme constructif et non pas comme
nécessairement et seulement destructeur. C’est par conséquent revenir pour s’en
défaire sur l’idée d’un territoire et d’une territorialité
“ naturellement ” déstructurants et comme profondément et
définitivement déstructurants. La thèse habituelle qui fait du territoire et de
la territorialité une stratégie et une fonction d’évitement du conflit est donc
ici renversée. Mais l’importance voire
la nécessité du conflit pour l’échange n’est pas réellement une découverte.
En fait, la nouveauté
vient de ce que c’est par la territorialité qu’est instruit cet échange.
L’individu, le groupe, la société se donnent et utilisent la territorialité
comme un moyen, une médiation pour instaurer mais avant tout pour
pouvoir gérer et garder la maîtrise du conflit. Car avec la territorialité,
ce sont essentiellement la limite, la frontière, la fermeture et la distance
radicales, expresses par excellence, c’est-à-dire neutres, en elles-mêmes,
pour elles-mêmes qui sont posées.
Comment envisager la
permanence (voire la résurgence, la revendication) de la diversité et de la
spécificité des identités individuelles et collectives sans envisager le rôle
particulier des frontières et des distances physiques, matérielles ? S’il
est évident que chaque groupe, sous-groupe, chaque société est dé-finie/se
dé-finit, a ses propres critères de référence (en fonction desquels un
individu peut ou ne peut pas appartenir au groupe), pourquoi ne pas penser
cette définition-délimitation sociale, culturelle, politique... aussi dans sa
matérialité ? Sans doute pour certains le risque est alors trop grand de
revenir à une définition déterministe, essentialiste de l’identité. Pourtant,
le territoire et la territorialité, notamment du fait de leur matérialité,
s’avèrent être les critères de référence les plus évidents, les plus partagés,
légitimes car les plus neutres (par rapport à des référents culturels,
religieux, politique...) pour les
individus et les groupes qui revendiquent leur identité.
D’autre part, avec la
territorialité, ce n’est pas seulement la distance, la fermeture, la limite
entre ce qu’est le soi (individuel et collectif), l’entre-soi, l’identique, le
semblable et ce qui est l’autre, le différent, l’opposé (qui aide à dé-finir le
soi et l’entre-soi), c’est aussi et surtout la distance, la fermeture, la limite
entre ce qu’est le soi, l’entre-soi et ce qu’il pourrait être, le possible,
l’imaginable ; autrement dit entre le soi connu, reconnu et le soi inconnu,
méconnu. L’identité, les identités ne se construisent au tant dans et par
la différence, l’opposition que dans l’inconnu, l’imaginable. Toute
territorialité renferme une part d’u-topie [MARIN, 1991], ou, comme le
dit CI. RAFFESTIN, d’extériorité : “ si nous disons extériorité c’est
pour bien montrer qu’il peut s’agir tout autant d’une “ topie ”, d’un
lien que d’une autre collectivité, d’un autre être ou encore d’un espace
abstrait tel qu’un système institutionnel, etc... [...] Cette altérité étant
non plus seulement l’Autre, le semblable, mais tout ce qui est extérieur à
soi-même. ”[1977 : 130].
L’échange permet à la
société de se penser en se pensant du point de vue autre, du point de vue
extérieur et la territorialité institue un manque et un besoin de
l’autre, de l’altérité tout autant pour instituer un autre différent,
contraire, irréductible qu’un ailleurs à (ré)inventer et surtout sa propre
étrangeté à (re)découvrir. Et il faut insister sur une territorialité
instigatrice d’une altérité, de sa propre altérité à découvrir et à inventer
car il y a bien sûr un grand danger à poser la territorialité instituant du
conflit-pour-l’échange : celui de légitimer à priori ou a posteriori
toutes les ignominies et tous les crimes commis en son nom.
PRESENTATION
DU COURS
Le
premier questionnement consiste à se demander comment et en quoi le rapport au territoire et la
territorialité est à la base des identités.
Il est maintenant avéré
que le territoire et la territorialité participent de la définition d’une
identité en constituant un caractère identitaire parmi d’autres (la langue, la
religion par exemple). Mais, à quel titre le territoire et la territorialité
constituent de véritables repères identitaires ? En quoi singularisent-ils
les individus, en quoi les marquent-ils de manière persistante dans le temps et
comment sont-ils directement liés aux autres caractères identitaires ?
Mais un questionnement complémentaire doit être envisagé : est-ce que le
territoire et la territorialité, du fait de leur matérialité, ne sont pas des
marqueurs spécifiques de l’identité ?
Une hypothèse de ce cours
est que le territoire et la territorialité sont d’une particulière importance
pour l’identité et les critères identitaires. Du fait que les individus
marquent de manière concrète, directe et continue leur territoire, celui-ci est
un marqueur explicite de la singularité d’individus (la langue est très
singularisante mais elle est plus difficilement “ singularisable ”
par les individus qu’un territoire). Du fait de sa matérialité, le territoire
est d’autre part un signe manifeste de la continuité de l’identité. Enfin, du
fait de l’importance des limites pour le territoire, celui-ci est déterminant
pour circonscrire un groupe et marquer son unité. Finalement, le territoire et
la territorialité, en plus d’être en eux-mêmes des marqueurs identitaires,
renforcent les autres marqueurs identitaires. Le territoire aide souvent à
identifier une langue, à l’inscrire dans une histoire, etc.
On peut ainsi
différencier “ l’identité territoriale ” (quand le territoire et la
territorialité sont un repère identitaire parmi d’autres) de “ l’identité
par le territoire ” (quand le territoire et la territorialité jouent un
rôle spécifique par rapport à l’identité en général, par rapport aux autres
critères identitaires.
L’identité
est:
un concept polysémique et sujet à maintes
utilisations et interprétations
Certains auteurs se
refusent implicitement ou explicitement à donner une définition de l’identité.
Il est cependant possible d’en relever au fil des exposés : “ au sens
restreint, l’identité personnelle concerne le “ sentiment d’identité
” (idem, mêmeté),
c’est-à-dire le fait que l’individu se perçoit le même, reste le même, dans le
temps. En un sens plus large, on peut l’assimiler au “ système de
sentiments et de représentations “ par lequel le sujet se
singularise (is dem, ipséité). Mon identité, c’est donc ce qui me rend
semblable, à moi même et différent des autres. [...] Mon identité, c’est ce par
quoi je me définis et je me connais, ce par quoi je me sens accepté et reconnu
comme tel par autrui ”.
L’identité des personnes
et des groupes renvoie à la façon dont “ un individu ou une collectivité
se reconnaissent ou se rassemblent par une marque distincte ou sous une
désignation commune ”. Ou encore : “ L’identité pourrait se définir
comme : une structure polymorphe, dynamique, dont les éléments
constitutifs sont les aspects psychologiques et sociaux en rapport à la
situation relationnelle à un moment donné, d’un agent social (individu ou
groupe) comme acteur social ”.
Les psychologues, les
sociologues et les anthropologues bien sûr,mais aussi les géographes ont mis en
évidence le territoire et la territorialité comme supports d’une identité et
notamment d’une identité collective. Ils se sont attachés à montrer que c’est
essentiellement un rapport d’identification (plus qu’un rapport
d’appropriation) qui lie certaines sociétés à leur territoire. A partir d’une
identification au territoire, se construit une identité individuelle et
collective : le territoire, avant d’être un lieu que l’on défend, semble
être un lieu où l’on s’identifie et par-là comme un lien avec ceux qui
partagent cette identité ou font alliance avec elle.
Dans un premier temps, on
peut retenir trois éléments de la définition de l’identité. L’identité d’un
individu, d’un groupe correspond d’une part à la spécificité, à la singularité
des caractères de cet individu, de ce groupe. L’identité est d’abord ce qui
particularise, différencie. L’identité d’un individu est d’autre part donnée
par l’invariabilité ou du moins la constance, la persistance des traits
de cet individu. L’identité pour être identité doit s’inscrire dans la
durée ; il doit y avoir une permanence, une récurrence des particularités
identitaires dans le temps. Enfin l’identité nécessite la cohérence, la cohésion,
l’unité des attributs identitaires. Pour un individu, un groupe donné,
les attributs identitaires forment un tout, une totalité, une entité qui
constituent en eux-mêmes un individu, un collectif.
On peut imaginer combien
la construction d’une identité est complexe et combien l’observation de
cette construction est difficile. Comment se détermine une
singularité ? n’est-elle pas amenée à se modifier dans le
temps ? Si une singularité se
définit toujours par rapport à un environnement qui change, comment une identité se maintient-elle dans le
temps ? Est-ce que l’unité des attributs identitaires n’est pas
régulièrement remise en cause par la prédominance d’un attribut (un rôle, un
statut social mis en avant) et par des conflits, des incompatibilités entre les
attributs (identité souhaitée et identité effective, identité
imposée...) ?
Ce
qu’est une identité et comment l’appréhender
Pendant longtemps,
l’analyse des identités individuelles ou collectives a consisté en une approche
objective, statique,essentialiste et finalement descriptive. Des
critères particularisants étaient repérés, définis et décrits à un moment donné
et de manière autonome. La langue, la religion, le mode de parenté, le lien au
territoire, etc. étaient ainsi juxtaposés pour définir l’identité d’individus.
Mais l’instabilité, la variabilité de ces caractères, le type d’attachement des
individus à leur égard n’étaient pas envisagés. Le territoire et la
territorialité ont particulièrement fait l’objet d’une telle analyse. Leur
matérialité renforçait sans doute cette approche objective et fixiste.
D’un certain point de vue
(notamment méthodologique), il semble difficile de se défaire totalement de
cette perspective : sur quoi baser l’étude d’identités si ce n’est par la
définition temporaire (et pensée comme telle) de repères identitaires
primordiaux ? Il ne semble d’autant pas possible d’abandonner cette
perspective que les individus et les groupes n’ont bien souvent de conscience,
de connaissance et donc de discours, que
sur la spécificité d’une identité qui fait bloc dans le temps (en période de
crise ou de malaise identitaire, c’est à celle-ci qu’ils font référence et qui
sert de base à toutes leurs revendications et attitudes de défense).
Toutefois, une part
importante de la vie psychologique d’un individu est consacrée à
l’identification de sa singularité, à son maintien malgré ou grâce aux
changements d’environnements et à la gestion de cette identité dans sa
totalité. Il faut donc repérer davantage le principe de structuration, le
principe de continuité, de stabilité des caractères identitaires que les
caractères identitaires eux-mêmes. Ce sont davantage les rationalités,
les choix explicites ou implicites qui gouvernent les conduites identitaires
que la configuration passagère des éléments identitaires.
Il s’est en fait
progressivement avéré que chaque individu, chaque groupe, possède dans le même
temps diverses identités et des identités de différents ordres, de
différentes natures : sexuelles, nationales, professionnelles, politiques,
culturelles, religieuses, linguistiques... D’autre part, ces identités se
situent à différents niveaux, à différentes échelles : individuelles,
inter-individuelles, inter-groupales, sociales, inter-nationales,
trans-nationales pour certaines ... Elles évoluent dans le temps : les
identités évoluent avec l’âge des individus ; les identités connaissent
les modes, les changements sociaux.
En outre, pour un même
individu, un même groupe, certaines de ses identités peuvent se trouver en
contradiction les unes avec les autres : la revendication d’une identité
féminine peut se trouver en opposition avec l’affirmation d’une identité
professionnelle ; une identité métissée (multi-ethnique par exemple) peut
être pensée comme une harmonie naturelle au niveau d’un vécu individuel mais
comme un amalgame insupportable au niveau de l’action politique (ou le contraire). Au fil d’une vie, un individu,
a fortiori un groupe, connaît différents (voir de très différents) cadres de
référence de l’être, du penser, de l’agir selon son environnement, ses
expériences.
Par
conséquent, il nous faut en fait toujours considérer que les identités
territoriales prennent une dimension différente selon les circonstances.
Les individus et les
groupes mettent en avant certains de leurs traits identitaires, en minimisent
d’autres. Les identités territoriales doivent être considérées comme
plurielles, “ à géométrie variable ”, adaptatives. Elles doivent être
(ré)inscrites dans un processus continuel d’interprétation et de
réinterprétation, de formulation et de reformulation de leurs traits par les
individus et les groupes.
Plus précisément, il
s’agit donc de voir comment les individus et les groupes différencient et hiérarchisent
leurs appartenances territoriales. Comment se fait l’articulation
(l’emboîtement ?) des différentes caractéristiques territoriales ?
Quelle est l’articulation entre les choix d’identité et les attendus, les
statuts imposés par l’extérieur ? Car “ le sujet dispose (à des
degrés divers selon les contextes sociologiques) d’un jeu de sous-identités
collectives, et son identité individuelle proviendra surtout de la manière dont
il les ordonne, les investit et les désinvestit ”
Ainsi, “ la
dynamique identitaire ne saurait être restituée sans analyser soigneusement le
rapport que groupes et individus entretiennent non pas avec la totalité de leur
environnement, mais avec les secteurs et niveaux par lesquels ils se sentent concernés,
et qui varient donc dans le temps, voire dans l’espace ”
[1] En tant que supports d’une entité identitaire
(qui dépasse la seule identité territoriale, qui est faite de la langue, de la
religion, de pratiques économiques particulières, du système de parenté ...) et
vecteurs particuliers de l’identité (l’identité territoriale proprement dite),
le territoire et la territorialité assurent l’individu de son inscription dans
une communauté et consacrent les identités collectives, le sujet collectif.
[2] Dans son sens étymologique, c’est-à-dire
comme signe de reconnaissance entre les individus.
[3] Cette problématique de l’adéquation des
formes de vie collective par rapport aux formes géographiques est
merveilleusement traitée dans le texte de Marcel MAUSS sur les
“ variations saisonnières des sociétés eskimos ” [1985 (1904-1905)]
[4] Si l’on s’arrête sur
la genèse de ce concept, il faut revenir à la formation sociale qui, articulée
au mode de production, est l’ensemble “ de classes sociales dans lequel
prévaut en dernière analyse l’économique ” (“ la formation sociale
représente une combinaison complexe de rapports de production ”). La formation
socio-spatiale “ peut donc être considérée comme un concept néo-marxiste
introduisant un volet, une instance spatiale, dans le fonctionnement de toute
formation sociale ” ; [BULEON, CHEVALIER, 1986 : 8, 9].
[5] Un territoire est un espace vital terrestre,
aquatique ou aérien qu’un animal ou un groupe d’animaux défend comme étant sa
propriété exclusive. Par “ impératif territorial ” on entend
l’impulsion qui porte tout être animé, à conquérir cette propriété et à la
protéger contre toute violation. Une espèce territoriale est donc une catégorie
animale dont les mâles et parfois les femelles ont essentiellement tendance à
se rendre maîtres d’un domaine et à lutter pour le conserver ”. [ARDREY,
1967 (1966) : 15].
[6]
On a calculé que le vocable "identité" a été utilisé 71 fois dans les
thématiques de recherche des laboratoires du département des sciences de
l'homme et de la société du CNRS.
[7] Cette Altérité c’est donc, en fonction de la
situation et des circonstances, celle de l’autre sexe, de l’autre religion, de
l’autre territoire... C’est surtout l’autre tel qu’on se l’imagine, se
l’invente, se le recrée en fonction de l’image de soi et du nous que l’on veut
qu’il nous renvoie ou au contraire que l’on ne veut surtout pas qu’il nous
renvoie. Ce sont donc des altérités sans doute réifiées et banalisées... soit idéalisées,
soit diabolisées, reconstruites en modèles ou contre-modèles pour se redéfinir
une identité (et en même temps un rôle, un statut) : “ dessiner
autrui sous des traits négatifs afin de ne pas reconnaître ses propres lacunes
et d’éluder la prise de conscience désagréable de sa vérité : donner à
l’autre, en somme, l’identité qu’il faut pour ne pas remettre la sienne en
question ” [CAMILLERI, 1986 (1980) : 339].
[8] Marc AUGE qui a réfléchi à plusieurs reprises
sur le “ sens des autres ” a parlé à propos des sociétés lignagères
du “ jeu sur les frontières qui tend soit à assimiler l’autre et à
relancer la dynamique interne de la différence, soit à l’expulser pour marquer
les limites de l’identité [...] ”. [1994 : 26].
[9] “ [...] ce sujet pris dans la relation
n’est pas “ vide ” : c’est même parce qu’il a un dynamisme
propre qu’il interagit avec autrui selon des modalités
complexes ”.[CAMILLERI, 1990 : 87] ; “ l’hypothèse stratégique
[...] suppose que la production de l’identité n’est pas un simple jeu de
reflets, ou le résultat de réponses plus ou moins mécanistes à des assignations
identitaires effectuées par autrui mais qu’il entre une part importante de
choix et donc d’indétermination quant aux formes et issues des processus
stratégiques ”. [TABOADA-LEONETTI, 1990 : 49].
[10] Les nombreuses analyses de Alain TOURAINE
nous aident à comprendre comment “ la conscience d’identité n’est jamais
conscience du présent ; elle est invention de l’histoire, mobilisation des
ressources données, de ce qu’on aime trop souvent à nommer la culture traditionnelle,
pour reprendre le contrôle de l’avenir. Rien n’est plus important que cette
dialectique du passé et de l’avenir, que ce zigzag qui unit la tradition et
l’innovation par la révolte, le conflit et l’espérance ”.
“ Mais l’analyse ne peut
s’en tenir là. [...] D’une part cette conscience aigüe d’identité n’atteint par
définition qu’un petit nombre, même si elle a une grande capacité de diffusion
et d’influence ; d’autre part et
surtout l’action politique anti-institutionnelle, enfermée dans l’affirmation
de soi, est soumise aux pressions de l’isolement et de la répression, à la
difficulté de dériver une stratégie de principes, à la tension constante entre
la pureté des fins et l’efficacité des moyens. Elle est constamment affaiblie
par les luttes entre factions ou organisations rivales, par les hérésies
doctrinales et les schismes organisationnels, de sorte que, si la conscience
d’appartenance à un groupement est très vive, le contenu de l’appartenance est
loin d’être clair [...] [1974 : 183, 195, 184, 197]. Voir aussi Alain
TOURAINE [1986 (1980)].
[11] Cet essai sur le don a inspiré et inspire
encore beaucoup d’auteurs : “ La lecture de l’
“ Essai sur le Don ”, de MAUSS, invite [...] à fonder la distinction
et l’identité sur l’échange. Les partenaires dans l’échange se
distinguent les uns des autres du fait même qu’ils sont échangistes ”.
[LABURTHE-TOLRA, WARNIER, 1993 : 364-365].
[12]
Peut-être pourrait-on dire qu’ici, l’échange, le “ véritable ”
échange, c’est l’échange symbolique, présent à l’intérieur, derrière, tous les
échanges matériels, utiles.
[13] Il semble impossible d’échapper à un
découpage - simplifié et réducteur - pour présenter le plus clairement possible
ce que représente la territorialité pour l’identité. Le découpage utilisé
semble être toujours le même bien qu’il s’exprime plutôt en terme de territoire
privé, semi privé ou semi public (voir ALTMAN, [1975 : 112 - 120] :
territoire primaire, secondaire et public).
[14] Ce niveau d’analyse (individuel et personnel)
des identités territoriales relève plus particulièrement de la géographie des
représentations, de certains anthropologues (par exemple E. HALL, I. GOFFMAN)
mais surtout des psycho(socio)logues de l’environnement (notamment CI.
LEVY-LEBOYER, J. MORVAL) et de l’espace (G. N. FISHER, A. MOLES, R. SOMMER
entre autres) et aussi par la psychanalyse (A. FERNANDEZ-ZOILA, G. PANKO,
SAMI-ALI) et bien sûr des écrivains et de philosophes (HEIDEGGER, G. PEREC et
beaucoup, beaucoup d’autres).
[15]
Voir MORVAL [1981 : 98-99] pour ces “ fonctions de l’intimité ”.
[16] Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de
“ tenter une anthropologie dans l’espace mais de proposer une
anthropologie de l’espace ” [PAUL-LEVY, SEGAUD, 1983 : 17] ;
anthropologie de l’espace que F. PAUL-LEVY et M. SEGAUD ont conçue en reprenant
et en organisant une très riche bibliographie.
[17] La notion de hiérarchie est d’une certaine
façon consubstantielle à celle d’espace. Il ne peut pas y avoir de hiérarchie
sans espace : “ la hiérarchie ne peut [...]que se formuler par
l’espace [...] toute hiérarchie est topique [...] l’espace définit la
hiérarchie, la hiérarchie construit l’espace ”. [MAZERES, 1985 : 177,
178, 180].
[18] Dans ce cas-là le territoire est conçu comme une
étendue, une surface réceptacle et plus exactement comme une aire de
compétences, un support de souveraineté (cf. la théorie du “ territoire
limite ”).
[19] Michel FOUCAULT et d’autres en ont donné des
illustrations ou plutôt des idéal-types.
[20]Les analyses de Marc AUGE sur le lieu
anthropologique semblent être particulièrement enrichissantes puisqu’elles
reposent sur une longue expérience ethnologique et par conséquent sur les concepts
éprouvés de culture et d’identité : “ le lieu se définira comme
identitaire (en ce sens qu’un certain nombre d’individus, les mêmes, peuvent y
lire la relation qui les unit les uns aux autres) et historique (en ce sens que
les occupants du lieu peuvent y retrouver les traces diverses d’une
implantation ancienne, le signe d’une filiation). Ainsi le lieu est-il
triplement symbolique (au sens où le symbole établit une relation de
complémentarité entre deux êtres ou deux réalités) : il symbolise le rapport
de chacun de ses occupants à lui-même, aux autres occupants et à leur histoire
commune ”.
Marc
AUGE a précisé par ailleurs que “ [ ...] le dispositif spatial est à
la fois ce qui exprime l’identité du groupe (les origines du groupes sont
souvent diverses, mais c’est l’identité du lieu qui le fonde, le rassemble et
l’unit) et ce que le groupe doit défendre contre les menaces externes et
internes pour que le langage de l’identité garde un sens ”. Il reste que
cet anthropologue voit notre époque de “ surmodernité ” de plus en
plus marquée par des non-lieux (représentés essentiellement par les
grands centres commerciaux, les aéroports, les autoroutes, les stations
services et les hôtels ...) et ne semble alors n’appréhender les lieux
anthropologiques occidentaux qu’à travers les haut lieux ou les lieux
exemplaires.
[21] Pour M. BRUNEAU et G. SHEFFER, la diaspora
peut être définie par trois caractéristiques essentielles : “ la
conscience et le fait de revendiquer une identité ethnique ou nationale ;
l’existence d’une organisation politique, religieuse ou culturelle du groupe
dispersé (richesse de la vie associative) ; l’existence de contacts sous
diverses formes, réelles ou imaginaires, avec le territoire ou pays
d’origine ”. [BRUNEAU, 1994 : 7].
[22] Tous ces arguments contre la disparition des
territoires relèvent essentiellement du “ sociologique ” alors que
pour certains tenants de l’a-spatialisation, ce sont avant tout “ le
marché ”, “ le capital ” qui sont les principaux instigateurs de
la déterritorialisation : ”[...] actuellement, face au capitalisme,
ou [...] face au marché, ou, de façon plus neutre et peut-être trop
neutre, face à l’argent, toutes les autres forces ou agents, matériels
et immatériels, conscients ou non, volontaires ou non, qui contribuent aussi à
défaire et “ refaire ” ( ?) les territoires, pèsent de peu de
poids ; [or] [...] dans tous les cas ou presque, la réalité de la
“ fin des territoires ” sous l’effet de la mondialisation opérée par
le capitalisme transnational est à peine évoquée, et se dégage au contraire
l’idée consolante qu’à tout prendre, il y a forcément, quelque part, d’une
manière ou d’une autre, du territoire. [GRENIER, 1996 : 2].
Sans doute là encore des
contre-exemples pourraient être opposés à ces grands mouvements de fond. Les
concepts utilisés dans ces travaux économiques nous étant particulièrement
méconnus, nous ne nous y attacherons pas ici. cependant, il semble très clair
que les termes de la même problématique s’y retrouvent et que l’on peut
retrouver “ un phénomène de reterritorialisation de l’industrie qui
confère à l’espace local un statut nouveau ” [BARNECHE, 1996 : 2].
[23] Les représentations sociales sont devenues
depuis une trentaine d’années soit l’objet principal, soit une approche
“ méthodologique ” incontournable des sciences humaines et sociales
(psychologie, sociologie, ethnologie, histoire...) Comme pour l’approche en
termes d’institution ou d’identité sociales , il existe un important
balayage de l’analyse des représentations sociales que ce soit par des études
de cas ou des réflexions théoriques.
[24] Ou encore : la représentation sociale
est “ une forme de connaissance bien particulière, non réductible à une
connaissance scientifique dégradée ou erronée. Elle puise ses contenus dans
plusieurs champs, elle fonctionne par traduction, articulation, emprunt,
ressemblance, elle produit un vraisemblable pour convaincre, elle est
paradoxalement connaissance - méconnaissance en rapport réciproque avec la
pratique ”. [Ib. : 162].
[25]
C’est d’ailleurs sans doute là que réside “ l’intérêt ” qu’un
individu peut avoir à participer à une enquête et à se prêter au jeu de
questions-réponses : l’occasion de (se) clarifier ses idées à propos de
tel phénomène social. La situation d’enquête représente autant pour l’enquête
que pur l’enquêteur un contexte et un prétexte privilégiés pour faire naître du
sens, des significations (dans le cas de l’enquêté son propre sens, ses propres
significations face à un interlocuteur intéressé qui a acquis des compétences
quant au phénomène social concerné).
[26] Il faut renvoyer ici à la sociologie
compréhensive de Max WEBER mais également et surtout aux sociologues actuels
tels que P. SANSOT, M. MAFFESOLI...
[27] Ces coquilles, rappelons-le, sont : 1.
Le corps propre, 2. Le geste immédiat, 3. Le domaine visuel : la coquille
de la pièce d’appartement, 4. L’idée d’emprise et privatisation :
l’appartement, 5. Le lieu charismatique de la rencontre, le regard
social : le quartier, 6. La coquille d’anonymat et terrain de chasse :
la ville centrée, le centre ville et services, 7. La Région, 8. Du vaste monde
comme espace de projets.
[28] Et c’est bien sûr à partir d’elles que les
observateurs extérieurs peuvent retrouver et reconstruire les projets et
imaginaires intériorisés et propres à chaque individus. Il faudrait renvoyer
ici à tous les travaux qui ressortent de la géographie de la perception ou des
représentations (en particulier ceux d’Antoine BAILLY) et ceux de la
psycho(socio)logie de l’espace.