mercredi 23 décembre 2020

TERRITOIRE ET IDENTITE

 

Introduction

*Premier constat

La sensibilité nouvelle à un thème culturel et éthique celui de l'identité, en général, et de l'identité dans ses manifestations spatiales (géographique, urbaines, architecturales... corporelles). Pour ce qui nous intéresse, Il existerait une relation entre l'apparition et le développement dans toutes les parties du monde (et dans tous les systèmes politiques) et presque tous les secteurs de la société, d’un mouvement de revendication, plus ou moins violent, qui en appelle à la défense d'une identité et d'un espace.

 

*Second constat :

Le constat du chercheur-enseignant universitaire : Émergence du culturel dans l'urbain. (question théorique) après l'hégémonie du fonctionnel - Durant plusieurs décennies : la question urbaine, la ville, furent approchées sur le plan théorique et pratique (ou opérationnel) en tant qu'espaces déséquilibrés et défigurés. Si on prend l'exemple des villes maghrébines, l'approche dominante des années 60-80 consistait en l'identification de la ségrégation urbaine, de la "ruralisation de la médina", du sous-équipement des quartier populaire, du déficit en logement... La solution consistait à planifier ou à proposer une ville qui corrigerait les dysfonctionnements constatés. Un espace urbain qui réaliserait la justice sociale et "la promotion de l'homme et de la société" en réalisant des écoles, dispensaires, des logements sociaux, des réseaux divers pour les habitants.

 

On peut dire que cet "idéal urbain", dont l'arrière plan idéologique est le passage vers la modernité, a été relativement réalisé dans un certain nombre de pays anciennement colonisés. Et pourtant, une partie non négligeable, des villes où on pensait avoir concrétisé la "réconciliation" c'est-à-dire le seuil et les conditions minimales du "bonheur du citadin", on note un "malaise".

 

Ce malaise met en question "la réconciliation", qu'on croyait accomplie, entre le citoyen et son environnement urbain (aux différentes échelles : la maison, le quartier, la ville, le territoire).

 

Le malaise s'exprime dans des formes différentes mais il a pour axe central le binôme : identité/espace - qu'on soit à Grozny, à Mantes-la-jolie, à Alger ou à Lima, la ville se transforme en un terrain d'affrontement où appel à l'identité (culturelle, ethnique, religieuse, politique...) et crise socio-urbaine s'alimentent l'un de l'autre selon le principe des vases communicants.

 

Une première conclusion : Il est nécessaire de jeter un regard neuf sur la ville et de se demander s'il est encore pertinent et adéquat d'aborder la question urbaine théoriquement et opérationnellement avec les mêmes instruments que dans le passé. Il s'agit de mettre un terme à l'hégémonie et à la dictature des schémas fonctionnalistes, quantativistes et unidimensionnels de l'analyse urbaine.

J. Poncet a eu ce sentiment prémonitoire, il y a 25 ans, quand dans une conférence à l'ITAAU, il déclarait à propos du "syncrétisme urbain en Tunisie" :

 

"La Tunisie n'est qu'on tout petit canton de cet univers déchiré en voie de mutation ou de gestation ; elle ne peut qu'être pénétrée encore d'influences parfois mal assimilées... L'aspiration à la modernisation, qui est aussi volonté de récupérer et de dynamiser à nouveau un riche patrimoine culturel à l'intérieur d'un espace géographique et économique dominé, réintégré par ses populations, c'est à la fois selon nous, le message et le problème que livrent à notre réflexion les villes tunisiennes d'aujourd'hui".

* Pratique (ou opérationnel) : La manière de faire l'urbanisme dans notre pays (et dans différents autres contrées obéit à une méthode qu'on pourrait résumer en deux actes principaux:

- " la mise à plat statistique" suivie “de l'exercice de la planche de dessin" - c'est une réaction de "mimétisme" ou de "copiage" qui reprend la démarche des SD européens "de la 1ère génération" (1940-1970). L'objectif est de construire "une image" (virtuelle) de ce que devrait être la ville à un horizon t et de la traduire en plan. Il s'agit donc d'élaborer un diagnostic de la situation présente du site en mettant en relief les déséquilibres spatiaux, économiques et socio-démographiques. Ce diagnostic doit pouvoir servir à l'urbaniste à corriger et à aménager les "effets" en vue d'obtenir un site planifié "fonctionnel".

En général, ce type de planification urbaine est une affaire d'experts et d'institutions et d'autorités administratives qu'on consulte pour déterminer les besoins, enregistrer les doléances, les suggestions et les critiques.

C'est ce qu'on appelle "une planification urbaine descendante" dont l'acteur principal reste l'Etat et ses représentants.

S'il est vrai que les grilles d'équipement, les plan-programmes, les modèles statistiques et démographiques sont intéressants ; il n'en est pas moins vrai que l'organisation et la planification d'un site urbain .... quelle que soit son échelle est une question complexe qu'on ne peut jamais réduire à une arithmétique des besoins.

Pour éviter "les erreurs" faites dans le passé en matière d'urbanisme, il y a sûrement plusieurs chemins qui s'offrent à nous, une manière d'opérer qui reste encore à préciser et à clarifier. Mais ce qui est certain c'est que les dimensions culturelles, imaginaires et symboliques - sans négliger le côté "confort" urbain " - ne peuvent plus être ignorées parce qu'elles sont partie intégrante de la ville. Et pour pouvoir en tenir compte, le meilleur moyen c'est de renverser la méthode de la "planification descendante" et de partir de la consultation et de la négociation avec tous les acteurs de la ville : du citoyen aux institution et organismes - Cette démarche "ascendante" est d'abord plus intéressante et plus motivante aussi bien pour le chercheur que pour l'expert ou opérateur car elle leur donne les moyens de réfléchir sur le rôle des divers agents de l'urbanisation, de leurs stratégies, de leurs mécanismes d'intervention et des enjeux qui les rassemblent ou les opposent. Un des enjeux, aujourd'hui, stratégique est la question identitaire.

*Troisième constat:

On se trouve, depuis quelques temps déjà, face à un double phénomène qui nous amène à réinterroger ce qu’est la territorialité. On observe à la fois la montée d’un certain individualisme et la réaffirmation d’appartenances à des groupes restreints. Ces deux mouvements contradictoires, peut-être parfois complémentaires l’un de l’autre, questionnent, aujourd’hui plus que jamais, la dimension collective de la territorialité.

Face à cet individualisme manifeste (abandon de grandes valeurs collectives, éclatement de la famille, recherche d’une “ réalisation de soi ”, comportements individualistes, etc.), y a t-il encore une territorialité collective ? quelle est-elle ? Face à l’affirmation d’une appartenance collective restreinte (éclosion de groupes de sensibilités, d’affinités communes, ou bien, à une autre dimension, revendications ethniques, régionalistes)  y a-t-il encore une territorialité collective transcendante ? Existe-t-il une territorialité supérieure, transcendant les individualités et les particularités ?

Ce questionnement est à resituer dans la problématique générale où l’on se demande si le territoire et la territorialité participent de l’être ensemble et de l’échange ou au contraire s’ils contribuent à les déstructurer voire les déchirer, les détruire. Une des grandes questions posées actuellement à la territorialité est de savoir quand le territoire et la territorialité créent un être collectif, quand ils favorisent un repli sur soi ; comment ils peuvent être un support et un ancrage à la fois du vouloir vivre ensemble, de valeurs sociales communes et de la désagrégation sociale, de l’atomisation sociale.

Ce questionnement porte ainsi également sur les raisons et les modalités, le lieu et le moment du passage d’un territoire et d’une territorialité qui soient le refuge du soi, de l’entre soi, de l’inclusion à un territoire et une territorialité qui soient le refus de l’autre, de l’extérieur, l’exclusion.

 

Il s’agit avant tout pour nous d’avancer dans la compréhension du phénomène territorial. Quels sont les sentiments et les valeurs, les comportements et les pratiques, indivet collectives attachés au territoire, à la territorialité ? Comment s’organisent les relations sociales entre un individu, un groupe et son territoire, entre des individus, des groupes, une société à propos de leur territoire ? De quelle nature sont ces relations ? Quel en est le contenu?

Nous pensons en effet que d’une manière générale, l’idée de communauté, de collectif ne va pas de soi. Et nous pensons que, en particulier pour réfléchir sur la territorialité, on ne peut pas en faire l’économie, il faut s’y arrêter de manière spécifique. Le territoire et la territorialité constituent de tels prétextes aux particularités intransigeantes, à l’enfermement d’individualités en même temps qu’aux réifications de communautés, qu’il nous apparaît déterminant de reconsidérer le rapport entre l’individuel et le collectif à leur sujet. C’est d’ailleurs sans doute parmi les enjeux actuels les plus importants pour les géographes et la géographie sociale.

L’urgence d'une réponse à ces questions est sans doute due à la crise, au dérèglement voire de la disparition des territoires - qu’il s’agisse du problème des banlieues, de la désertification rurale, de l’imbrication des territoires régionaux et nationaux dans l’espace mondial ou qu’il s’agisse des guerres civiles, entre nations, ethnies, cultures...

Le territoire, parce qu’il détient une part de collectif, constitue un formidable espoir. Cet espoir se porte notamment sur une territorialité collective supérieure, transcendante (qui est celle de l’Etat, de la nation).

Même s’il est par certains aspects notoirement en crise, le territoire reste le principe de base qui régit la communauté suprême, la communauté politique telle que nous la connaissons : “ Le territoire est un espace unifié de pouvoir, transcendant les formes spatiales d’occupation, d’organisation et de propriété du sol. Il est ce qui transcende tous les principes de division, de segmentation des groupes sociaux qui composent la collectivité nationale. Le territoire est une représentation, il est le symbole de la formation sociale et l’instrument de son identification dans la figure d’une communauté ” . [ORTIZ, 1994 : 186].

Dans cette situation où la territorialité peut-être encore assignée à une fonction sociale supérieure, il nous semble intéressant de savoir comment des individus légitiment, justifient leur rapport à une territorialité collective , c'est à dire à la fois comment ils expliquent ce rapport (sa justification) et justifient son bien fondé (sa “ justesse ”).

En fait, il faut revenir au noeud problématique qui supporte tout ce questionnement : la problématique de la territorialité et de l’identité. Chacun des aspects de notre questionnement se pose en fait à partir de la problématique identitaire : l’articulation de l’identité individuelle à l’identité collective, le passage de l’identité individuelle à l’identité collective, la construction et l’affirmation d’une identité collective locale, l’existence et le lien aujourd’hui des individus à une identité transcendante.

Problématique territoriale et problématique identitaire

Pour appréhender cette vaste et complexe problématique de la territorialité, il nous faut  formuler 4 hypothèses:

hypothèse 1: La territorialité à la fois relève et participe d’une construction identitaire.

hypothèse 2: En tant qu’appropriation spécifique d’un espace par un individu et un groupe, elle est marquée et faite de l'identité (politique, économique, religieuse ...) de ceux-ci,. En retour, et dans un mouvement continu d’interactions, elle constitue un marqueur identitaire (au même titre qu’une langue par exemple).[1]

hypothèse 3: L’investissement symbolique[2] effectué dans le territoire et la territorialité est tel que tout individu, tout groupe est prêt à le préserver par tous les moyens. Et ce d’autant plus que ces significations, cet “ encodage culture ” sont inscrits dans une histoire, dans une mémoire - histoire et mémoire particulières à des individus - et se traduisent matériellement, prennent des formes sensibles particulières à des individus.

hypothèse 4: Les identités sociales s’élaborent toujours dans le rapport à l’altérité, à l’autre, à la différence. De même le territoire se re-compose en fonction de l’autre qui est considéré, tel qu’il est, tel qu’il s’impose, tel qu’on se le représente... Toutes les identités sociales et par conséquent l’identité territoriale, résultent ainsi d’une situation donnée, d’une stratégie du moment, elles constituent un montage, un compromis provisoires.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si on opère un retour en arrière dans l’histoire des idées et des théories qui ont cherché à maîtriser le système de relations qui se met en place entre un ou des individus et leur environnement ou entre des individus à propos de leur environnement ; on remarquera, qu’avant la naissance du concept de territoire, c’est la notion de  d’Espace qui fut largement utilisé et travaillé par les théoriciens.

L’espace se représente comme une idée kaleidoscopique dont chacune des facettes est éclairée par une discipline qui lui confère ou attribue ainsi une définition, un contenu.

D’une façon générale  ( et un peu superficielle) ; la géographie considère l’espace est ce qui forme la surface de la terre. La géométrie le définit comme le système où toutes les places possibles occupées par des objets ou des points. Quant à la psychologie, son point de vue est que l’espace est le résultat de la perception du monde et des choses et la représentation qui s’en dégage. D’autres disciplines encore tels que la sociologie, l’architecture, ou l’anthropologie ont elles aussi participé à cet effort de clarification et de définition de l’Espace.

 

Ce que nous pouvons , c’est que l’espace –quelque soit le champs disciplinaire où il s’inscrit- fait intervenir trois dimensions fondamentales, trois paliers de la réalité :

La matière sous ses trois formes : sociale, liquide, gazeuse

Le champ de la perception  et de la représentation (en 3 dimensions)

L’esprit humain qui confère une signification, un sens à l’ensemble.

 

L’interaction entre les trois dimensions peut être représenté par le schéma suivant :

 

 

 

 

Espace

 

Individu

Groupe

Société

 
 

 

                                        Sens, Signification

 

 

 

LA DEFINITION DU TERRITOIRE :

 

A.1. Les précurseurs :

 

Avant de forger le concept de territoire, plusieurs disciplines et recherche ont cherché à élaborer des outils et les notions capables d’expliciter l’interaction entre les hommes et l’espace qui les supporte et les enveloppe.

Ces notions peuvent être considérées comme les ‘‘ancêtres’’ ou les ‘‘cousins’’ au sens théorique et épistémologique de la notion de territoire.

Cette dernière étant une tentative de les fédérer et de les synthétiser en une seule entité conceptuelle.

Parmi toutes les notions existantes, nous avons retenu celles qui nous semblent les plus pertinentes et les plus en rapport avec le contenu de cours. C’est à dire celles qui ont tenté de répondre aux questions suivantes : Quelle est la véritable nature de l’espace ? Quelle est le sens de l’action humaine engagée dans cet espace ? Quel statut accordé à l’interprétation (représentation) que les hommes donnent à leur relation avec cet espace, à leur place dans cet espace ?

 

On examinera donc :

A.1.1 : La place de l’espace dans la philosophie

A.1.2 : L ’ ‘‘espace perçu ou représenté’’  ( Antoine S. BAILLY)

A.1.3 : L’espace de vie ou   ‘‘espace  vécu’’ (Armand FREMONT ) 

A.1.4 : L ’ ‘‘espace vital’’ (de Kurt LEWIN)

A.1.5 : ‘‘ La bulle’’ (d ’Edward T. HALL ‘‘La dimension cachée’’)

A.1.6 : ‘‘ Les coquilles’’ ( d ’Abraham MOLES)

A.1.7 : ‘‘ La morphologie spatiale’’ (d’Emile DURKHEIM)

 

 


A.1.1 : La place de l’espace dans la philosophie:

A.1.2 : L’ ‘‘espace perçu ou représenté’’  ( Kévin LYNCH et Antoine S. BAILLY)

            Les objets privilégiés de la recherche sur le thème du territoire sont essentiellement l’espace vécu (ou l’espace de vie), l’espace perçu (ou représenté) et l’espace social. On cherche d’abord à identifier quel est l’espace vécu, c’est-à-dire l’espace pratiqué par les individus au quotidien, les espaces concrets parcourus de différente manière et pour différentes fonctions. Puis on analyse comment ils perçoivent ces espaces, quelles signifiet quelles valeurs ils leur attribuent, de quelles charges sociales, culturelles, émotionnelles, ils les investissent. On tente ainsi de resituer cet espace dans ses réseaux sociaux généraux et particuliers.

Antoine BAILLY s’est particulièrement attaché à développer cette approche (sur laquelle il a basé l’analyse des représentations de l’espace). Il s’agit pour lui “ d’interroger les individus sur leur vécu spatial afin de révéler leurs tensions, leurs désirs et l’intériorisation de leur vécu ” et donc de “ déceler les expériences du vécu à travers des données individuelles (et non agrégées) et subjectives (et non objectives) ”. [1986 : 168-169]. Cette approche qui pourrait également être qualifiée d’existentialiste “ s’intéresse  à “ la raison (“ intelligence ”) du corps, du cœur, de la volonté, [qui] s’exprime aussi - inconsciemment peut-être - dans les dispositions habituelles ”. [BUTTIMER, 1979 : 244, 247].

Les réflexions dans ce domaine se sont faites autour de plusieurs axes. Les études de Kevin Lynch ont contribué à montrer la fonction  sociale et affective de l’espace urbain. Tout n’est pas ressenti de la même manière par tout le monde dans une ville, beaucoup de traits échappent à l’attention. Chacun a son image de l’espace qui dépend à la fois des caractères de la personne qui la met en place, de la clarté des plans, de la qualité des formes et de la lisibilité de cet espace. C’est d’ailleurs la “ lisibilité ” qui, par ce qu’elle renvoie du monde extérieur aux représentations qu’on a été habitué à en donner, témoigne du poids des structures mentales de notre aptitude  à découvrir la clef des paysages.  On s’aperçoit aujourd’hui de la multiplicité des liens qui se tissent entre la société et les lieux, et que l’individu apprend à interpréter au cours de sa socialisation.

A.1.3 : L’espace de vie ou   ‘‘espace  vécu’’ (Armand FREMONT ) 

A.1.4 : L ’ ‘‘espace vital’’ (de Kurt LEWIN)

C’est dans l’œuvre de Lewin que l’on trouve les premières bases théoriques d’une conception de l’espace ordonnée comme un modèle d’analyse sociale : la notion d’environnement, articulée  à l’idée d’espace vital, est proposée comme un facteur déterminant  du comportement humain. La contribution essentielle de Lewin réside dans le principe d’interdépendance  entre la personne et l’environnement – principe qui sert de base à l’interprétation des processus psychiques. Le concept d’espace vital (life space) traduit donc le fait que toutes les conduites sont fonction de l’environnement : l’espace vital est défini comme le fondement de l’interaction entre la Personne et le Milieu : C = f (PM). Il englobe tous les facteurs qui déterminent la conduite d’un individu dans une situation donnée.

Ce concept prend chez Lewin différents sens : tout d’abord, comme système d’interactions entre l’individu et son milieu, en ce cas, l’environnement est entendu comme une grandeur indépendante, un espace physique, géographique, matérialisé objectivement. Mais le plus souvent, la notion d’environnement désigne pour Lewin l’environnement “ psychologique ” , c’est-à-dire “ tel qu’il existe pour l’individu ”. Dans ce cas, l’environnement n’est pas seulement déterminé par ses caractéristiques objectives, mais par les propriétés liées à la conduite d’un individu  dans l’espace. Dans “ l’espace vital ”, l’environnement est envisagé seulement dans la mesure où il influence la conduite pendant un temps déterminé ; les nombreux phénomènes qui n’interviennent pas dans l’espace vital ne sont pas pris en compte . Lewin conçoit en outre une zone frontière (foreignbul) de l’espace vital qui englobe des facteurs du milieu physique et social dans la mesure où ils concourent à déterminer l’état de l’espace vital. Lewin est le premier à proposer une approche théorique qui mette l’accent sur l’interdépendance des événements psychologiques à l’intérieur d’un champ de valeurs déterminant les conduites personnelles dans l’environnement.

Lewin  reste un point de départ et de référence pour les études psychosociologiques de l’espace qui reprennent son approche comme un exemple concret de ce champ topologique des valeurs. L’espace topologique qu’il avait proposé reste par essence vague dans sa formulation même, puisque c’est une matière de l’esprit, mais en tant qu’espace psychologique, il assure une double fonction : c’est à la fois une réécriture de la topographie et une concrétisation des images, du perceptif à l’intérieur de cet espace.

 

A.1.5 : ‘‘ La bulle’’ (d ’Edward T. HALL ‘‘La dimension cachée’’)

Les recherches sur l’utilisation de l’espace ont attiré l’attention sur la notion de “ monde familier ” (Anderson), défini comme l’ensemble des personnes ou des objets familiers associés à un espace ; il peut varier d’un individu à l’autre. Cette zone dotée d’une charge émotionnelle a été décrite en termes de bulle (Hall), de coquille (Moles), de zone tampon (Horowitz) ou simplement d’espace personnel.

L’espace personnel est basé sur l’idée que le corps vivant ne se limite pas à la surface de la peau. Il est entouré d’un espace péricorporel dessinant une zone autour de lui et dans laquelle s’inscrivent ses mouvements. L’espace personnel englobe une portion d’espace autour de l’individu qui ne peut être pénétrée par autrui sans provoquer des réactions de défense. Cette zone n’est franchie que dans quelques situations exceptionnelles comme l’intimité ou l’agressivité.  Ces éléments ont permis de préciser la notion de “ privatisation ” (Alexander, Rapport, Sommer) comme fondamentale pour la préservation de la personnalité. Cette notion est constamment impliquée dans l’aménagement de l’espace, en particulier dans les processus d’appropriation. Sans  revenir sur l’ensemble des études faites sur ce thème, retenons simplement les divers aspects de ce concept. Pour Sommer, l’espace personnel est “ une zone chargée émotionnellement, une “ aura ” qui aide à régler le comportement spatial des individus ; c’est aussi l’ensemble des processus par lesquels les gens marquent et personnalisent les espaces qu’ils occupent ” ; il parle de l’espace personnel comme d’un portable territory : territoire portatif. Hall, quant à lui, appréhende le concept en ayant recours à une image : celle d’une bulle qui entoure chacun d’entre nous et à l’intérieur de laquelle nous vivons et nous nous déplaçons.

Ce sont les anthropologues et Hall  notamment qui ont observé les modes d’utilisation de l’espace en fonction des cultures ; ils ont constaté que selon les situations on retrouve chez l’homme, sous des aspects culturels et symboliques,  les distances notées chez l’animal. Ainsi, dans une conversation, par exemple, un Anglais qui parle à un Français se trouvera continuellement en position de retrait pour éviter les “ postillons ” du Français qui estimera, quant à lui, que l’Anglais se comporte d’une manière froide et distante à son égard. Pour la culture occidentale, on peut distingue schématiquement plusieurs distances :  publiques, sociales, personnelles, intimes, qui correspondent à une relation affective et sociale entre individus. La perception en est chaque fois différente. Ces distances ont été appréciées par Hall sur une population blanche de la moyenne bourgeoisie de la côte Est des Etats-Unis. Dans la vie quotidienne, elles se manifestent par toute une série d’attitude.  Le sujet défend l’accès de son territoire par l’intermédiaire de la porte qui joue un rôle important dans la limitation du territoire. Elle permet de communiquer ou non avec l’extérieur. Les rites d’accueil de l’étranger (à l’intérieur) se situent dans un espace intermédiaire, semi-public : l’entrée. Mais, même après avoir été introduit dans l’appartement, l’étranger va rester à distance en attendant qu’on lui indique une place.

A la distance intime, les corps entrent en contact direct et la communication verbale devient secondaire. Par contre, des sujets qui ne se connaissent pas se placent normalement à une distance dite personnelle de l’ordre du mètre. Lorsque cette distance ne peut être respectée, comme dans les ascenseurs, par exemple, des mécanismes de défense entrent en jeu : on se raidit, on porte son regard au loin, car les distancese resserrent et la “ bulle ” de chacun est comme comprimé (Schwach). Lorsque la bulle reprend son volume, la tension musculaire disparaît et la communication verbale peut reprendre. L’idée d’espaces péricorporels qui nous protège des autres ne se limite pas seulement au vêtement, mais peut aussi s’étendre à la voiture, véritable prolongement de l’image du corps : celle-ci ne saurait être frôlée de trop près sans provoquer des réactions d’agressivité comparables à celles qui naissent lorsque la distance “ personnelle ” n’est pas respectée. De même, si un coup est donné à la voiture, il est ressenti par son propriétaire comme la manifestation d’une attaque dirigée contre lui.

 

Entre deux groupes hétérogènes, s’établit aussi  une distance sociale qui permet à chacun d’avoir une certaine autonomie, mais qui n’interdit pas l’échange. Elle s’établit lors de transactions à caractère impersonnel. Lors d’échanges.  plus formalisés, apparaît la distance publique. Elle peut être considérée comme une forme atrophiée de la distance de fuite ; la désaffection très courante du premier rang dans  les amphis illustre très bien ce phénomène. La distance intervient donc dans la relation tout  comme le choix des positions respectives, tel qu’il a été montré dans les expériences de Sommer. Par ailleurs, l’espace véhicule des éléments de culture dans les relations historiquement définies de l’être humain et de son environnement. Si l’on considère le phénomène  des vacances, on verra que le rapport à l’espace change en fonction des individus : ainsi, les Scandinaves, les Allemands recherchent volontiers la Nature dans ses manifestations brutales et directes, ils voient dans les vacances l’occasion de retourner aux sources de la vie, de faire un plongeon dans un primitivisme retrouvé.  Ils rendent hommage au soleil, à la forêt, aux eaux, et s’y perdent volontiers de longues heures. Le goût des Anglais pour le soleil est au moins aussi fort, mais il est moins marqué pour la recherche de l’authenticité, de “l’ensauvagement ”.

Les parcs, les bois fréquentés par les oiseaux, la nature aménagée, domestiquée  est plus appréciée. Les Français, quant à  eux, manifestent un engouement particulier pour le “ point de vue ” d’où l’on embrasse des paysages lointains, des successions d’horizons bleutés. Ils affectionnent également le pèlerinage  des églises, des châteaux, des vieilles villes  comme des gens formés à la perception des valeurs du passé. Les Italiens ont à cet égard un peu les mêmes réflexes, mais la nature n’est pour eux appréciée que si elle offre des refuges plaisants, ombragés aux heures chaudes de la journée. Les points de vue demeurent déserts, sauf si la nature est magnifiquement aménagée.                                

(Schwch). Lorsque la bulle reprend son volume, la tension musculaire disparaît et la communication  verbale peut reprendre. L’idée d’espace péricorporel qui nous protège des autres  ne se limite pas seulement au vêtement, mais peut aussi s’étendre à la voiture, véritable  prolongement de l’image du corps : celle-ci ne saurait être frôlée de trop près_sans provoquer des réactions d’agressivité comparables à celles qui naissent lorsque la distance “ personnelle ” n’est pas respectée. De même, si un coup est donné à la voiture, il est ressenti par son propriétaire comme la manifestation d’une attaque dirigée contre lui.

 

            Entre deux groupes hétérogènes, s’établit aussi une distance sociale qui permet  à chacun d’avoir une certaine autonomie,  mais qui n’interdit pas l’échange.

Elle s’établit lors de transactions à caractère impersonnel. Lors d’échanges plus formalisés. Apparaît  la distance publique. Elle peut être considérée comme une forme atrophiée de la distance  de fuite ; la désaffection très courante du premier rang dans les amphis  illustre très bien ce phénomène.  La distance intervient donc dans la relation tout comme le choix des positions  respectives, tel qu’il a été montré dans les expériences du Sommer. Par ailleurs, l’espace véhicule des éléments  de culture dans les relations historiquement définies de l’être humain et de son environnement. Si l’on considère  le phénomène  des vacances, on verra que le rapport à l’espace   change en fonction des individus : ainsi, les Scandinaves, les Allemands recherchent volontiers la Nature dans ses manifestations brutales et directes, ils voient dans les vacances l’occasion de retourner  aux sources de la vie, de faire un plongeon dans un primitivisme retrouvé. Ils  rendent hommage au soleil, à la forêt, aux eaux, et s’y perdent volontiers de longues heures. Le goût des Anglais pour le soleil est au moins aussi fort, mais il est moins marqué pour la recherche de l’authenticité, de l’ensauvagement ”. Les parcs, les bois fréquentés par les oiseaux, la nature aménagée, domestiquée est plus appréciée. Les Français, quant à eux, manifestent un engouement particulier pour le “ point de vue ” d’où l’on embrasse des paysages lointains, des successions d’horizons bleutés. Ils affectionnent également le pèlerinage des églises, des châteaux, des vieilles villes comme des gens formés à la perception des valeurs du passé. Les Italiens ont à cet égard un peu les mêmes réflexes, mais la Nature n’est pour eux appréciée que si elle offre des refuges plaisants, ombragés aux heures chaudes de la journée. Les points de vue demeurent déserts, sauf si la nature est magnifiquement aménagée.

 

            Tout ceci indique combien l’espace est chargé de culture, combien il varie selon les sociétés et selon les systèmes de valeur et de socialisation. Il est bien évident que ce que l’on perçoit, ce que l’on apprécie dans la nature, dans un monument, dans un paysage ce sont les traits que notre éducation y a déposés et que nous déchiffrons directement lorsque nous découvrons un nouvel environnement. Ainsi, l’expérience du monde extérieur ne prend de sens que si elle est lisible, que si elle évoque des résonances et nous renvoie à des sentiments, à des notions, elles-mêmes apprises en fonction  du milieu dans lequel nous vivons. Les valeurs que la société attache à l’espace sont donc très diverses : on peut apprécier l’espace en fonction des jouissances qu’il  procurer et qu’on apprécie – on parle de qualité du milieu et de l’environnement – on est sensible aux sentiments qu’inspirent la nature, la campagne, la ville, aux mouvements affectifs que le sens de la familiarité avec les lieux développe. On peut ainsi valoriser l’espace en tant qu’il véhicule des éléments  culturels : l’espace n’est plus alors apprécié pour lui-même, mais pour les activités sociales qu’il support d’activités et de positions par rapport aux membres de la société qui l’utilisent.

 

 

A.1.6 : ‘‘ Les coquilles’’ ( d ’Abraham MOLES)

Moles utilise cette notion dans un sens légèrement différent. Partant d’une certaine forme de l’espace qui est le “ lieu de mon corps ”, il souligne l’importance de ce qu’on appelle l’espace péricorporel. Il  considère l’homme comme au centre d’une sorte  d’oignon dont il établit les couches successives, celles que la perception construit autour de lui quand il agrandit sa sphère d’action.

 

Moles donne donc au personnel space une teneur beaucoup plus concrète : il saisit l’homme dans son environnement perçu comme un système perspectif de propriétés que celui-ci répartit sur des zones qui s’éloignent peu à peu de lui. Il définit ainsi des coquilles de l’homme “ qui représentent, dans une psychologie sociale profonde, les vecteurs de son appropriation de l’espace ”. Chacun construit donc autour de lui un certain nombre de coquilles dont la couche la plus proche est la peau, limite du corps propre qui constitue la frontière de l’être ; elle détermine la différence entre Moi et le Monde. En partant du vêtement qui se présente comme une extension de la peau, Moles recense successivement ces coquilles, le geste immédiat, la pièce de l’appartement, l’appartement, le quartier, la ville et l’idée du centre ville, la région, la nation et, enfin, le vaste monde, “ la zone de voyage et d’exploration, l’inconnu plus ou moins connu, le  réservoir du nouveau ”. Dans cette analyse, Moles propose une typologie de l’espace propre qui reposur une approche phénoménologique de la réalité : l’espace y est envisagé comme le résidu très primitif d’une dialectique de l’expansion et du repli sur soi-même.

Enfin, signalons l’étude de Horowitz, Duff et Stratton . Ils ont cherché à savoir, à partir d’une étude expérimentale, quelle était la forme de cette bulle qui représente l’espace personnel : un sujet s’approche soit d’un objet soit d’un partenaire qui reste immobile, et l’expérimentateur note  à quelle distance il s’arrête de cet objet ou de ce partenaire. Cette expérimentation leur a permis de définir l'espace personnel comme une body buffer zone : une zone tampon autour du corps, de l'ordre de 30 à 50 cm selon les situations.

 

Toutes ces études montrent que la notion d’espace personnel illustre une situation existentielle commune à tous ; chacun vit à l’intérieur d’une bulle, d’une coquille, d’un espace qui “ colle ” à lui et dans lequel il se meut. On peut donc dire que l’individu occupe non seulement un “ co-volume ” incompressible, comme le fait un objet solide, mais aussi une zone d’influence, un domaine propre, un territoire d’action.

 

Le paysan dans son champ, l’aliéné dans sa chambre, le prisonnier dans sa cellule, le malade dans son lit, l’habitant dans son appartement, l’ouvrier dans son atelier se trouvent de quelque façon disposer, même si c’est de façon provisoire et révocable, d’un espace propre (Eigenraum) qu’ils organisent et aménagent et qui s’oppose dialectiquement au décor, aux alentours, aux domaines des autres.

 

A.1.7 : ‘‘ La morphologie spatiale’’ (d’Emile DURKHEIM)

C’est en tant qu’il est forme(s) et morphologie (s) que le territoire participe expressément de l’existence et du maintien du collectif. La configuration concrète d’un espace (nature du relief ou importance des réseaux de circulation par exemple) agit sur les relations à l’intérieur d’une communauté. Bien sûr, dans le même temps, toute communauté a une vie collective qui s’exprime par des formes physiques (habitat dispersé ou concentré, caractéristiques des espaces publics...). Toutefois, la notion et la problématique des formes et des morphologies nous paraît, sous sa simplicité apparente, très complexe.

Cela est peut-être dû au fait que certains ont fait de l’espace essentiellement une forme, des formes, sans nécessairement en faire une clef de lecture satisfaisante. De la même façon qu’il écrit que tout est spatial, Raymond LEDRUT écrit que “ tout est forme ” : “ le monde de l’Espace est en effet le monde des Formes puisque aucune Forme n’existe sans l’Espace et puisque l’Espace vit par les Formes, de toutes espèces ”. “ Le social est déposé dans la morphologie ”. [1987 : 135, 143, 144]. Mais l’emploi semble être surtout épistémologique, (qui aide à comprendre et expliquer ce qui est observé - que ce soit chez R. LEDRUT ou même chez G. SIMMEL [REMY, 1989 : 1995]) et rester relativement trop métaphorique. Que faut-il entendre par forme ou morphologie spatiale ?

Il s’agissait pour le fondateur de la sociologie française de prendre en compte “ les formes sensibles, matérielles des sociétés, c’est-à-dire la nature de son substrat ” [DUKHEIM in MUCCHIELLI, ROBC, 1995 : 114]. Cette “ morphologie sociale ” devait essentiellement porter sur les caractères socio-démographiques des sociétés (volume, densité, étendue de la population, frontières entre les groupes...). On sait par ses travaux, notamment sur le suicide, que DURKHEIM a en fait chercher à mettre en relation les phénomènes de densité sociale avec l’état des institutions et des règles morales ? Ainsi, les conditions climatiques par exemple peuvent favoriser une cohésion sociale et par exemple une surveillance des membres du groupe les uns par les autres et donc un respect particulier des normes sociales.[3] 

Il n’est cependant pas question pour DURKHEIM de déduire un quelconque déterminisme des formes du milieu ou de la morphologie sociale. Les institutions sociales réinterprétent les influences du milieu : “ Le milieu et les représentations collectives doivent non seulement être en compatibilité réciproque, mais elles doivent aussi être capables, sous peine d’être inefficaces, d’informer des pratiques sociales ”. [...] “ L’espace est une médiation par excellence dans la mesure où il est impliqué à la fois dans le milieu et dans les représentations collectives et celles-ci, tout en étant autonomes, ne sont opérantes et stabilisées qu’à travers leur inscription dans la matérialité ”. [REMY, 1991 : 48].

A cette même époque, où sont posées des problématiques sociales fondamentales, cette préoccupation de l’espace agissant comme “ formes spécifiques par lesquelles les sociétés, en tant que telles, se conservent ” est également présente chez Georg SIMMEL : “ Le facteur dont l’idée se présente le plus immédiatement à l’esprit pour rendre compte de la continuité des êtres collectifs, c’est la permanence du sol sur lequel ils vivent. ” Le territoire, en tant que “ substrat durable ” conserve l’unité du groupe malgré les changements qu’il subit. [1981 (1896-1897) : 173, 175-176]. Comme DURKHEIM, SIMMEL envisage un rapport dialectique entre le fondement social et les formes spatiales : “ l’unité dont il s’agit ici est toute psychique, et c’est cette unité psychique qui fait vraiment l’unité territoriale, loin d’en dériver. Cependant, une fois qu’elle s’est constituée, elle devient à son tour un soutien pour la première et l’aide à se maintenir ”. La communauté de sang et la communauté de territoire se garantissent l’une l’autre. [ Ib. : 1976].

 

A.1.8 : ‘‘ La formation socio-spatiale’’ ( de Guy Di Méo)

Parmi les nombreux apportsdans la réflexion sur le concept de territorialité, il faut faire une place particulière au concept de formation socio-spatiale mise au point par G. DI MEO[4].  La formation socio-spatiale est cet “ espace du troisième type entre un univers strictement subjectif et un univers essentiellement objectif, rencontre sociale de ces deux mondes, intelligible en tant que chose formelle a priori, mais matériellement balbutiante, jamais identifiée dans le détail et collectivement par les sens [...] [1991 : 203-204]. G. DI MEO part des structures territoriales objectives (espaces économiques, politiques, administratifs, idéologiques et des interactions entre ces espaces) auxquelles il confronte ce qu’il appelle les métastructures socio-spatiales (qui recoupent “ l’ensemble de nos espaces perçus, vécus et imaginés dans le cadre de nos rapports sociaux ” [Ib. : 198]).

 

 

 

A.2 : Les apports de l’éthologie à la définition du territoire

Par rapport aux notions envisagées précédemment, d’une certaines manière, la territorialité les renferme toutes. La territorialité est une sorte d’épure, comme une réduction, un condensé de tous les éléments contenus dans les autres notions - mais un condensé à partir duquel il est possible de reconstituer des caractères spécifiques (les idées de paysage, d’environnement, de terroir ... participent toutes à la définition de la territorialité et de ce fait, celle-ci est quelque chose de plus que chacune de ces idées). Un tel “ précipité ” (parfois “ explosif ”) constitue un révélateur extraordinaire et privilégié des relations entre un individu, une société et son territoire quand celles-ci sont poussées dans leur logique, leur retranchement.

Seul en fait le concept de territorialité semble ici satisfaisant : c’est véritablement les caractères attribués à la territorialité tant par le sens commun que par la connaissance scientifique qui correspondent au point de départ et au point de convergence de tous les questionnements envisagés dans ce cours.

C’est la démarche éthologique qui a mis en évidence l’importance de la notion d’espace. Elle révèle en particulier que le comportement animal est sous-tendu par un besoin fondamental ; celui de disposer d’un territoire et de maintenir une certaine distance par rapport à autrui.

Howard a introduit l’idée d’un comportement territorial ; depuis, l’instinct du territoire chez les animaux a été abondamment étudié. Voici quelques-uns des apports les plus révélateurs : l’animal établit sa présence par la délimitation d’un territoire ; il marque ainsi son espace et en défend ’entrée par des attitudes et des comportements significatifs. Vis-à-vis d’un attaquant, le territoire  la zone de référence qui permet de se repérer et de se défendre : sa dimension doit être telle que l’animal puisse en contrôler les frontières ; ceci implique qu’une partie des limites soit protégée par des obstacles.

Le territoire doit aussi, par sa disposition, permettre une position avantageuse pour celui qui s’y trouve et surtout garantir une zone de repli. Howard, qui a beaucoup étudié l’animal sauvage en captivité, a noté que la restriction de l’espace entraîne  chez cet animal un état de désarroi qui peut aller jusqu’au refus de se reproduire, de s’alimenter et même jusqu’à la mort.

Certaines recherches ont précisé le rôle du territoire dans les comportements. Calhoun a étudié l’influence de la densité sur le comportement d’une population de rats. L’expérience montra que l’augmentation de la densité entraînait des dérèglements tels que le comportement tout entier des individus s’en trouvait modifié. Leur agressivité croissait de manière considérable et leur activité sexuelle prenait des formes souvent déviantes.

Ces résultats ont passionné les psychologues. N’existe-t-il pas chez l’homme un instinct territorial semblable à celui que l’on observe chez beaucoup d’espèces animales ? C’est la thèse défendue par Ardrey dans l’impératif territorial et reprise dans la loi naturelle. Ardrey passe de l’individu à la société dans son ensemble car, pour lui, il n’est pas de groupe équilibré  sans une base territoriale qui permette d’exprimer ses instincts. Lorenz, de son côté, souligne le lien entre conduites agressives et territoire  - étant une garantie de survie – et n’hésite pas à appliquer à l’homme les observations faites sur les animaux. Les études du comportement animal ont fourni des données intéressantes à la psychologie humaine, car il apparaît comme une donnée beaucoup plus complexe et il ne peut être réduit à une fonction biologique comme chez l’animal. Plusieurs travaux ont dégagé une classification des territoires humains suivant, notamment,  leur mode d’utilisation. C’est le cas des recherches entreprises par Altman et qui le conduisent à distinguer trois types de territoires :

1)- Les territoires primaires, occupés par des groupes ou des personnes définies de manière stable, et dans lesquels l’intrusion constitue une violation de l’identité (bureau du cadre, salle des professeurs) :

2)- Les territoires secondaires, contrôlés de façon privilégiée par certains individus ou certains groupes :

3)- Les territoires publics-occupés de manière transitoire et incertaine (bancs publics).

 

D’autres recherches comme celles de Goffman ont attiré l’attention sur le fait que la conduite spatiale a une fonction sociale. Mais ce n’est pas seulement la nature des territoires qui a valeur d’analyse sociale, mais bien l’ensemble de la situation dans laquelle se produisent les comportements. Les travaux d’Esser , qui étudie les effets du statut des membres d’un groupe de malades en milieu psychiatrique sur le territoire contrôlé, en donnent une illustration : il constate à l’intérieur du groupe observé que plus le pouvoir dans le groupe est grand, plus la maîtrise sur l’espace est importante. Ainsi un tiers du groupe  se déplace partout ; un autre tiers ne circule qu’à l’intérieur de territoires délimités par leur zone de contact sociale ; enfin, le reste du groupe ne dispose que d’espaces très confinés marqués par l’absence de contacts.

Toutes ces études ont le mérite d’attirer l’attention sur le fait que le comportement territorial humain a valeur psychologique et non plus biologique : il représente un langage dans lequel s’exprime la réalité sociale.Les idées essentielles attachées à la territorialité sont en effet : une très forte relation de l’individu ou du groupe à son territoire, une relation vitale, une relation exclusive ; une relation inscrite dans le temps, marquées par une histoire ; une relation de pouvoir, d’autorité et donc l’idée à la fois sinon de possession, de propriété, dans tous les cas d’appropriation et de défense de ce territoire et de cette territorialité, par l’instauration de limites, de frontières à l’égard de l’extérieur, de l’étranger, cette relation passant souvent par le conflit.

Qu’il s’agisse de la réalité animale ou politique, il y a dans la territorialité très clairement cinq ou six éléments essentiels : l’appropriation plus ou moins exclusive à travers le temps d’un espace qui est l’espace d’un pouvoir ; la défense de cet espace approprié par la défense de frontières vis à vis d’un extérieur, d’un étranger à quoi, à qui est opposé cet espace et/ou ce pouvoir. Et la territorialité est bien pour nous ici l’action et le mode d’appropriation et le territoire, l’espace approprié (le résultat de cette appropriation à un moment donné).

La territorialité répond expressément à l’idée de symbolisation et de normalisation sociales : qu’il soit question des sociétés animales ou humaines, des codes sociaux très explicites, des comportements véritablement stéréotypés, des habitudes profondément intériorisées sont attachés à la territorialité. Bien que culturellement modifiés et modifiables, ces codes semblent universels (respect de l’appropriation, du franchissement des limites ...) ; conférant ainsi une certaine nécessité et universalité à la territorialité elle-même. Au-delà de la forme spécifique qu’elle prend et qui lui donne son efficacité, la territorialité semble imposer son ordre par elle-même : la territorialité existe à partir d’une codification impérative.

L’éthologie animale révèle le caractère inné, génétiquement inscrit de la territorialité et lui donne cet “ impératif [5] c’est-à-dire à la fois son caractère universel et inévitable et son caractère primaire, impulsif. La science politique représente le caractère construit, socialement et culturellement élaboré de la territorialité, elle fait de la territorialité une institution sociale, culturellement spécifique qui évolue et s’enrichit par une histoire, un passé. Pour l’éthologie animale, la codification territoriale sera plutôt primaire ou du moins subie par les individus, imposée à la société animale.

Pour nous, le fait de ne pas nier a priori la dimension éthologique de la territorialité humaine conduit à noter que non seulement chaque individu, systématiquement, nécessairement, est porteur de catégories territoriales mais qu’elles sont en outre profondément ancrées, intériorisées et donc combien elles ressortent pour une grande part de l’inconscient et de l’indicible, de l’impulsif et de l’irréductible. Ce qui, pour nous, ne doit en rien laisser préjuger ni une nature ni une origine innée, génétique de la territorialité. S’il fallait prédéterminer de manière définitive une origine et une nature de la territorialité, elle serait bien évidemment ici sociale, culturelle, collective.

Alexander ALLAND a longuement expliqué et illustré dans la dimension humaine [1974 (1972) : 32 ] comment “ certaines conditions devraient produire des analogies entre des comportements tels que la territorialité chez les animaux inférieurs qui ont une origine génétique, et des comportements culturels chez l’homme. Dans les deux cas l’environnement a favorisé un comportement d’un certain type mais dans le premier cas, la forme qui émerge se trouve directement sous le contrôle de mécanismes biologiques. Dans l’autre cas, le comportement adaptatif est sélectionné parmi une large gamme de comportements possibles, dont aucun n’est spécifiquement contrôle par le système génétique ”.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

B. La définition de l’identité

 

L'identité fait désormais partie du langage de tous les jours. C'est même devenu l'argument qui explique ou justifie un ensemble d'événements qu'on découvre quotidiennement à la lecture des journaux ou en regardant la Télévision.

Sur le plan scientifique, l'identité occupe un champs de plus en plus large dans la recherche universitaire : identité des individus, appartenances groupales, mais aussi identités culturelles, urbaines ou politiques[6].

Comment donc définir et interpréter une notion aussi polysémique et aussi multidimensionnelle que notion d'identité ? Quelle démarche adoptée pour "nettoyer" la notion de toutes les scories de l'idéologie ?

On peut tout d'abord noter que l'identité a été la préoccupation de la psychologie, en particulier la psychologie sociale. Par la suite, les apports des recherches américaines ont fait que sociologues et anthropologues se sont mis à utiliser plus fréquemment le concept d'identité culturelle.

Quand les questions relevant de la construction nationale et du rapport colonisation/décolonisation se sont imposées dans notre actualité politique, le droit, les sciences politiques et l'histoire se sont joint à la réflexion et au débat autour de cette notion d'identité.

Enfin, avec l'émergence de la question urbaine et de l'urbanisme dans l'enseignement universitaire et dans la pratique professionnelle, on a noté un intérêt accru pour la compréhension et l'analyse des identités urbaines. Cet intérêt n'est pas démenti aujourd'hui avec la globalisation économique et ce qu'elle entraîne comme interrogations sur le multiculturalisme, l'organisation de la ville, la métropolisation ou encore la dérive des Etats "souverains" et de leurs frontières.

Mais quel que soit le secteur de l'identité auquel on fait référence, on peut toujours dire que l'identité fait appel à un ensemble d'éléments qu'ont peut classer en quatre niveaux différents :

 

·      Le niveau matériel et physique : le territoire, l'organisation matérielle, les biens, la typo-morphologie architecturale et urbaine...

·      Le niveau historique : les origines, les faits marquants, les traditions et les coutumes...

·      Le niveau psychoculturel : les mentalités, le système cognitif, le système culturel...

·      Le niveau psychosocial : les références sociales, les valeurs sociales...

 

La remarque qu'on peut déjà faire par rapport au classement ci-dessus, c'est qu'une manifestation de l'identité, tel que posséder une habitation, renvoie à des éléments qui appartiennent à plusieurs niveaux en même temps. Ces niveaux s'entrecroisent et s'interpénétrent.

 

On peut tenter un autre découpage en cherchant à rattacher l’identité à trois échelles de manifestation: l'individu, le groupe social et la société. Ce découpage est en quelque sorte artificiel parce que l'identité, quand elle s'exprime, procède à l'agglutination des 3 échelles à la fois. Mais il a l'avantage de recouper des espaces de recherche et de définitions institutionnalisés par le spectre classique des disciplines universitaires : psychologie, sociologie, anthropologie, géographie...

 

            B.1. Individu et identité

 

Les rapports entre individu et identité peuvent sembler, à première vue, simples et évidents. En fait, il n'en est rien et c'est lorsqu'on se met à analyser ces rapports pour formuler une définition précise et globale que l'on bute sur les premières difficultés.

 

L'identité individuelle ou "personnelle" (Edmond MARC. "Identité et communication". PUF, 1992) possède d'abord deux significations. La première est objective au sens où chacun de nous est unique de par son patrimoine génétique, sa réalité biologique. La seconde signification est subjective est concerne le sentiment qu'on a d'être singulier et d'exister dans une sorte de continuité dans l'espace et le temps : "je suis moi parce que je suis différent des autres. Et c[MBS1] e sentiment je l'avais hier, je l'ai aujourd'hui et, probablement, je continuerais à l'avoir demain".

 

On peut de même diviser l'identité individuelle en deux composantes essentielles : l'identité pour soi et l'identité pour autrui. Ainsi, on pourrait dire qu'il existe en chaque personne deux identités qui entretiennent des rapports dont la nature conflictuelle impose des choix, des compromis, des transactions.

Erik H.ERIKSON ("Adolescence et crise de la quête d'identité". Flammarion, 1972) souligne que "la naissance de l'identité personnelle est un processus actif et conflictuel où interviennent des dimensions sociales (modèles sociaux auxquels l'individu veut se conformer), psychologiques (l'idéal du moi), conscientes et inconscientes (identification aux modèles parentaux et culturels). L'identité s'affirme, évolue, se réaménage par crises et stades successifs ”.

 

Ce processus dynamique de la genèse et de l'affirmation de l'identité personnelle est une construction progressive dont les fondations se situent dans les toutes premières années de la vie. Henri Wallon  nous explique que "la conscience de soi n'est pas essentielle et primitive [...]. Elle est un produit déjà très différencié de l'activité psychique. C'est seulement à partir de trois ans que l'enfant commence à se conduire et à se connaître en sujet distinct d'autrui. Et pour qu'il arrive à s'analyser, à chercher les formules à l'aide desquelles il tentera d'exprimer son individualité subjective, il lui faut subir une évolution qui le mène jusqu'à l'adolescence ou à l'âge adulte et dont les degrés et les formes varient considérablement d'une époque à l'autre". (H. Wallon "les origines du caractère chez l'enfant", PUF, 1949).

 

Avant même de venir au monde, un enfant existe déjà dans l'imaginaire et le discours des parents. Quand il naît, la parole familiale anticipe et oriente la formation de l'identité de l'enfant ; elle le situe dans le groupe familial et lui suggère une image de son avenir et de son destin futur.

 

Outre les interactions précoces de l'enfant avec son entourage immédiat ; il existe un sentiment d'identité qui se constitue à partir de la perception du corps propre. (Paul Schilder. "L'image du corps" Gallimard, 1968). -

René Zazzo ("La genèse de la conscience de soi" PUF, 1973) et Jean Piaget ("la formation du symbole chez l'enfant" Delachaux et Niestlé, 1964) ont bien montré que les sphères motrices, sensitive, émotionnelles et cognitives interviennent tour à tour dans la formation de l'identité comme un processus interne à l'enfant.

L'identité individuelle se construit donc, dès les premiers âges de la vie, dans un double mouvement d'assimilation et de différenciation.

L'identification joue un rôle primordial dans ce processus en fonctionnant sur la base d'un rapport dialectique (identité recherchée/identité imposée) entre le sujet, les personnes de son entourage (famille, essentiellement) et les modèles socioculturels de son environnement.

L'enfant intériorise progressivement ses groupes d'appartenance tout en aspirant à des groupes de référence. Il faut donc souligner, comme l'avait fait notamment George Mead (G.H. Mead "l'Esprit, le Soi et la Société" PUF, 1963), que le soi se présente comme une structure culturelle et sociale qui "se développe chez un individu donné comme un résultat des relations que ce dernier soutient avec la totalité des processus sociaux et avec les individus qui y sont engagés". L'autre joue toujours le rôle de miroir dont chaque membre du groupe social a besoin pour se reconnaître lui-même.

L'identité enfantine entre en crise lors de la puberté qui marque le passage à l'adolescence. Cette période où le sujet voit son corps et son apparence physique se transformer profondément, est aussi un moment-clé dans l'intégration à une nouvelle identité.

Face à la complexité et à la délicatesse de cette adolescence, transition de l'enfance à l'âge adulte, les différentes cultures ont mis en place un certain nombre de "rites de passage" qui ont pour objectif de faciliter cette transition vers les nouveaux statuts de père ou de mère, de travailleur ou de cadre... un statut d'adulte.

Encore une fois, dans la vie d'un individu, la construction de l'identité s'affirme comme un processus dynamique, entrecoupé de ruptures et de crises, inachevé et toujours à reprendre.

 

            B.2. Groupe et identité

 

Pour pouvoir identifier l'identité d'un groupe, on commence souvent par se poser la question suivante : quelles sont les manifestations possibles de l'identité du groupe dans la réalité sociale ? Et par ce biais, on arrive à découper l'environnement social du groupe en un ensemble de strates susceptibles de contenir des signes et des indices qui concrétisent l'identité groupale.

Les signifiants sociaux de l'identité du groupe les plus souvent utilisés sont au nombre six : (Cf. A. Mucchielli "L'identité" PUF "que sais-je", 1994).

*                    Le milieu de vie : site, situation, relief, climat, structure de l'habitat, agencement et aménagements internes, voies de communications... ;

*                    - L'histoire  : archives, traditions, écrits, récits, histoire des relations avec les groupes voisins, dates des événements importants, héros...;

*                    La démographie : pyramide des âges, nombre d'individus par sexe, par activité, fluctuation du régime démographique, distribution selon les groupes dans l'espace, immigration et émigration, endogamie et exogamie, ... ;

*                    Les activités : types d'activités, répartition des activités selon la population, équipements divers, structure des flux économiques, analyse de la consommation ; étude du mode de vie, de la langue, des créations artistiques ... ;

*                    L'organisation sociale : organisation officielle (règlement, procédures, fonction), nature du pouvoir, étude des conflits, étude sociométrique du groupe... ;

*                    La mentalité : codes et normes de conduite, modèles et contre-modèles, les représentations collectives, système des opinions et des croyances... Tous ces éléments sont l'expression symbolique, le contenu des manifestations collectives de la réalité sociale identifiées précédemment. Ils délimitent donc les contours de l'univers mental du groupe qui permet une "rationalisation" de ses activités et de l'environnement qu'il subit ou qu'il crée.

 

Dans une recherche concrète où l'objectif est d'identifier l'identité d'un groupe, il arrive très rarement qu'on utilise la liste exhaustive précédente des référents identitaires. Dans les faits chaque groupe articule ses pratiques autour de quelques activités dominantes, de préoccupations fondamentales, d'un mode de vie spécifique qu'il s'agit de repérer dans le répertoire précédent des variables de l'identité groupale.

 

La définition des différentes dimensions de l'identité du groupe rend plus aisée l'abord de la définition du groupe lui-même. On a donc choisi celle que nous propose G. Gurvitch qui affirme que le groupe est "une unité collective réelle, mais partielle, directement observable et fondée sur des attitudes collectives, continues et actives, ayant une oeuvre commune à accomplir, unité d'attitudes, d'oeuvres et de conduites, qui constitue un cadre social structurable tendant vers une cohésion relative des manifestations de la sociabilité".

 

Les groupes peuvent être primaires ou secondaires, des groupes institutionnalisés ou pas, des groupes virtuels ou réels, des groupes multi ou uni-dimensionnels etc...

L'identité groupale est pour G. Gruvitch un "mode -d'être- en relation" qui donne une cohérence, une intelligibilité et même une lisibilité au groupe. C'est également un filtre à travers lequel le groupe, comme les individus qui le composent, appréhendent le monde environnant. L'identité joue aussi le rôle d'un fil relativement durable qui relie au groupe.

 

Le groupe qui a pour tâche de construire ou de vivre son identité, cherche à planter des racines, à se donner un ou plusieurs points d'ancrages qu'on désigne souvent par "élément nodaux"  (Cf. Mucchielli op.cit).

 

Parmi tous les éléments de l'environnement du groupe, la mentalité occupe une position particulière car elle apparaît comme le noyau de l'identité du groupe. C'est sans doute parce que c'est la mentalité qui véhicule la vision du monde du groupe et qui génère ses attitudes concernant la réalité sociale qui l'entoure, que les analystes considèrent la mentalité comme le système culturel déterminant du groupe.

 

Comme l'identité personnelle ou individuelle, l'identité groupale est une totalité dynamique. Elle n'est jamais définitivement fixée et peut se modifier en fonction du temps et de la position du groupe dans l'espace social de référence. Dans son livre "la socialisation, construction des identités sociales et professionnelles" (Armand Colin, 1991), Claude Dubar relève que l'identité sociale est "au confluent d'une temporalité exprimant le mouvement des socialisations antérieures et d'une spatialité marquant la position dans un champ social significatif". En d'autres termes, on pourrait dire qu'il existe pour chaque groupe (professionnel, ethnique, sexuel ou religieux...) une sorte "d'espace-temps" en mouvement. Et en considérant que les institutions se transforment désormais à des rythmes rapides, nous pouvons dire que la dynamique identitaire résulte d'un mouvement ininterrompu d'ajustement des identités antérieures aux nouvelles formes identitaires qui sont offertes.

 

Quelles ont été les groupes dont l'identité a constitué un champ de recherche privilégié?

 

Il semble que certains groupes sociaux ont bénéficié, plus que d'autres, de l'intérêt des chercheurs et des théoriciens de l'identité groupale. Parmi eux, on peut citer :

- La famille : pour son rôle fondamental dans la socialisation des jeunes et la stabilisation de la personnalité adulte. (François de Singly "le Soi, le Couple et la Famille" Nathan, 1996) ;

- Les groupes qui ont un rapport au sport : clubs, supporters, foule de spectateurs font de plus en plus l'objet de recherche sur la gamme d'identification qu'ils véhiculent et les groupes qu'elles structurent. (Christian Bromrberger "Le match de football. Ethologie d'une passion partisane à Marseille, Naples et Turin". Maison des sciences de l'Homme, Paris, 1995);

- Les groupes professionnels dont l'identité subit des mutations rapides et profondes sous l'impact des évolutions technologiques et socio-économiques contemporaines (Renaud Sainsaulieu "L'identité au travail" Presses de Sciences - Po, 1985) ;

- Les groupes religieux qui construisaient traditionnellement leur identité de façon régulée et maîtrisée, révèlent ces trente premières années une effervescence et une dynamique qu'on leur ignorait dans le passé ;

- Les communautés urbaines dont l'identité se réalise par le biais d'un processus d'intégration sociale, culturelle et spatiale dans la ville. On peut même ajouter que l'identité est à la fois le fruit et le levain de certaines formes d'organisations spatiales et d'organisations sociales.

 

            B.3. Identité et société

 

On peut aisément remarquer dans les paragraphe précédentes qu'il n'est rien de plus collectif, de plus sociétal, que l'identité personnelle et l'identité groupale : tout au long de sa "socialisation", l'individu s'imprègne des valeurs de la communauté des proches ; il se reconnaît dans les modèles identificatoires et les prototypes valorisés par la société, et cette dernière le reconnaît comme un de ses membres. L'identification est dans la majorité des situations le résultat de la réciprocité.

 

L'identité est donc la résultante des processus d'identification et de distinction par lesquels une société cherche à fonder sa cohésion ou son unité et à marquer sa position différente par rapport à d'autres sociétés.

 

Mais à l'intérieur même de cette société, les groupes qui la constituent entretiennent eux-mêmes des relations d'inclusion et d'exclusion. Et chaque groupe occupe une position définie par un ensemble de caractéristiques propres à la société qui le classe automatiquement dans la hiérarchie sociale.

 

On peut mieux comprendre le fonctionnement du binôme identité / société en abordant  les manifestations suivantes : l'identité culturelle, l'identité nationale et l'identité politique.

 

*                    L'identité culturelle :

 

Le thème de la culture dans ses rapports avec l'identité a fortement intéressé les sciences humaines et sociales pour la richesse de son contenu et la grande variété des situations géopolitiques qu'il permet d'appréhender. On a en effet relever que toute société secrète un "système culturel". Les groupes et les individus qui la composent sont appelés à intégrer ce système par le biais d'une "identification culturelle".

 

L'unité symbolique de la société peut être réalisée grâce à cette identification à un modèle culturel commun. Le contrôle social est là pour assurer cette conformité au système culturel.

 

L'identité culturelle peut aussi se manifester à travers la participation à une idéologie.

 

Les activités collectives où l'idéologie du groupe ou de la société est rappelée et développée, confortent son identité culturelle en renforçant le sentiment de puissance et en balayant les doutes nés de l'apparition de faits qperturbent la stabilité culturelle de la société.

 

Enfin, les mythes, les fragments de l'histoire, les héros sont de même souvent utilisés pour assurer et reproduire l'identité culturelle.

 

Dans les différentes sociétés, le mythe remplit une fonction sociale, il manifeste et codifie les croyances, il protège les principes moraux et les impose, il assure l'efficacité des rites et des règles pratiques à l'usage des acteurs sociaux. En résumé, il garantit la cohésion de la formation sociale en réaffirmant les éléments culturels clefs de son identité.

Toute société est évidemment inscrite dans le temps et ne peut faire l'économie de son passé. La référence au passé implique que l'identité prends corps dans une histoire.

 

Une société constitue donc son identité en intégrant son histoire. La transmission et le rappel du passé collectif permettent à l'identité culturelle de se réaliser et de se perpétuer. Le retour au passé, la récupération du patrimoine à travers les récits, les oeuvres d'art, les commérations et les cérémonies, ainsi qu'à travers la culture scolaire, contribuent à façonner l'identité culturelle d'une société.

 

*                    L'identité nationale

 

L'idée de nation en tant qu'organisation politique n'a pas une histoire très longue. Elle s'impose au 19ème siècle tout en se trouvant fortement liée à l'avènement de la démocratie et de la modernité politique.

De nos jours, on assiste à un affaiblissement objectif et subjectif de la nation sous l'impact de la mondialisation de la plupart des formes d'échange, d'une part, et de l'apparition d'autres sentiments d'appartenance, d'autres identifications, à un niveau à la fois infranational et supranational.

 

En dépit de ce qui précède, le sentiment d'appartenance nationale reste l'une des dimensions fondamentales de l'identité de chacun, au même titre que l'identité religieuse, sexuelle, familiale, sociale ou régionale. Nous possédons tous une composante nationale de notre identité. Les dimensions de la vie quotidienne, l'ensemble des modes de vie, le territoire, tout ce qui constitue la culture pour les anthropologues, nous en fournit de nombreux exemples. C'est pourquoi, à l'heure où l'on observe un affaiblissement objectif de la nation comme organisation politique, il n'en reste pas moins chez chacun de ses ressortissants une dimension nationale très forte, quelles que soient par ailleurs les différences qui existent toujours à l'intérieur de la nation parmi les ressortissants qui la composent.

 

En plus de sa dimension identitaire, la nation, dans son acception moderne, c'est-à-dire en tant que communauté politique, s'est historiquement formée en Europe autour de la notion de citoyen.

 

La citoyenneté, c'est cette utopie créatrice en fonction de laquelle ; les différences concrètes et réelles qui séparent les individus s'effacent devant leur égalité en ce qui concerne les droits et la participation politique.

 

C'est une utopie dans la mesure où les individus sont inégaux et différents les uns des autres. Mais le principe de la citoyenneté pose que, par delà ces différences, il existe une égalité de dignité impliquant que tous les individus soient traitées de la même manière du point de vue civil, juridique et politique. Le mode d'intégration de la modernité politique, c'est la transcendance par la citoyenneté, par cette affirmation utopique de l'égalité des êtres politiques malgré la différence entre les individus concrets.

 

La légitimité politique, auparavant fondée sur la tradition dynastique et religieuse, repose sur l'idée de citoyenneté et sur les lienx sociaux qui en découlent.

           

 

 

 

 

            B.4. La construction identitaire

            * Le rôle de l’autre et des limites

Face à la formidable dynamique de ces identités circonstancielles, adaptatives, un principe général s’est ainsi dégagé : c’est le rapport à l’autre, le rapport à l’altérité qui est à la base des identités, de leur construction et de leurs reformations permanentes. Tous les auteurs, quel que soit leur champ intellectuel (psychologie, sociologie, anthropologie, philosophie, littérature...) qui ont réfléchi sur l’identité lui ont systématiquement et nécessairement accolé celui d’altérité :

“ La question de l’Autre apparaît comme constitutive de l’identité ”.  “ Le traitement de l’autre n’est qu’une  manière indirecte ou négative (sans doute la seule possible) de penser le même, l’identique [...] ”. “ Freud a maintes fois souligné le rôle que joue autrui dans la vie d’un individu : “ rôle d’un modèle, d’un objet, d’un associé ou d’un adversaire [...] ”, “ [...] l’identité est présentée comme une construction autonome du moi mais dépendante en même temps d’autrui .

Chaque identité prend une signification différente dans l’interaction avec les identités des autres individus, des autres groupes. Les identités s’élaborent et évoluent à partir de deux processus fondamentaux : l’identification et la différenciation (ou ce que Pierre TAP a voulu appeler “ identisation ”. Pour définir et construire leur(s) identité(s), les individus et les groupes sont amenés à s’identifier aux autres et à se différencier des autres : je suis, nous sommes tels, pour être comme  et pour ne pas être comme les autres. Un processus est opéré en sens contradictoire et complémentaire à partir d’un même pôle : l’autre, l’altérité.

Il ne faut pas voir dans cette importance de l’autre une approche négative mais une approche “ en négatif ” de la construction identitaire : l’autre n’est pas nécessairement posé en tant que différent, il est aussi posé en tant qu’identique. Car, précisément,  y compris pour pouvoir être posé en tant qu’identique, encore faut-il qu’il y ait un autre que moi-même. Pour pouvoir se reconnaître dans l’autre, s’assimiler à l’autre, il faut que celui-ci soit autre, il faut que celui-ci soit distinct. Quand cette altérité en tant que “ distinction ” n’existe pas ou n’est pas manifeste, les individus et les groupes sont amenés à la produire “ artificiellement ”. Aussi, et même si cela semble paradoxal, il faut poser ou créer, de la différence en tant que “ séparation ”.[7]

Finalement, l’autre et l’altérité sont primordiaux dans la construction des identités tant par identification que par différenciation mais aussi et tout autant par imagination, projection dans le possible, ce qui pourrait être. Le rapport à l’autre est une invitation à une auto-création, à une invention. “ Celui qui n’a jamais eu l’idée d’une pluralité possible n’a aucunement conscience de son individualité ”. “ [Le centre de la cristallisation personnelle et collective] est dans l’imaginaire de soi, la faculté à se rêver différent qui parvient (après bien sûr un certain nombre d’adaptation dans la confrontation au réel) à se concrétiser. Cet imaginaire insaisissable et mouvant peut à la fois n’être que pur fantasme sans effet social ou l’instrument par lequel l’individu en tant que tel intervient dans la construction de la réalité.

Pour ce faire, le rapport identité/altérité est donc un rapport intériorité / extériorité. L’altérité est avant tout extériorité. Avec l’autre, il est possible de se penser hors de soi, hors du quotidien. Ou, en tout cas, le rapport à l’altérité pose un entre deux, un tiers-espace, où il est possible de se penser soi et autre. Et “ la transgression, qui est assurément une des phases les plus excitantes dans l’affirmation d’une identité, pourra donc se vivre, à tout le moins s’énoncer comme projet [...] ”.

Ce rapport à l’altérité, qu’il s’agisse du rapport d’identification ou du rapport  de différenciation, repose ainsi lui-même sur un principe organisateur qui est le principe de fermeture, de clôture ou de limites, de “ frontières ”. “ Le sujet humain se définit par la clôture dans la mesure même où il ne peut exister que s’il établit une distinction entre ce qui est le soi et le pour-soi et le pour-soi et ce qui est le non-soi. C’est ainsi que tout individu peut se différencier des autres [...], se produire lui-même en tant qu’identité précise, et peut entrer en contact et en relation avec d’autres qui représentent pour lui des images de l’altérité radicale. [...] ”. “ [...] Toute société se construit elle-même, également, grâce à la clôture. Elle institue des ères repérables sinon extrêmement précises entre le dedans et le dehors, elle décide des individus qui la constituent et de ceux qui doivent être considérés comme des étrangers [...] ”.[8]

Seules ces clôtures, ces frontières, qui concernent autant le niveau des individus que celui des groupes, permettent de se penser en tant que soi, en tant que nous et permettent de se penser, de s’imaginer autre. Ce n’est que parce qu’une distance est possible, que le regard de l’autre sur soi est possible (i.e. qu’il peut me/nous renvoyer une image de moi/nous), que le regard sur soi à partir du point de vue de l’autre est possible (que je peux me/nous voir dans l’autre ou à travers l’autre) :

“ Selon MEAD, l’individu s’éprouve lui-même comme tel non pas directement, mais seulement en adoptant le point de vue des autres ou du groupe social auquel il appartient. Il ne se perçoit comme Soi qu’en se considérant comme objet, qu’en prenant envers lui les attitudes des autres à l’intérieur d’un contexte social ”.

Pour nous, l’importance donnée à ces distances, limites clôtures à la fois physiques et symboliques, ne peut que renvoyer à la définition du territoire et au fonctionnement territorial. Nous l’avons vu, un des éléments de définition du territoire et de la territorialité, dans quelque champ épistémologique que nous le situions, est la frontière, la limite.

Il reste que ces frontières doivent effectivement permettre la communication, l’échange : elles sont donc plus ou moins stables et ne sont pas des barrières ; le maintien de ces frontières entre les groupes ne dépend pas de la permanence de leurs cultures mais sont produites et reproduites par les acteurs au cours des interactions sociales ; elles sont en fait manipulables par les acteurs.

            * Des identités négociées et stratégiques

Ces frontières d’avec l’altérité et le processus d’identification / différenciation qu’elles permettent, représentent le lieu et le moment de la négociation des identités. Elle sont le lieu et le moment où se travaillent la durée et notamment l’unité des identités collectives. Ce travail ne s’exerce pas “ sur n’importe quoi ”, il lui faut des “ ressources disponibles ” : des critères objectifs, tangibles sont retenus. Par rapport au passé, seuls des souvenirs saillants sont sélectionnés et mythifiés.

L’unité est (re)construite à partir de repères réels stigmatisés. “ [...] nous ne restons pas le même en excluant le changement, mais en négociant, au prix de diverses procédures, l’articulation de l’autre avec ce qui l’a précédé, de telle façon que le nouveau soit perçu comme ayant une relation acceptée avec ce qui existait avant lui. [...] [L’identité] est une dynamique d’aménagement permanent des différences, y compris les oppositions, en une formation perçue comme non contradictoire. Aussi le sentiment de l’identité demeure-t-il tant que le sujet parvient à donner à l’altération le sens de la continuité ”. (On parle ainsi d’identité manipulée, de la manipulation de la référence...).

C’est dire donc que l’identité est toujours stratégique : “ [...] un certain consensus se dégage sur la définition opérationnelle des stratégies identitaires comme des procédures mises en œuvre (de façon consciente ou inconsciente) par un acteur (individuel ou collectif) pour atteindre une, ou des finalités (définies explicitement ou se situant au niveau de l’inconscient), procédures élaborées en fonction de la situation d’interaction, c’est-à-dire en fonction des différentes déterminations (socio-historiques, culturelles, psychologiques) de cette situation.

Les attributs identitaires sont manipulés, instrumentalisés. Il faut répéter que bien que ces stratégies puissent être inconscientes, elles ne sont pas toujours animées par des finalités matérialistes et collectives. L’approche en terme de stratégie amène à reconsidérer le rôle des individus ou des groupes dans la part circonstancielle, processuelle des identités : c’est à l’individu et au groupe que revient la dynamique de l’interaction avec autrui et avec l’environnement.[9]

Cette dynamique des individus et cette “ fonctionnalité ” de l’identité sont motivées par le besoin pour les individus, comme nous l’avons vu, “ d’élaborer et de restaurer sans relâche une unité de sens à laquelle nous nous identifions, nous procurant l’impression de cohérence et de stabilité ” mais aussi (et surtout ? ) au besoin de “ l’auto-attribution d’une valeur minimale attachée à l’image de ce moi ” . “ En remodelant son moi en liaison avec de nouveaux apports, [l’individu] est, de plus, ordinairement sensible aux incidences de cette opération sur l’image qu’il se fait de lui-même. Autrement dit, la conduite par laquelle il s’attribue tels caractères, et construit ainsi sa réalité, est liée à celle par laquelle il s’attribue une valeur, en référence à un “ moi idéal ”. Ainsi la constitution de l’identité de fait, constatée, est inséparable de la négociation d’une identité de valeur, revendiquée ”.

            * La place du conflit  dans la construction identitaire

Les situations de crise (et de résistance) ou plutôt de conflit (et de revendication) sont les contextes-prétextes privilégiés de cette attitude stratégique : elles créent l’identité. Le conflit, du fait de la mise à distance des individus et des groupes permet la définition réciproque des identités. “ Le conflit sert à établir et à maintenir l’identité et les limites des sociétés et des groupes. Le conflit avec d’autres groupes contribue à l’établissement et à la ré-affirmation de l’identité du groupe et maintient ses limites par rapport au monde social qui l’entoure. Les inimitiés et les antagonismes entretiennent les divisions sociales et les systèmes de stratification. Ces antagonismes empêchent la disparition progressive des lignes de démarcation entre les sous-groupes d’un système social et leur assignent une place à l’intérieur de l’ensemble du système ”.

Les travaux de Alain TOURAINE démontrent (sans que cela soit directement leur objet) que les identités sociales prennent forme à l’occasion des conflits sociaux ; “ La formation de l’identité sociale n’est possible que si l’ordre social n’apparaît plus à l’acteur comme un système impersonnel, mais comme l’œuvre des hommes, comme la projection des rapports sociaux, par lesquels une société donne forme à l’emprise de l’historicité sur les pratiques sociale ”, “ [Un individu ou un groupe] ne naît à l’action historique et à une nouvelle identité qu’en rejetant ses statuts et ses rôles ”. Et sans doute faut-il insister ici sur le fait qu’une identité, d’autant plus qu’elle est collective, n’existe pas si, à certaines occasions, à des occasions choisies et renouvelées, elle ne relève pas d’une prise de conscience et d’un acte volontaire.[10]

C’est bien de rapports et de relations conflictuelles entre deux ou plusieurs parties en présence dont nous voulons parler c’est-à-dire d’opposition, de confrontation d’individus ou de groupes en face les uns des autres et non pas d’assujettissement, d’anéantissement des uns par les autres, où il n’y a donc pas de conflit, mais mainmise, rapport inégal, c’est-à-dire plus de rapport, d'interrelation, d’interaction, de “ trans-action ”. Et c’est bien du conflit en lui-même dont nous voulons parler non des finalités qu’il poursuit, des raisons qui l’animent, de son objet.

Or les conflits ne sont pas seulement d’ordre pratique mais bien souvent aussi d’ordre symbolique. Au delà de la concurrence et de la compétition pour des ressources matérielles, il y a bien souvent, indirectement, une résistance pour une meilleure reconnaissance sociale, culturelle, identitaire. En outre, le conflit n’est pas toujours explicite ni explicité. (La situation conflictuelle peut être le révélateur d’identités, ou paradoxalement, la façade qui masque des conflits implicites plus profonds, plus fondamentaux).

3)  Si c’est le conflit lui même, en tant qu’il met face à face des altérités radicales, qui est intéressant, c’est que les individus et les groupes en mal ou en mal ou en manque d’identité auront tout intérêt et donc auront tendance à créer du conflit pour créer le rapport identité / altérité : pour instiguer de l’altérité pour in fine créerde l’identité. A la suite de G. SIMMEL, L. COSER a systématisé cette “ fonction du conflit social ” qu’est “ la recherche d’ennemis ” (extérieurs ou intérieurs) : “ Poursuivant l’idée que les conflits extérieurs augmentent la cohésion du groupe, Simmel dit que les groupes en lutte “ s’attirent ” des ennemis afin de maintenir et d’augmenter cette cohésion. Les conflits permanent étant pour les groupes en lutte une condition de survie ils doivent les susciter sans relâche ” .

            * La place de l’échange dans la construction identitaire

Il faut sans doute réfléchir de manière spécifique au rapport qu’entretiennent le territoire, la territorialité et le conflit. Il semble en particulier que bien souvent, l’identité territoriale collective soit latente et que ce soit le conflit qui la révèle. Bien plus, l’hypothèse peut-être faite que certaines identités territoriales collectives n’existent et ne se construisent que dans le conflit. Si une identité collective n’existe que si elle est conscience d’elle-même, que si les membres du groupe ont un minimum de conscience de cette appartenance à un collectif, le face à face avec un “ agresseur ” et la mobilisation autour de revendications constituent le contexte pour la mise en place d’une identité collective.

Cette hypothèse peut-être éprouvée à différents niveaux et à diverses occasions :qu’il s’agisse du sentiment national ou de l’appartenance à une communauté de voisinage, ceux-ci ne se révèlent à eux-mêmes, ne sont véritablement effectifs chez les individus que si un conflit éclate et lie les gens ensemble face à un agresseur commun. Peut-on aller jusqu'à supposer que certains individus provoquent le conflit pour se sentir dans une communauté, pour se refaire une communauté ?

Dans notre mise au point sur le collectif, il faut donc faire une place fondamentale à l’échange : il faut que le conflit puisse toujours permettre l’échange car c’est l’échange qui fonde les identités et les altérités. L’échange, de par sa nature même, met face à face des individus ou des groupes qui partagent une certaine identité puisque la communication est possible tout en étant différents, distants, les uns des autres, de part et d’autre de l’objet de l’échange.

A partir de l’étude de Marcel MAUSS sur le don, Claude LEFORT reprend : “ [...] il y a dans l’échange un acte qui sépare les hommes et les met face à face. [...] L’échange suppose des êtres séparés : si je donne à l’autre c’est que je “ pose ” l’autre comme autre et cette chose comme mienne pour l’autre. [...] De fait, dès que nous étudions l’échange, tel qu’il est vécu immédiatement par les hommes, avant  qu’ils ne fournissent la théorie, nous trouvons la relation antithétique du sujet et d’autrui, que cette relation soit au singulier, celle de deux individus, ou le plus souvent au pluriel, celle de deux clans, de deux tribus ou de deux familles ”.[11]

L’échange fonde le rapport identité/altérité en posant un besoin ou plutôt un manque qui réunit des individus ou des groupes mais en les posant de part et d’autre de la chose échangée. Plus précisément, à la base de l’échange se trouve le besoin, le manque de l’autre, en tant que même et en tant qu’autre. Car il s’agit bien ici de l’échange fondateur de la société et non de l’échange de biens ou de services.[12]

Plus exactement, cet échange instigateur du rapport identité/altérité repose sur une dette, une créance et l’impératif de cette dette vis à vis de l’autre. Cette dette provient du don toujours déjà-là et des dons toujours recommencés dans lesquels tout individu se trouve projeté et enserré. Il s’agit du “ don originaire ” : quand le sujet accède à lui-même, prend conscience de son existence, il se découvre sujet de dette, débiteur d’un don premier de vie et de sens auquel “ il doit tout ” mais aussi les systèmes de réciprocités ou de dons directs et indirects, implicites ou explicites.

Nous pensons que pas plus qu’un don n’est possible sans échange, un échange n’est possible sans don. Don et échange sont intrinsèquement liés. CI. LEFORT est encore le plus éclairant : “ Cette opération, cette initiative dans le don suppose une expérience primordiale dans laquelle chacun se sait implicitement relié à l’autre ; l’idée que le don doit être retourné suppose qu’autrui est un autre moi qui doit agir comme moi ; et ce geste en retour doit me confirmer la vérité de mon propre geste, c’est-à-dire ma subjectivité. Le don est ainsi à la fois l’établissement de la différence et de la découverte de la similitude. Je me sépare de l’autre et le situe en face de moi en lui donnant, mais cette opposition ne devient réelle que lorsque l’autre agit de même et donc en un sens la supprime ”.

Il y a, et il faut qu’il y ait, rappelons-le, dans le don et donc dans l’échange conflit ou en tout cas tension et rivalité. C’est ce que Jean-Luc BOILLEAU appelle “ l’effet lyre de l’agôn ” : la lyre produit des sons harmonieux à partir de forces en tension, des oppositions (l’agôn). L’harmonie (“ arrangement de son distincts qui n’élimine pas les oppositions ”) est issue des tensions qui s’équilibrent.

Pour résumer, notre questionnement principal consiste à se demander en quoi le rapport au territoire,  la territorialité, est à la base de l’identité, des identités, individuelles et collectives des individus. Une de nos hypothèses est de proposer la territorialité comme ayant un rôle spécifique dans la construction des identités. Une hypothèse complémentaire est de voir la territorialité comme ayant un rôle spécifique dans le processus identitaire du fait que la territorialité procède, par définition, de limites et de frontières.

 

 

 

 

 

 

 

 

C- Territoire territorialité et identités territoriales

Pour atteindre la territorialité marquée et marqueur, faite et faiseuse à la fois d’une identité et d’une communauté, nous allons, cette fois-ci de manière plus théorique, considérer successivement les niveaux individuel et micro-territorial (1), collectif ou social et méso-territorial (2) et politique et méta-territorial (3) des identités.[13]

            C.1. Identité individuelle et micro-territoires [14]

Au niveau individuel et psychologique, les travaux effectués montrent que la territorialité est essentiellement appréhendée comme un cadre et un mode d’identification et de personnalisation, de sécurité et d’intimité personnelles mais aussi d’acculturation et de socialisation (donc aussi appréhendée comme collective).

                        C.1.1.Le territoire et la territorialité

                                   comme identification et personnalisation

Avant toute chose, peut-être faut-il commencer par préciser que c’est à partir de l’espace environnant que tout individu prend connaissance de lui-même et conscience de son existence durant les premières semaines et les premiers mois de sa vie : “ La preuve première d’existence, c’est d’occuper l’espace ” [LE CORBUSIER repris par FISCHER, 1992 : 25].

Les expériences de l’espace participent très directement à la construction du psychisme et de l’intellect des individus durant leur enfance : “ Le comportement quotidien des enfants dans leurs jeux, leurs mouvements, leurs déplacements, montre que l’environnement est un élément constant, une matière centrale en quelque sorte de leur développement et de leur apprentissage. On pourrait dire sommairement qu’un enfant se développe dans la mesure où il peut agir sur l’espace qui l’entoure et jouer avec lui ”. [FISHER, 1992 : 54]. Ce sont plus particulièrement les travaux de PIAGET et de son équipe qui ont démontré comment l’enfant se construit psychiquement et intellectuellement en construisant son espace.

En retour, comme on a pu le constater à diverses reprises par rapport à l’espace de la maison, dans un rapport dynamique et dialectique, l’individu projette ses choix de normes et de rôles sociaux dans l’espace. Il personnalise son espace ; il se donne une personnalité en personnalisant son espace. Cette personnalisation - qui constitue une appropriation - s’effectue à la fois matériellement, physiquement et intellectuellement, symboliquement. Tout individu s’identifie en s’identifiant à son environnement en l’aménageant de manière spécifique : par les choix des éléments (meubles, ameublement, décor ...) qui le composent, loriginalité réfléchie, leur disposition raisonnée...

Ainsi les objets, la configuration physique du territoire d’un individu est-elle faite des goûts et des possibilités du moment, des projets et des représentations, des idéaux qu’il se donne en les donnant à son environnement immédiat. Le territoire d’un individu a donc une histoire, celle des projets et des rêves successifs que cet individu s’est fait de lui-même.

Il est difficile de séparer la dimension matérielle, physique de la dimension culturelle, symbolique du territoire et de la territorialité. On peut toutefois dire que l’individu identifie et personnalise matériellement son territoire et sa territorialité d’une part en leur donnant une certaine fonctionnalité.

L’individu fait correspondre son territoire et sa territorialité à ses besoins particuliers, à son mode de vie spécifique (et notamment à la spécificité de ses activités professionnelles et, à ce qui le caractérise encore plus spécifiquement, à ses loisirs, à l’aménagement de son temps hors-travail). Il s’aménage ainsi des “ coins ” privilégiés [N. HAUMONT, H. RAYMOND repris par PAUL-LEVY et SEGAUD, 1983] avec des objets personnels selon un ordre personnalisé.

L’individu se personnalise à travers son territoire et sa territorialité d’autre part en leur attribuant une certaine esthétique (au sens large). L’individu projette ses goûts et ses préférences dans son espace, dans l’aménagement de cet espace; autrement dit, il projette dans l’espace et dans son expérience quotidienne de l’espace certaines de ses valeurs les plus personnelles, les plus profondes (le beau dans les formes, l’ordre dans l’organisation). Le territoire et la territorialité y sont organisés de façon à ce que tous les sens de l’individu soient satisfaits (lieu silencieux ou prévu pour la musique, lumineux ou pas, ouvert ou interdit aux autres ...). Qu’il en soit propriétaire ou utilisateur, définitivement ou ponctuellement, l’individu conçoit, transforme, adapte son espace à son image, image effective ou image rêvée.

Ainsi le territoire individuel et personnel a essentiellement une fonction de miroir. L’espace approprié qu’est la maison fonctionne essentiellement comme un miroir social, un miroir symbolique.

Quelle que soit l’importance de cette concrétisation et de cette matérialisation de la personnalisation d’un individu à travers et à partir de son identification à un espace, la part de personnalité attachée à cet espace physique et à des repères matériels, à une configuration concrète qu’il a lui-même participé à façonner ou du moins dans lequel il s’est projeté est désormais fondamentale. Les objets utilisés au quotidien, les pratiques “ domestiques ” répétées, les parcours souvent recommencés auront imprimé très fortement dans l’esprit de l’individu concerné un mode d’être, d’agir et de penser non seulement propre à l’individu mais que celui-ci aura participé à élaborer à travers son espace.

De manière générale (et pas seulement du point de vue esthétique par exemple) l’individu organise son espace en fonction de ses propres représentations ou du moins des représentations propres à sa culture, à son milieu social ; bref il le fait par lui-même et pour lui-même. Mais dans le même temps, l’individu donne une configuration à son espace pour se donner à voir aux autres, en fonction des autres, comme signe (preuve ?) et comme affirmation d’existence spécifique face aux autres. A partir de l’espace, c’est une image, une représentation de lui même qu’il veut donner aux autres. Comme on a pu l’observer à loisirs, “ l’individu s’est identifié avec certains des objets qui sont ainsi devenus les symboles de la personnalité qu’il présente aux autres ” [GOFFMAN, 1968 : 303].

Erving GOFFMAN a ainsi parlé dans son étude des “ territoires du moi ” de “ réserves égocentriques ” ou encore de “ territoire de la possession ” pour rendre compte de tous ces objets qui participent de la construction d’un territoire personnel. [1973 : 44, 52]. Il a également montré comment dans les hôpitaux psychiatriques les patients sont dépersonnalisés par l’absence d’endroits personnels pour ranger leurs effets personnels : “ si les gens se trouvaient effectivement dépersonnalisés ou si on leur demandait de renoncer à leur personnalité, il pourrait paraître parfaitement normal de ne pas leur laisser d’endroit personnel pour ranger leurs affaires [...] ”. Mais il ajoute qu’en fait tout le monde garde toujours une sorte de personnalité et le manque d’endroit sûr suscite chez les malades [...] un tel sentiment de frustration que l’on comprend leurs efforts pour en trouver ”.[1968 : 305].

Ce lieu intime et profond entre l’individu et des marques concrètes de son espace rendent ainsi une partie du territoire et de la territorialité d’un individu fixe et stable [E. HALL, 1978 : 131]. un individu est attaché à des objets, des parcours, des formes spatiales en tant qu’ils sont la concrétisation de ses rêves et volontés d’être, autrement dit comme une partie de lui-même très importante : celle qui lui prouve (concrètement) qu’il a pu se réaliser.

Si le territoire et la territorialité ont une telle importance physique, matérielle et ont acquis notamment de ce fait une stabilité certaine, ils apportent une sécurité et une intimité privilégiées pour chaque individu.

C.1.2. L’identité territoriale individuelle : sécurité et intimité

Le territoire et la territorialité d’un individu font avant tout et surtout l’objet d’une parfaite connaissance : une connaissance cognitive, sensorielle .... Pour saisir cette connivence entre l’individu et son espace, il est intéressant d’appréhender cet espace comme nombre de psycho(socio)logues l’on fait, c’est-à-dire comme un prolongement du corps humain. Tant du point de vue de la qualité des éléments qui le composent que de leur disposition, de leur fonctionnalité... qui ont été expérimentés, éprouvés, le micro-espace quotidien, l’espace personnel de l’individu est devenue un ensemble de comportements intériorisés, naturels, irréfléchis, donc un espace de sécurité et d’intimité par excellence.

Si l’espace personnel est un espace de sécurité c’est aussi parce qu’il est un espace de tranquillité psychique : l’individu sait (quelque soit la culture et la société considérée mais sauf situations exceptionnelles et/ou transitoires) que cet espace personnel est protégé, soumis qu’il est à des règles très explicites (pièces ou portes interdites) ou à des codes plus implicites (attitude ou comportement d’évitement). Pour faire respecter ces refuges, des marquages matériels mais aussi symboliques, verbaux et non verbaux sont utilisés.

C'est que l’espace personnel est avant tout un espace d’intimité. Là encore, beaucoup de psycho-sociologues qui se sont intéressés à l’espace se sont arrêtés sur la notion d’intimité ; certains en ont même fait la principale et l’essentielle fonction de la territorialité.

L’intimité créée par le territoire et la territorialité permet essentiellement de se positionner en dehors du regard des autres ou, d’une manière plus générale, en dehors des normes sociales. Il est alors possible pour l’individu de se libérer : l’espace personnel est synonyme d’affranchissement, d’émancipation (certains ont ainsi parlé de “ libération émotionnelle ” rendue possible par les comportements territoriaux)[15] mais aussi de détente, de repos (d’autant plus importants quand la tension, la fatigue, l’anxiété sont grandes).              

Plus généralement encore, cette intimité permet la liberté et l’autonomie personnelles : le territoire et la territorialité offrent la possibilité à l’individu de s’extraire du contrôle et du conditionnement social.

Les limites et les frontières entre soi et les autres, entre soi et l’extérieur jouent alors bien évidemment un rôle important. Mais si cette intimité est possible, c’est qu’il y a effectivement une véritable connaissance et un véritable investissement dans l’espace considéré, c’est que celui-ci a pu devenir pour l’individu la concrétisation, la réalisation tangible de ses projets et de son imaginaire.

L’intimité est, grâce à la panoplie des stratégies territoriales, relative, sélective. L’intimité sera réalisée avecertaines personnes et pas d’autres, dans certaines circonstances et pas d’autres (qui restent souvent inexplicables car contingentes). Elle est notamment variable selon les périodes de la vie, l’adolescence, les débuts d’un couple et la vieillesse la ressentent souvent comme vitale. Car si l’intimité apportée par le territoire et la territorialité est si importante, c’est que ceux-ci renferment et représentent les moments les plus forts, les plus importants de la vie personnelle, affective d’un individu.

Mais, comme on a pu le voir notamment quand on a posé le territoire comme image de soi pour soi et pour les autres, le territoire et la territorialité, y compris quand ils sont analysés au niveau individuel se révèlent être éminemment sociaux et collectifs. Car le territoire et la territorialité s’avèrent surtout être pour l’individu le cadre et le mode primordial de sa socialisation et de son acculturation c’est-à-dire de son acquisition des valeurs, représentations, comportements, pratiques de son milieu social et culture.

            C.1.3. Le territoire et la territorialité comme acculturation et socialisation

Une part importante de la transmission de la façon d’être, de penser et d’agir propre à une société et à une culture se fera par l’espace : à partir de la spatialisation des échanges sociaux, au sein des expériences spatiales, des relations à l’espace. Si les individus sont identifiés, socialement, culturellement (au sens large) à travers leurs comportements dans l’espace, c’est que, quel que soit le lieu considéré (habitat, école, place publique, lieu de travail, de culte...) on attendra de l’individu un type d’attitude bien déterminé selon la culture locale, ethnique, les caractéristiques sociales en cause.

Si les études maintenant anciennes de E. HALL ont montré - avec force d’exemples concrets à l’appui - que “ l’espace (ou la territorialité) est lié de manière subtile et variée au reste de la culture ” [1984 : 64] : ”[la territorialité] devient très complexe et subit des variations énormes selon les cultures ” [Ib. : 187] car “ [...] des individus appartenant à des cultures différentes non seulement parlent des langues différentes mais, ce qui est sans doute plus important, habitent des mondes sensoriels différents. ” [1978 : 15]. Si donc avec les éclairages de E. HALL, l’espace est un produit de la culture ou plutôt les différents espaces vécus sont des produits des différentes cultures, il est depuis (depuis notamment l’ouvrage de Françoise PAUL-LEVY et MARION SEGAUD en 1983) devenu nécessaire de renverser ou de tirer les conséquences des perspectives de HALL : “ Les configurations spatiales ne sont pas seulement des produits mais des producteurs de systèmes sociaux ou, pour faire image, n’occupent pas seulement la position de l’effet mais aussi celle de la cause ” [PAU-LEVY, SEGAUD, 1983 : 19].[16]              

C’est à travers les comportements territoriaux que les spécificités culturelles sont intégrées, assimilées, intériorisées et finalement reproduites, qu’il s’agisse de pratiques de nature aussi différente que les comportements alimentaires, les pratiques cultuelles ou encore les relations de parenté, le statut des personnes âgées ... La dimension spatiale est toujours présente lorsque la spécificité d’une habitude est apprise et comprise. Un comportement adéquat dans un territoire donné signifie l’appartenance à tel groupe culturel plutôt qu’à tel autre.

A l’intérieur de chaque culture, la socialisation par l’espace apparaît tout aussi - sinon plus - prégnante et évidente. Chacun de nous est amené à saisir toute l’organisation de la société à partir de l’espace et notamment les rôles et les statuts sociaux, ceux des autres et ceux qui nous sont assignés. Notre spécificité en tant qu’enfant ou parent, homme ou femme, appartenant à une classe aisée ou non ... apparaîtra toujours dans un premier temps dans et par l’espace.

Plus largement, tout espace est pour chacun de nous “ un espace où règnent certaines normes : on y adopte des façons de se comporter liées à ce qu’il ” convient “  d’être ou de faire ”, ou encore “ un dispositif à travers lequel va s’opérer l’intériorisation de normes de conduites, c’est-à-dire [...] où s’opère une inculcation des manières d’être et où l’individu apprend à se conduire selon ce qu’on lui demande d’être .” [FISCHER : 1992 : 147]. C’est dire combien l’espace est profondément marqué du collectif social (au sens large) auquel on appartient mais c’est dire aussi combien le territoire est un marqueur implicite, puissament discret, et parfois peut-être sournois.

Il faudrait ainsi s’arrêter sur la fabrication de l’identité sexuelle à partir des pratiques spatiales (la construction socio-spatiale des sexes).

Jean-Luc PIVETEAU pense que non seulement la territorialité est un “ corrélat de longue durée de la sexuation ”, mais qu’en outre notre relation au territoire “ porte une empreinte masculine manifeste ” - même si elle très changeante en fonction des lieux et des époques, [1996]. Pour Jacqueline COUTRAS, il existe bien un “ inégal rapport des sexes à l’espace ” issu d’une appropriation inégale de l’espace ” à partir du moment où des pratiques différentes engendrent une appropriation différenciée et donc une maîtrise inégale des possibilités contenues dans l’espace, elles engendrent des rapports inégalitaires entre les groupes. ”). [1996 : 19 - 20].

Dans cette perpective, puisque un territoire est en grande partie produit par la culture et la société et puisque ces dernières sont profondément ancrées et intériorisées par l’individu, celui-ci sera toujours en mesure de reconstituer son espace personne, quelque soit le lieu où il se déplace et souvent quelles que soient les conditions dans lesquelles il se trouve. Le territoire et la territorialité s’avèrent pour une part malléables, transposables, transportables.

Il reste cependant très difficile de concevoir au niveau personnel et individuel la construction d’une identité dans et par l’espace qui est toujours culturelle et sociale et donc toujours collective.

C.2. Identité collective et sociale et méso-territoires

Au niveau collectif et social la territorialité se révèle être pour l’identité le support de référents partagés, les cadres et les formes d’une vie collective et un principe actif d’ordre et de classement.

            C.2.1. Le territoire et la territorialité

                        comme supports et objets de référents communs

Tout d’abord, le territoire, en tant que partage d’un même espace, en tant que proximité spatiale réelle, directe, physique, (en tant que “ voisinage ”, mais un voisinage élargi) offre la possibilité d’un système d’interconnaissances. Qu’on suscite ou qu’on déplore ce réseau d’interconnaissances, chacun de nous “ sait des choses ” sur son voisin et ce voisin sait des choses sur nous.

Ces savoirs réciproques des uns sur les autres peuvent reposer sur des échanges verbaux superficiels, laconiques voire même seulement sur des regards, des observations visuelles. Ils se sont régulièrement et progressivement enrichis dans le temps ou ne sont faits que de bribes d’informations. Ils portent directement sur des aspects importants de la vie sociale (famille, travail) et constituent expressément des échanges d’opinions et de valeurs fondamentales ou au contraire ces derniers doivent être décodés, découverts derrière les échanges anodins du quotidien et de la politesse.

Dans tous les cas, cette interconnaissance élabore un nous, un collectif. Les informations échangées, volontairement ou non, lient les personnes, les familles, les unes aux autres. Nous sommes liés les uns aux autres par ce que nous savons les uns des autres. Cette interdépendance constitue peut-être pour certains le degré zéro ou le degré minimum de solidarité puisque c’est avant tout la proximité physique, la nécessité matérielle qui sont en jeu.

Mais ces savoirs réciproques peuvent certainement représenter une “ forte ” ou une “ vraie ” solidarité dans le sens où, très régulièrement, dans certains cas (espaces contigus), à tout instant, les comportements et les agissements (et pas seulement les dires qui peuvent s’effacer) des uns sont connus par les autres. Je suis tenue à l’autre par cqu’il sait de moi : non par ce que je dis que je fais mais directement par ce que je fais. D’autre part, cette interconnaissance, si ténue soit-elle, informe sur les attitudes et les comportements à adopter. Elle constitue alors la base, la première étape d’une solidarité au sein de la collectivité : chacun sait ce qu’il doit faire, ce qu’il a à faire pour qu’une harmonie s’installe ou du moins qu’une coexistence soit possible dans cet espace commun.

A un autre niveau, moins explicité, c’est le territoire lui-même qui est la source de savoirs et donc de liens. Ces savoirs s’articulent notamment autour des topologies et des généalogies : les personnes qui partagent un même espace sont amenées à échanger des connaissances sur ce lieu et son évolution, ses habitants et leur histoire.

Ce ne sont pas seulement les informations échangées elles-mêmes qui créent un lien, c’est aussi et tout autant la façon dont s’effectue cet échange. On raconte et se raconte les lieux et les gens sans avoir à se les présenter ou se les expliquer. Chacun sait que l’autre sait, ce qu’il sait, comment il le sait, comment il l’appréhende, ce qu’il en pense : il y a connivence.

Davantage, chacun sait ce qu’il doit savoir des autres, ce qu’il doit en dire, comment il doit l’exprimer ... La simple évocation d’un événement survenue dans l’espace partagé suffit à renvoyer des interlocuteurs dans un univers commun de significations même si leur origine sociale et leur statut social dans la société locale sont différents, et s’ils ne partagent pas par ailleurs les mêmes valeurs. Ce qui fera lien, ce sont alors les sobriquets utilisés pour parler d’un tel, les lieux-dits pour tel endroit, les noms vernaculaires pour telle plante, etc.

Le sentiment d’appartenance au local, à la localité passe ainsi pour certains auteurs par le rôle particulier des toponymes, ils ont montré que la toponymie remplit une “ fonction d’identification territoriale au sein de la communauté paysanne ” [MARTINELLI, 1982 : 27] et que “ c’est par le recours à un réservoir collectif d’appellatifs qu’[une collectivité rurale] se désigne et se perçoit ” [Ib. : 13]. On peut également se reporter à l’étude de Jean-Claude CHAMBOREDON sur Lucien GALLOIS et ses “ noms de pays ” où l’on voit finalement que l’enjeu des noms de pays et du “ travail de nomination ” des lieux est avant tout un enjeu (notamment économique, politique) pour l’adhésion et l’identification sociales [1988 : 34].

On peut toutefois redire qu’ici, ce n’est pas véritablement l’action de l’espace qui est impliquée dans la fabrication du lien social. L’espace n’est que le cadre, le support - passif - du lien social. C’est essentiellement le phénomène de proximité qui intervient (la localisation d’un fait, en elle-même, n’explique rien). Or, le territoire est bien évidemment directement actif dans la production des collectifs sociaux.

            C.2.2. Le territoire et la territorialité comme formes et morphologies de la vie collective

                        C.2.3.Le territoire et la territorialité comme principe actif d’ordre et de classement

Que le territoire soit d’autre part constitutif du collectif en tant que principe fondamental de classification et de hiérarchisation sociales est finalement assez connu et assez facilement vérifiable puisque chacun de nous peut-être quotidiennement rassuré (ou au contraire inquiété) quant à son appartenance à une communauté en vérifiant la place (le rôle et la fonction qu’il exerce dans un lieu donné) qu’on lui assigne dans celle-ci. On peut considérer que ce principe d’ordre et de classement intervient à divers niveaux de la vie sociale : assez simplement pour différencier les activités sociales entre elles (l’espace du travail de celui du non travail par exemple), de manière beaucoup plus complexe pour hiérarchiser les classes sociales notamment.[17]

Une communauté est nécessairement faite d’une diversité sociale et surtout d’inégalités sociales qu’elle se doit de structurer et de “ normaliser ” pour la faire respecter et les faire accepter. Le territoire et le principe de territorialité sont utilisés pour cela. Les géographes l’ont particulièrement noté : “ on ne peut comprendre l’équilibre social sans faire intervenir la dimension, la distance, l’étendue ” [CLAVAL, 1973 : 98]. Mais d’autres aussi : “ L’espace retranscrit matériellement et symboliquement la structuration sociale globale, mais en même temps il la conforte en assignant à chacun une place : une place dans la hiérarchie sociale. Reflet - et révélateur - de l’ordre social existant, l’espace contribue simultanément à sa reproduction, en tant que vecteur d’inculcation des valeurs et normes sociales dominantes. ” Il existe un code spatial qui constitue et permet un contrôle social. [LOSCHAK, 1978 : 181].

Pour la normalisation des rapports de classe, on peut utiliser de manière appropriée le concept d’habitus de P. BOURDIEU : “ [...] chacun apprend donc à classer, en utilisant (avec ou sans adaptation personnelle) les typologies sociales en usage. Ce classement, dont Pierre Bourdieu a essentiellement développé l’analyse dans une logique de classe, c’est aussi un classement spatial, car chacun connaît ou sent les limites de son territoire [..]. En ce sens, on pourrait envisager la territorialité comme la dimension spatiale de l’habitus [...] ” [TIZON,  1996 : 31].

            C.3. Identité politique et méta-territoires

   Au niveau politique, le territoire et la territorialité sont le support à la fois d’une identité nationale et d’une citoyenneté. Mais consacrent-ils pour autant une/des identité (s) collective (s) ?

                        C.3.1.Territoire, territorialité et identité nationale

            Au delà de ses identités individuelles et collectives, de ses territoires personnels et sociaux, chaque individu se trouve inséré dans un territoire plus vaste et une identité plus englobante : le territoire national (et avec lui le système international) et l’identité nationale. Les identités et les territoires personnels et sociaux de tout individu se trouvent systématiquement imbriqués dans et régis par une identité et un territoire supérieurs qui sont celui de l’Etat, plus précisément de l’Etat-nation.

L’inscription dans le territoire national, stato-national donne de fait à chaque individu une identité “ supérieure ”, englobante qui est l’identité politique lato sensu : cette identité territoriale supérieure s’exprime en tant qu’identité nationale et en tant que citoyenneté. En tant qu’identité nationale, elle correspond à l’unité et à la continuité d’une certaine identité sociale et culturelle collective et à l’appartenance plus ou moins consciente et volontaire à cette identité ; en tant que citoyenneté, elle correspond au système juridico-politique de droits et de devoirs (plus ou moins reliés à l’identité nationale) attribué à chaque individu.

Pour ce qui est de l’identité nationale, l’inscription dans le territoire national donne à tous les individus, qu’ils en soient conscients ou non, qu’ils le veuillent ou non, une seule et même identité sociale, une seule et même identité collective qui contient et dépasse leurs diverses appartenances identitaires (territoriales). Autrement dit, les individus qui partagent un même territoire national, au-delà et en plus de leurs diverses appartenances identitaires (professionnelles, culturelles, religieuses...), ont en commun une même identité. Cette identité est celle d’individus parlant la même langue, ayant été intégrés dans un même système éducatif, étant attachés à un même ensemble de droits et de devoirs sociaux et politiques et plus généralement, participant à/d’une même histoire sociale et politique...

L’origine ou l’explication de cette identité peut être double : soit on considère que c’est l’Etat qui a besoin du territoire pour réunir une communauté d’intérêts particuliers ; soit on considère que c’est une communauté d’intérêts individuels qui a besoin du principe de territorialité pour se donner un principe d’ordre et de pouvoir supérieurs. Mais dans tous les cas, la construction de cette identité englobante est directement et intrinsèquement liée aux modes d’organisation du pouvoir et plus généralement du contrôle social - qui n’est pas seulement politiquou qui est politique mais s’exprime à travers diverses institutions : famille, école, justice... Il est intéressant de voir que ces constructions dialectiques et réciproques des principes de territorialité et d’autorité se combinent à différents niveaux et relèvent de différents ordres.

Il faut donc tout de suite commencer par dire que ce n’est pas le territoire lui-même, ce n’est pas la relation directe entre la “ terre ” et une collectivité qui fondent la communauté nationale. Ce n’est pas à une théorie des climats (même tempérée...) qu’il faut se rattacher pour comprendre comment le territoire, “ le terroir ” en l’occurrence, est à l’origine d’une communauté élargie. Toutes les identités collectives établies à partir d’un terroir, tirées simplement et seulement d’un terroir, c’est-à-dire des caractéristiques physiques, naturelles spécifiques d’un territoire sont fallacieuses. Une communauté (a fortiori quand elle est élargie comme l’est une communauté nationale) ne se forme pas du fait que tous les membres qui la composent, ayant vécu dans les mêmes conditions physiques et naturelles, se ressemblent et s’assemblent. Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de relation d’identité entre une communauté et le territoire qu’elle occupe.

Par contre, il est indéniable qu’une rhétorique de l’enracinement a effectivement prévalu à la fabrication de certaines nations et en particulier de la nation française : l’enracinement est “ une composante à part entière du patriotisme français et qui stipule que c’est à travers la prise de possession d’un espace donné que se produit l’attouchement nécessaire des valeurs léguées par le passé... ” [DUPUY, 1989 : 26].

En s’appuyant notamment sur le fait que la France a été pendant longtemps un pays de paysans (Cf. MICHELET), la terre a été abondamment utilisée pour asseoir un sentiment national. La terre est mise en avant soit en tant qu’épouse ; soit le plus souvent en tant que mère (“ la mère patrie ”) qui a alors pour vocation de réunir tous ses fils. Dans les deux cas elle exige obéissance ou fidélité c’est-à-dire qu’on la défende voir qu’on meure pour elle (Cf. KANTORMOWICZ). Cette rhétorique de l’enracinement est régulièrement reprise par un certain nationalisme “ qui conçoit la nation, à l’image de l’individu et de la famille, comme un tout organique, formé par une longue suite de générations, et comme tel, ne pouvant être ni partagé, ni modifié ”. [DUPUY, 1989 : 27].

Il est clair que le territoire fonde une communauté nationale en fondant avant tout l’histoire, le passé de la nation. Le territoire national, encore aujourd’hui, contient les symboles de l’unité et de la continuité d’une collectivité nationale que rien d’autre - pas même une langue - ne peut offrir. Par les “ hauts-lieux ”, lieux témoins de “ hauts-personnages ” et de “ hauts-faits ” nationaux qu’il renferme, il constitue une mémoire collective qui fonde et entretient une entité collective. Ces hauts-lieux ou lieux de mémoire, notamment ceux qui rappellent les morts pour la patrie ou les plus grands représentants de la nation, ont une “ efficacité symbolique, une capacité à représenter une continuité nationale et à susciter, par l’effet d’une sacralité toute laïque, une émotion et une communion d’ordre civique ”. [AUGE, 1989 : 7].

Le territoire national constitue l’histoire collective nationale où chaque histoire individuelle peut s’y retrouver, en en étant, d’une manière ou d’une autre, partie prenante. Même si cette efficace s’affaiblit, le territoire national est fait de lieux et notamment de monuments “ où se croisent des itinéraires individuels différents et où parfois l’histoire singulière prend conscience de rencontrer l’histoire collective - à l’occasion d’événements importants, éventuellement, ou plus habituellement du seul fait de la pérennité monumentale dont chaque individu éprouve plus ou moins obscurément le caractère provocateur. ” [AUGE, 1989 : 11].

C’est cette importance du temps et de l’histoire qui a fait que le territoire a fondé pendant longtemps une collectivité en constituant une patrie, c’est-à-dire l’héritage, concret, matérialisé transmis par les pères.

Il faut toutefois remarquer qu’il se produit alors un “ raisonnement circulaire ” où l’on ne sait plus qui du territoire ou de la communauté est premier par rapport à l’autre et qui est fondateur l’un de l’autre.

Aujourd’hui, si des individus participent d’un territoire d’une communauté, si des individus se sentent appartenir à la fois à une collectivité et à un territoire élargis en même temps que cette collectivité et ce territoire élargis leur appartiennent, c’est sans doute pour des raisons différentes. C’est que certains individus ont conscience de participer à la vie de leur pays par une activité particulière, leur travail quotidien, leur vie sociale habituelle et plus simplement encore, en s’inscrivant dans la continuité des générations.

Le territoire fonde une nation du fait qu’il est objet et moyen d’un projet social, d’un projet collectif supérieur et englobant. C’est dire aussi que le territoire fonde une nation parce qu’il est la concrétisation et la manifestation tangible de valeurs et de modes de penser partagés sur la vie en société. Ainsi, il peut y avoir une relation d’identification (et non d’identité) entre une communauté et le territoire qu’elle occupe (des individus, une communauté tout entière “  se retrouve ” dans son territoire).

Le territoire rassemble d’autre part une communauté en ce qu’il rassemble des identités différentes qui ont besoin les unes des autres et qui se complètent pour constituer une entité. Avec le territoire et par la diversité qui lui est attachée, chacun a besoin de chacun, quelque soit son rôle et sa place dans la société. Ces identités différentes sont bien sûr d’ordre économique : le territoire forme avant tout une nation parce qu’il constitue un idéal autarcique. Mais cette complémentarité est également sociale et culturelle.

Le territoire national devient ainsi un espace sécurisé à l’intérieur de frontières. Chaque individu et chaque communauté ressent le besoin d’appartenir à une entité qui le/la dépasse pour se sentir en sécurité.

            C.3.2.Territoire, territorialité et citoyenneté

L’inscription dans un territoire stato-national participe de la construction d’une identité sociale supérieure et englobante du fait que l’ensemble de ce territoire est régi par un même et unique système institutionnel (politique, juridique, administratif). Il se forme une communauté sociale et politique à partir du même espace puisque celui-ci, selon le principe de territorialité, soumet tous les individus qui s’y trouvent à la même loi : au même ensemble de droits et de devoirs.

La famille, l’école, la justice, le rapport au religieux, au pouvoir lui-même constituent par principe une même matrice institutionnelle (au sens large) pour les individus vivant sur un même territoire. Le territoire national est d’autre part le territoire d’une langue, elle aussi ciment fondamental d’une collectivité élargie. Dans ce cas, la “ simple ” appartenance à un territoire commun constitue ainsi les bases fondamentales d’une identité collective transcendant les particularismes.[18]

Là aussi, il est possible de caractériser cette cohésion sociale comme une cohésion minimale ou forcées ou encore pour reprendre la terminologie de E. DURKHEIM, comme une “ solidarité mécanique ” (où les individus, identiques s’assemblent parce qu’ils se ressemblent et non parce que, différents, ils se complètent, sont interdépendants dans une solidarité organique). Il semble toutefois que seul ce type de solidarités semble permettre la coexistence d’individus en tant qu'égaux (égaux devant la loi car égaux sur le territoire) dans une communauté indifférenciée. C’est par l’homogénéisation du territoire que s'établit une uniformité et donc une unité des individus [POULANTZAS, 1978 : 116]. Le territoire et le principe de territorialité incarnent la communauté de citoyens. L’individu trouve dans le territoire la personnification directe de la société élargie à laquelle il appartient.

Mais dans le même temps le territoire et le principe de territorialité sont utilisés plus dire, en tant que tels par le pouvoir pour produire et reproduire une communauté nationale. Car une société n’est pas et ne peut pas être aussi égalitaire et indifférenciée dans la réalité que dans un projet politique, aussi bien intentionné soit-il. L’Etat utilise en fait le territoire et la territorialité pour structurer, organiser, hiérarchiser les différences et les contradictions sociales.

Les rapports entre classes sociales, entre jeunes et vieux, entre sexes, tous sont ordonnés par un code spatial [LOSCHAK, 1978] qui les reproduit de manière à éviter toute dé/conflagration sociale. La forme et l’organisation de l’espace permettent notamment de distinguer le public du privé. Le rapport au pouvoir résulte lui-même d’un code spatial formalisé : rapport centre - périphérie, rapport ascendant / descendant ... Les choix politiques de l’Etat sont alors déterminants dans la gestion des relations sociales inégales.

On a affaire cette fois à une autre conception juridico-politique du territoire : “ le territoire comme fonction de l’Etat ” : “ la conception du territoire limite de la souveraineté est  insuffisante et d’ailleurs dépassée par les faits. [...] Les travaux publics, la réglementation de la propriété foncière, l’exploitation des richesses naturelles, la défense nationale, l’aménagement de la puissance publique apparaissent toujours comme des activités séparées de l’Etat, alors que toutes renvoient [...] à une même utilisation du territoire, à un territoire qui est moyen d’action de l’Etat, et pas seulement un cadre géophysique de compétence ”. [ALLIES, 1980 : 15].

Le rapport n’est donc pas direct entre le territoire, le principe de territorialité et la communauté nationale : le territoire incarne et personnifie avant tout l’Etat ; le territoire représente en premier lieu l’Etat. L’individu ne retrouve, quand il le retrouve, que bien indirectement un lien social supérieur à travers son allégeance au territoire national. Le respect du territoire s’accomplit d’abord en tant qu’allégeance à l’Etat, au pouvoir politique et non à la collectivité qu’il est supposé représenter.

Ainsi Pierre LEGENDRE écrit-il que “ le territoire n’est pas la simple division géographique, ni la répartition des compétences hiérarchiques. Il est une manifestation quasi épiphanique du pouvoir répandu sur l’humanité. Le territoire stipule une crainte spirituelle et porte l’inscription d’une peur sacrée, lumineuse, dont doit être entouré le pouvoir imaginaire, celui que personne n’a jamais vu, et qui peut tout exiger y compris leur mort ” [1968 : 246].

Le territoire et le principe de territorialité sont utilisés par l’Etat pour exercer son “ monopole légitime de la violence ”, en tout cas pour la surveillance et le contrôle des citoyens par une puissante administration et des institutions spécialisées.[19] Autrement dit, si le territoire est utilisé par le pouvoir politique pour créer une communauté politique, c’est parce qu’il constitue un extraordinaire moyen de manipulation et d’encadrement social.

Le territoire et le principe de territorialité sont à la fois le support plus ou moins passif et le moyen plus ou moins actif de la citoyenneté.

            C.3.3.Le hiatus entre l’identité individuelle et l’identité politique

Telle qu’on vient de l’envisager, l’identité territoriale pose un double problème. D’une part, du fait du raisonnement circulaire sur lequel elle repose, elle s’avère être essentiellement une fiction dans laquelle les individus veulent ou non se projeter. D’autre part, et cela est très certainement le plus déterminant, il résulte de ce lien entre l’Etat et le territoire plutôt une atomisation du corps social que la consécration d’une collectivité : “ en fait, la territorialisation du politique va de pair avec l’individualisation des rapports sociaux et sanctionne le dépérissement des allégeances communautaires : livré à lui-même, l’individu se réfère à un espace qui est le sien et sur lequel il sait que s’exerce sur lui une autorité qui le contraint [...] ” [BADIE, SMOUTS, 1995 : 35].

Il s’agit en fait d’un seul et même refus (ou incapacité) par l’Etat de prendre en considération le niveau collectif des identités en général et des identités territoriales collectives en particulier. Il y a un hiatus entre l’individu et la communauté nationale et seule une certaine fiction est possible pour passer de l’un à l’autre. Autrement dit, le territoire et la territorialité sont utilisés par le pouvoir et n’existent essentiellement qu’en tant que métaphore d’une communauté politique. Le territoire et la territorialité, à travers l’identité, représentent l'unité et la continuité de la communauté, ils représentent à travers la citoyenneté, l’ordre et l’égalité des citoyens au sein de la communauté.

On se rend donc compte que le territoire et la territorialité participent de la construction des identités (et pas seulement de l’identité territoriale) à divers niveaux et de manières diverses. Mais il faut maintenant tenter de retrouver au-delà de cette diversité une unité des modalités de la construction des identités par le territoire (et des territoires par l’identité). Il faut maintenant avoir une approche transversale des identités territoriales.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D. Nouveaux territoires et nouvelles identités

 

            D’après certains observateurs, l’échange généralisé et notamment l’essor des réseaux que nous connaissons, obligerait à abandonner territoire et territorialité. Pour d’autres au contraire, les réseaux renforceraient la territorialité qui garderait une fonction fondamentale par rapport au lien social.

D.1. Les réseaux, les “ non-lieux ” ou la fin des territoires

            Les nouveaux moyens de déplacement et de circulation à la fois des hommes, des informations et des marchandises auraient, schématiquement, apporté le même type de modifications des rapports sociaux à l’espace. Cette nouvelle mobilité ou cette mobilité accrue aurait dans tous les cas atteint les relations entre individus et entre groupes, les relations des individus à leur espace et par conséquent, les identités (notamment territoriales) des individus.

Jusqu'à maintenant, la logique du territoire et de la territorialité inscrivait les relations sociales dans la durée et elle les circonscrivait dans un certain espace et à un certain nombre de personnes, les rendant directes, maîtrisées. Bref, la logique territoriale était plutôt une logique de fermeture, pétrie par le passé. Maintenant au contraire, l’espace serait définitivement ouvert, éclaté : le temps compressé, aboli ; les distances, les limites disparues.

Il s’imposerait aujourd’hui une logique de réseau : l’individu est l’élément (“ le noeud ”) de référence à partir duquel se construit un réseau de relations socio-spatiales fort complexifié et “ désidentifié ”. Le cadre de référence (qu’il s’agisse des lieux ou des personnes voire des représentations et des valeurs sociales) est pluriel, changeant et finalement pour une part interchangeable car désincarné, “ dé-spécifié ”.

M. AUGE[20] cite en exemple les zones de transit (gares, aéroports), aux voies de communication (autoroutes, échangeurs ...) ou les grandes surfaces commerciales (et à l’usage de la carte bancaire ...). Il laisse entendre  que nous passons et investissons tous, ou la plupart d’entre nous, une partie importante de notre temps dans ces “ non-lieux ”. La “ surmodernité ” c’est-à-dire la modernité poussée dans ses extrêmes et ses excès, correspondrait à un “ excès d’espace ” en même temps qu’à un “ rétrécissement de l’espace ” où l’histoire s'accélérerait (excès d’événements) et où les référents collectifs, sociaux s'individualiseraient. Des territoires et territorialités, il ne resterait plus que des individus faits de “ solitude et de similitude ”, “ où ni l’identité, ni la relation, ni l’histoire ne sont symbolisés ”.

Pour ce qui est de la désidentification des relations socio-spatiales (c’est-à-dire des lieux et des personnes) induite par le fonctionnement réticulaire qui nous intéresse ici plus spécifiquement on peut trouver une première interprétation dans la thèse défendue à plusieurs reprises par Michel MAFFESOLI. Ce dernier veut rompre et se défaire de certaines dichotom : la masse (pôle englobant) et la tribu (cristallisation particulière), la statique (espace, structures) et la dynamique (histoires, discontinuités). Pour ce faire, M. MAFFESSOLI “ [aimerait] faire ressortir que la constitution de microgroupes, de tribus qui ponctuent la spatialité, se fait à partir du sentiment d’appartenance, en fonction d’une éthique spécifique et dans le cadre d’un réseau de communication ”.

Comme il l’avait déjà exprimé dans Le temps des tribus : “ la délimitation territoriale [physique et symbolique] est structurellement fondatrice de multiples socialités ” ; “ les réseaux [...] peuvent être considérés comme l’inscription spatiale de la multiplicité de goûts, de modes de vie, de passions et d’expériences qui font qu’une société est ce qu’elle est ”. Contrairement à l’approche de M. AUGE, M. MAFFESOLI voit dans les espaces quotidiens (cafés, école, telle rue ...) une multiplicité de lieux sécrétant leur valeurs propres, et faisant fonction de ciment pour ceux qui font ces valeurs et qui leur appartiennent.

On peut donc penser que la facilité plus grande de posséder des repères communs, de maîtriser des codes généraux, de partager sinon une langue du moins un langage collectif permet la rencontre des spécificités. Cet échange élargi engage à adopter, intégrer des caractères identitaires différents et/ou en se confrontant à eux, à (re)connaître et consolider les siens. Les outils et les pratiques (au sens large) qui sont utilisés pour communiquer (au sens large) comme les objets échangés (idem) eux-mêmes, peuvent transmettre non seulement des valeurs universelles mais également dans le même temps (peut-être précisément pour les contrecarrer) des sentiments inconnus, des expériences originales, etc.

Les réseaux sociaux et techniques ont de fait toujours permis et organisé la vie sociale des individus et des groupes et donc de leurs territoires et territorialités. Un territoire n’est sans doute pas autre chose que l’identification et la délimitation d’un système de réseaux cohérent et stable à un moment donné pour un individu ou un groupe donné. Et la territorialité est le mode de gestion et de structuration à la fois physique et symbolique d’un ensemble de réseaux matériels et culturels.

D.2.Des réseaux renforçant les territoires individuels: les espaces-temps des NTIC

Il semble en fait que si nous sommes de plus en plus amenés à conclure à la disparition des territoires et de la territorialité c’est parce que nous nous retrouvons de plus en plus dans l’incapacité de les penser dans leur nouvelle configuration, dans la nouvelle configuration de leur fonction, de leur rôle.

Pourtant, certains ont déjà mis en place de nouveaux concepts ou du moins de nouvelles approches pour atteindre ces réalités polymorphes, hybridées...

Francis JAUREGUIBERRY observe que les individus qui utilisent beaucoup les “ nouvelles technologies d’information et de communication ” (N.T.I.C.) et qui sont censés être profondément déterritorialisés sont en fait amenés à confirmer les échanges formels établis grâces au N.T.I.C. par des échanges concrets. Ce qui les amène à se déplacer davantage.

Ainsi F. JAUREGUIBERRY remarque que, paradoxalement, plus il y a de télécommunications et de téléinformations et plus il y a de déplacements concrets. Il observe en fait qu’il y a chez la plupart des gros utilisateurs de N.T.I.C. une survalorisation du face à face. L’individu qui est imbriqué dans un important réseau de relations ressent tout particulièrement la nécessité de maîtriser et de contrôler ses relations, ou certaines d’entre elles, par un contact à la fois plus direct et plus informel (“ le face-à-face permet en effet un très subtil échange d’impressions entre les interlocuteurs grâce au partage d’un même espace-temps et à l’usage de l’ensemble de leurs sens ”.

De la même façon, et cela est peut-être encore plus déterminant, ces individus sont amenés à valoriser en plus, à coté de leurs échanges éclatés dans l’espace, un territoire local. Celui-ci “ renvoie à la permanence, à ce qui fut avant et sera après soi, à cette vérité que ce n’est pas les lieux qui sont éphémères (encore que tout soit fait pour) mais ceux qui y passent ” [Ib. : 5-6]]. Ce territoire local est construit (“ fantasmé ” selon F. JAUREGUIBERRY) en contrepoint de l’espace et de l’espace-temps des N.T.I.C. : il est fait de stabilité, d’authenticité et il permet la réflexion, le retour sur soi ..., il correspond au temps de l’attente, du différé, du rêve, de l’anticipation et de l’espoir ”.

Ainsi, au niveau individuel, en même temps qu’une inscription dans des réseaux délocalisés ou multilocalisés,  internationaux et mondiaux se produirait un réinvestissement du local, et finalement des propriétés et des fonctions des territoires et de la territorialité. Le réseau attire le territoire et provoque la “ reterritorialisation ”. Territoire et réseau se nourrissent l’un l’autre. Il faut dépasser la dichotomisation.

Mais il est encore plus intéressant pour nous de voir comment les territoires renforcent des territoires collectifs.

            D.3. Des réseaux renforçant des territoires collectifs: les DIASPORAS

Les recherches menées ces dernières années sur la mobilité des hommes, c'est-à-dire sur le phénomène migratoire et plus particulièrement sur les diasporas sont particulièrement intéressantes pour comprendre ce qui se passe au niveau collectif.[21] En effet, il semble que tous les auteurs observent que la communauté d’une diaspora est très souvent amenée à conjuguer à la fois une forte territorialité voire une forte  tertiarisation et une pluri-territorialité, une territorialité évolutive, voire  une “ exterritorialité ” [MA MUNG].

Ainsi Michel BRUNEAU explique-t-il dans un essai de comparaison que les diasporas existent (à l’opposé des Etats-nations) sur le mode du transnational et donc comme des “ organismes extrêmement décentralisés, polycentriques, aux limites très floues, mal définies ”, avec un “ espace discontinu et réticulé [...] hétérogène, polycéphale ...”. Mais il montre également comment elles s’organisent à partir de marqueurs territoriaux “ à forte valeur symbolique ” tels que la maison mais aussi et surtout des lieux de culte ou de culture : les édifices religieux ou les sièges d’association ethniques sont les lieux de la mémoire et de la continuité, de la renaissance et de la résistance identitaire culturelle, politique, économique ... ”.

EMMANUEL MA MUNG a plutôt tendance à observer à partir de l’exemple de la diaspora chinoise que les membres d’une diaspora vivent des non-lieux, des utopies (en tant qu’a-topies) qui préfigurent une certaine fin des territoires. Une fois intériorisés les caractères essentiels de la diaspora, c’est-à-dire la multipolarité de la migration (ou dispersion) et l’interpolarité des relations avec le pays d’origine et entre les différents pôles de la migration [1994 : 107] les membres de la diaspora feraient de leur culture le seul référent territorial : “ [...] le rapport à la culture se présente comme substitut au rapport à la mère-patrie, entité humaine et territoriale ”, “ le corps social devient le territoire en tant qu’il permet de fixer l’identité individuelle et collective [...] ”.

Mais dans le même temps, E. MA MUNG explique en fait (il faut pour cela renverser sa démonstration) que le mouvement, la fluidité, l’ubiquité constitutifs de la diaspora ne sont possibles, ne s’organisent et ne sont pensables que parce qu’il y a un ici et un ailleurs : ailleurs est ici car ici est ailleurs ... Cette dialectique laisse entendre qu’il y a bien une territorialité ou comme l’auteur le dit lui-même : une  “exterritorialité ”. Or une exterritorialité ne suppose-t-elle pas ipso-facto une territorialité ? Par cette notion E. MA MUNG entend en effet la construction d’un espace imaginaire, fantasmé, reconstruit à l’échelle internationale : un “ territoire imaginaire parce que désiré, convoqué mais jamais réalisé ”. C’est donc bien qu’il y a territoire et territorialité : “ [Ailleurs] doit rester ailleurs parce qu’ainsi il garantit d’être ici ” [Ib. : 111]. Peut-être est-il même possible de dire que ce territoire et cette territorialité sont plus forts et pprégnants que d’autres en ce qu’ils sont plus fortement rêvés et investis de projets ?

D.3. “ territoire circulatoire ”, “ territorialités nomades et sédentaires ”

A.TARRIUS a proposé dans le cadre d’une “ anthropologie du mouvement ” le concept de “ territoire circulatoire ”. A travers ce concept, il veut montrer que “ l’ordre né des sédentarités n’est pas essentiel à la manifestation du territoire ” et que “ la mobilité spatiale exprime bien plus qu’un mode d’usage des espaces, un déplacement d’activité à activité, mais aussi des hiérarchies sociales, des reconnaissances identitaires qui donnent force et pouvoir ”.

C’est ensuite à partir de l’exemple des commerçants maghrébins de Marseille sur lesquels il a longuement travaillé que A. TARRIUS a pu préciser son concept central. A travers ces territoires circulatoires, il y a “ productions de mémoires collectives et de pratiques d’échanges sans cesse plus amples, où valeurs éthiques et économiques spécifiques créent culture et différencient des populations sédentaires ”. Car le propre du territoire circulatoire est de se superposer aux autres espaces et à leurs frontières (espaces résidentiels, espaces délimités administrativement ...).

Xavier PIOLLE a proposé, dans le même esprit, de parler de territorialité nomade et de territorialité sédentaire. Caractérisant la territorialité comme “ [implicant] à la fois un investissement différentiel des lieux de “ vie ” - au sens le plus large du mot - et une mémorisation collective de ces lieux, permettant ainsi la constitution d'un ensemble collectif de référence ”. X. PIOLLE parle de territorialité sédentaire “ lorsque ces lieux sont proches, qu’ils établissent un espace continu et qu’ils sont majoritairement partagés par ceux qui “ vivent ” dans cet espace, comme référence commune et première, voire unique. Si les repères spatiaux sont dissociés, distants et différents d’un groupe à l’autre, on traitera de “ territorialité nomade ”.

Cet auteur rejoint ainsi les perspectives de M. MAFFESOLI : “ ce n’est pas en général la proximité géographique qui construit le groupe, mais une proximité de goûts, de pratiques communes qui doivent être vécues dans un même lieu et au même moment ”. Il y a donc un jonglage, un jeu complexe entre ces différents territoires et territorialités où est mise en valeur tantôt une territorialité sédentaire (sur un “ espace territoire ”) tantôt une territorialité nomade (sur un “ territoire délocalisé ”).

 

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RESTE DU TEXTE

A- Territoire et identité:  choix et enjeu des concepts

  Le territoire et la territorialité sont des concepts aux tenants épistémologiques et aux aboutissants idéologiques trop marqués pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en justifier le choix d’un point de vue terminologique (1) et d’en mesurer l’enjeu scientifique (2).

            A.1.Les concepts de Territoire et de Territorialité

Le but poursuivi est d’atteindre le système de relations socialement et culturellement produites, structurées et codifiées entre des individus et leur espace ou entre des individus à propos de leur espace. Or, si on peut considérer avec certains auteurs qu’il existe finalement une terminologie satisfaisante pour parler de cet espace (milieu, environnement, paysage, région ...), il en est tout autrement quand il s’agit de désigner la relation sociale à cet espace et plus encore quand il s’agit des codes sociaux attachés à cet espace.

Les concepts intégrant de manière spécifique la dimension sociale et culturelle d’un territoire pourraient être présentées ici sous deux types. Le premier, plutôt issu des emprunts réciproques des géographes et des sociologues, renfermerait d’une part les concepts relativement explicites mais néanmoins généraux d’espace perçu ou représenté [BAILLY, 1986], d’espace de vie ou vécu [FREMONT, 1974], d’espace social (très général) et d’autre part des concepts plus spécifiques tels que celui de médiance [BERQUE, 1990] ou de formation socio-spatiale [DI MEO, 1987, 1990 b] ou, plus ancien, de proxémie [HALL, 1978 (1966), 1984 (1959)].

 

A.1.1. Quelques remarques théoriques et méthodologiques sur le Territoire:

 

 

 

Le concept de territoire et surtout celui de territorialité sont primordiaux et se différencient fondamentalement des concepts d’espace perçu, d’espace vécu ou d’espace social. Avec ces concepts, les individus peuvent être considérés comme isolés, passifs et distants par rapport à l’espace de référence. Au contraire avec le territoire et la territorialité, les individus sont directement impliqués et actifs dans un collectif. Analyser l’espace vécu et perçu est un préalable à et/ou une dimension de l’analyse de la territorialité des individus mais non une fin en soi. L’analyse du territoire et de la territorialité doit renvoyer à l’implication de l’individu dans sa société.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ces divers arguments [22] nous ont permis de clarifier les concepts de territoire et de territorialité et les réalités qu’ils recouvrent. Il y a bien, comme on a proposé de le voir, territoire et territorialité quand il y a appropriation plus ou moins exclusive à travers le temps d’un espace (qui est l’espace d’un pouvoir) par la défense de frontières vis à vis d’un extérieur, d’un étranger à quoi, à qui est opposé cet espace. Mais cela ne signifie pas que cet espace soit continu, homogène, unipolarisé (c’est-à-dire essentiellement fait de proximité, de frontières fixes et uniques).

Autrement dit, ce n’est pas parce que l’espace change (allongement des distances, déplacement des frontières, accélération des déracinements...) et que les modalités de la relation à l’espace s’en trouvent modifiées (zapping spatial, ancrages ponctuels...) que le territoire et la territorialité s’en trouvent nécessairement destructurés et qu’il n y a plus ni territoire ni territorialité (disparition d’un rapport d’appropriation, d’une défense d’un espace de pouvoir .).

On peut même déjà faire l’hypothèse que c’est lorsque cet espace est le plus instable et changeant que le territoire et la territorialité, leur fonction et leur fonctionnement, s’affirment le plus.

La problématique à la base de la disparition des territoires et des territorialités est très probablement plus générale : quel que soit le terrain (dans les pays du Nord ou du Sud) ou l’objet étudié (les échanges économiques ou culturels), il s’agit de savoir quel intérêt on accorde aux retours des identités locales, des ancrages territoriaux, quelle dynamique on attribue aux revendications, aux résistances et à la renaissance des identités territoriales face aux processus de globalisation, d’uniformisation des cultures, des sociétés.

 

Sans doute est-ce au niveau politique que la problématique de la territorialité et du collectif se révèle véritablement. En effet, des phénomènes d’inter-, de trans- ou de multi-nationalisme s’avèrent être à la fois des phénomènes de déliquescence de la territorialité et en même temps des phénomènes de résurgence et de résistance de la territorialité. Les territoires et la territorialité sont utilisés à la fois pour abandonner, nier et détruire certaines allégeances, se défaire de certains rapports de force et ré-imaginer, recomposer, se redonner une certaine autonomie, une capacité d’action.

C.3.Le principe de territorialité des politologues

Il semble que la question de la fin des territoires se pose en fait avec le plus d’acuité et d’intérêt au niveau des identités et des territorialités politiques. Pour certains politologues ou juristes spécialistes des relations internationales, le territoire et la territorialité étaient jusqu’il y a peu (et depuis les Traités de Westphalie [BADIE, 1995 ; BADIE, SMOUTS, 1996, a, b]) un mode de régulation transcendant, stable et efficace des relations entre les sociétés dans le système international et entre les différentes cultures au sein de chaque société. Territoire et territorialité permettaient par et au sein des Etats-nations, la coexistence harmonieuse des identités c’est-à-dire leur respect réciproque et constituaient donc la base de la démocratie.

Aujourd’hui, ces valeurs et fonctions déterminandu territoire et de la territorialité auraient disparu ou tendraient à disparaître au profit de la montée en puissance des identités culturelles (au sens large). A l’ordre d’un “ monde international ”, succéderait le désordre d’un “ monde inter-identitaire ” fait d’une diversité de territoires et de territorialités mouvants et conflictuels. L’allégeance prioritaire des individus ne s'effectuerait plus à l’égard de l’Etat-nation et de sa légitimité territoriale “ naturelle ”, mais envers des appartenances identitaires multiples, exprimées entre autres à partir de revendications territoriales.

Pour ces auteurs, il s’agirait ainsi de la “ fin des territoires ” : non pas de la fin des territoires en soi, mais de la fin des territoires légitimes, de la fin des territoires du pouvoir et de l’allégeance légitimes. Le modèle de cette légitimité étant, répétons-le, celui, apparemment “ universel ”, de l’Etat-nation et du système inter-national qui ne peut être appliqué aux nombreuses et diverses revendications territoriales identitaires.

Le cœur de la problématique posée par les politologues et les juristes à propos de la fin des territoires est en fait de considérer qu’il n’y a plus ni territoire ni territorialité puisqu’il n’y a plus de communauté politique transcendant les cultures, puisque le territoire et la territorialité ne sont plus des principes régulateurs dépassant les identités (notamment culturelles). Au lieu de cela, la fonction du territoire et de la territorialité est inversée : ils sont aujourd’hui utilisés pour valoriser, vivre et “ exercer ” ses appartenances identitaires et ce renversement signerait leur fin.

Or il nous semble que les bases sur lesquelles repose cette thèse sont discutables. On peut commencer par se demander s’il est possible de retrancher de la définition des identités politiques et notamment nationales leur dimension et leur composante identitaire et culturelle. Y compris dans le cadre de l’Etat-nation, à l’origine, en amont, la territorialité s’est construite et se construit à partir d’une identité sociale et culturelle spécifique. Dans ses effets, en aval, la territorialité a besoin et repose sur des médiateurs culturels pour fonctionner.

De même, François THUAL écrit-il, lui aussi de manière fort problématique selon nous : “ Si la reconnaissance de l’identité d’un groupe et sa défense ont été la marque de progrès politiques depuis deux cents ans, l’outrance identitaire risque d’amener une formidable régression des relations internationales ”. [1995 : 175]. Comment départager les revendications identitaires qui sont à la base de davantage de démocratie de celles qui choisissent “ le délire, le délire de la haine ” [Ib.] ?

Il semble aujourd’hui que ce principe de territorialité fasse de moins en moins sens (anomie politique,diminution de la participation politique ...) pour nombre d’individus et de communautés. Se pose la question de la légitimité territoriale des Etats-nations face à celles des diverses revendications territoriales identitaires (locales, régionales, transnationales ...).

 

Si autrefois le principe de territorialité liait de manière systématique, directe et exclusive, tout individu à l’Etat (où l’appartenance à une communauté restait par conséquent de l’ordre de la sphère privée), aujourd’hui, les individus mettent en avant leurs appartenances communautaires territorialisées pour à la fois participer à la mondialisation et aux échanges internationaux et résister à la globalisation et à l’uniformisation. Les ancrages identitaires servent d’intermédiaires et de médiateurs entre le local et le global.

Cela ne signifie pas que le principe de territorialité disparaisse mais qu’il se déplace, qu’il s’investit ailleurs et autrement, à un autre niveau, à une autre échelle. l’Etat et l’Etat-nation n’occupent plus la place centrale, la place unique du principe de territorialité défini plus haut. Cela ne signifie pas non plus que tous les Etats-nations existants ou en voie de constitution vont disparaître mais il est clair que des aménagements et des bouleversements plus ou moins violents et meurtriers vont se produire en deçà et au delà des Etats-nations (décentralisation, régionalisation, fédéralisme, transnationalisme...).         

3/ Recherche des catégories structurantes de la territorialité :

            C’est bien le système symbolique en lui-même qui nous importe et non ramené à un ethos, un habitus de classe. S’il est intéressant et indispensable de relever la pluralité des représentations des valeurs et normes territoriales, ce n’est pas pour les ramener à et les expliciter par la classification des acteurs, de leur statut ou rang social, mais pour les comparer  et en déduire des catégories plus générales. Bien qu’étudiées chez des individus et des individualités, les représentations de la territorialité ne sont donc pas recherchées pour leur spécificité, leur particularité sociale mais bien pour la généralisation et la comparaison qu’elles renferment.

            Repérer l’ensemble des catégories récurrentes de la territorialité c’est repérer les catégories identiques  - en tout cas comparables - que l’on retrouve chaque fois qu’il est question de territoire et de territorialité. Pour dégager de telles catégories de la diversité et de la pluralité des vécus et des expériences de la territorialité, il  faut atteindre  des catégories générales et élémentaires, c’est-à-dire des catégories soit englobantes (qui contiennent d’autres) soit originaires (d’où en partent d’autres).

            On pourrait parler de catégories génériques dans le sens où elles représentent des catégories-types à partir desquelles on peut tirer et retrouver des catégories spécifiques, originales.  Enfin et surtout, les catégories recherchées sont structurantes : ce sont celles qui donnent une “ règle ”, un modèle territorial à partir duquel sont élaborées différentes variations et combinaisons (“ modalités ”) de la territorialité.

           

            Ces catégories coexistent en effet sous la forme et à l’intérieur d’un système où la modification d’un des éléments entraîne la modification des autres éléments et du système dans son ensemble. C’est la première condition posée par Cl. LEVI-STRAUSS par parler de structure : “ En premier lieu, une structure offre un caractère de système. Elle consiste en éléments tels qu’une modification quelconque de l’un d’eux entraîne une modification de tous les autres. ” [1974 (1958) : 332].

            Il  s’agit de retrouver, avec les catégories structurantes, le modèle qui organise leurs interactions. Ce modèle est nécessaire à l’observation et l’étude même de l’institution : “ on ne peut comprendre un phénomène que si on a d’abord défini l’ensemble auquel il appartient ” [SEVERI, 1988 : 143]. Ce modèle est issu de l’observation et de la comparaison d’institutions dans des situations culturelles et géographiques diverses et différentes. Mais il est en même temps issu d’un travail théorique de généralisation quant à l’articulation et les interactions entre les éléments. Ce modèle combinant  des catégories structurantes ne ressort donc pas de l’ordre de la réalité empirique, il est élaboré comme modèle intermédiaire entre les variations, les combinaisons (les modalités) observables et les structures proprement dites qui leur donne sens.

            La construction de ce modèle est à rapprocher de la construction de l’idéal-type de Max Weber : l’idéal-type ou  type idéal est un “ concept de référence n’existant qu’à titre d’idée, mais construit à partir de l’expérience et que l’on obtient en “ accentuant unilatéralement un ou plusieurs  points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets [...] qu’on ordonne [...] pour former un tableau homogène ” grâce auquel on peut dresser et analyser ce qui est observé dans la réalité empirique ” [MORFAUX, 1980].

            Là encore, on peut s’appuyer sur la notion de structure chez LEVI-STRAUSS : “ Le principe fondamental est que la notion de structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empirique, mais aux modèles construits d’après celle-ci. Ainsi apparaît la différence entre deux notions si voisines qu’on les a souvent confondues, je veux dire celle de structure sociale et cellede relations sociales. Les relations sociales sont la matière première employée pour la construction des modèles qui rendent manifeste la structure sociale elle-même. En aucun cas celle-ci ne saurait donc être ramenée à l’ensemble des relations sociales, observables dans une société donnée ”. [Ib. : 331-332].

            Il ajoute : “ Les recherches de structure ne revendiquent pas un domaine propre, parmi les faits de société ; elles constituent plutôt une méthode susceptible d’être appliquée à divers problèmes ethnologiques (pour nous la territorialité), et elles s’apparentent à des formes d’analyse structurale en usage dans des domaines différents ”. [Ib. : 332]

En parallèle de la recherche des catégories structurantes de la territorialité, est recherchée la raison, la fonction de la territorialité : à quoi sert la territorialité en tant qu’institution sociale ? quelle est sa raison d’être ? à quelles fonctions renvoie-t-elle ? quelle fonction  remplit-elle ? Rechercher une raison ou une fonction à la territorialité consiste à pouvoir mettre en relation cette  dernière avec d’autres phénomènes sociaux,  établir des liens d’interdépendances,  de correspondances entre elle et eux, et tirer du sens des significations de ces interactions.

            Ainsi, dans une première acception, la recherche de la fonction “ consiste à fonder l’interprétation d’un fait social sur la ou les relations qu’il entretient, à  un moment donné, avec un ou plusieurs autres faits sociaux au sein d’un ensemble dont il n’est pas nécessaire de supposer qu’il est entièrement structuré ” [LENCLUD : 69]. Dans cette approche, la notion de fonction “ [...] réfère seulement à la notion de correspondance entre des faits ou encore d’interdépendance relative ; au maximum, à celle de variation à dépendance mutuelle ”. [Ib. : 70-71].

            Mais l’approche en terme de fonction peut aller beaucoup plus loin. La fonction est appréhendée comme “ réponse à certains besoins, satisfaction de certaines exigences. On explique alors les institutions sociales ou culturelles propres à une société en les présentant comme autant de solutions à des problèmes généraux qu’affrontent  toutes les sociétés ”. [Ib. : 71]. La notion de fonction contient la notion de visée intentionnelle, de finalité recherchée.

            La recherche et l’étude de la fonction  de la territorialité est donc la recherche et l’étude de la finalité visée, l’intentionnalité recherchée de l’institution sociale qu’est la territorialité : “ [...] toute théorie fonctionnaliste postule l’existence d’une sorte d’objectif général que chaque institution, au sein d’une société, aurait pour fonction de contribuer à lui faire atteindre ”. [Ib. : 110].

            Pour autant, il s’agit bien de rechercher  la fonction et non la fonctionnalité, l’utilisation plutôt que l’utilité de la territorialité. C’est pour cela qu’il vaudrait mieux utiliser le terme de raison plutôt que celui de fonction de la territorialité. La notion de raison renvoie au principe d’explication et de raisonnement, de jugement et de justification qui organise et gouverne une institution telle que la territorialité.

            Il  s’agit de retrouver le principe d’intelligibilité qui fait que l’institution qu’est la territorialité répond à une nécessité de gérer et de structurer un être ensemble, un collectif. Autrement dit, en recherchant la fonction de la territorialité, on recherchera ici le principe supérieur à partir duquel la territorialité, au même titre que toute autre institution sociale, permet l’échange et l’articulation des identités. S’il y a fonction ici, ce n’est que pour la ramener à la nécessité de l’échange.

            Les limites d’une telle approche :   

            Ces choix d’approches de la territorialité peuvent être rapprochés de ceux effectués dans le cadre du structuro-fonctionnalisme. Les limites ou les dangers de cette perspective ont déjà été soulignés. Le premier de ceux-ci est de penser au niveau synchronique et de négliger la dimension historique et notamment évolutive.

            La seconde limite du structuro-fonctionnalisme serait d’imposer des structures aux individus et une fonction à des institutions sans tenir compte des interprétations, du sens et des significations que les individus leur donnent (et à partir de là, de la maîtrise qu’ils en ont).

            C‘est ce que, probablement, Marc AUGE a explicité en suggérant que “ [...] les systèmes symboliques ne sont efficaces que pour autant qu’ils signifient et fonctionnent à la fois ” et que “ [...] la mise en relation globale des différents ordres symboliques n’était jamais effectuée par aucun acteur social (sauf s’il se transformait lui-même en observateur) mais que, pour autant, la liaison interne de ces différents ordres n’était absente d’aucun d’entre eux, ni la conscience de cette liaison de la logique d’aucune pratique [...] ” [1978 : 152].

En fait, le danger essentiel contenu dans le structuro-fonctionnalisme est très certainement son formalisme - dont LEVI-STRAUSS se défend - qui “ ne voit dans les constructions formelles de la science que de simples schèmes conceptuels dépourvus de réalité, et réduit la science à un discours dont la cohérence et non l’adéquation au réel, garantit la validité ”.[LIPIANSKY, 1973 : 293].

Pour résumer, nous partons d’une hypothèse selon laquelle les individus se donnent, pour vivre ensemble, la territorialité comme institution sociale, c’est-à-dire comme système de valeurs et de normes sociales. Et notre questionnement porte sur ces catégories qui structurent la territorialité comme institution sociale.

Quelles sont les valeurs et les normes territoriales intériorisées par les individus ?

C-) Représentations et interprétation de représentations de la territorialité 

Pour être en mesure d’atteindre la dimension identitaire et notamment la dimension collective que chaque territorialité individuelle renferme, nous appréhendons le territoire et la territorialité à partir des registres de légitimation des individus (1) et de leurs représentations sociales (2)  et par un travail d’interprétation de ces derniers (3).

1)  La production de légitimations

Si l’on revient à son sens étymologique, l’institution est le fait d’établir ou de fixer un état de choses socialement, dans l’idée de dresser ou d’éduquer socialement. Autrement dit, c’est “ le sens classique d’instituer un peuple : de faire passer de l’état de nature une collection d’individus mus par des passions qui  les isolent ou les opposent, à l’état social où ils reconnaissent une autorité extérieure à leurs intérêts et à leurs préférences ” [BOUDON, BOURRICAUD, 1986 (1982)]. Instituer, c’est faire tenir ensemble, c’est organiser, structurer pour faire se constituer une unité, un tout face à la diversité, “ l’Un ” dans le multiple.

La formulation d’un tel dessein ne peut qu’amener à rechercher les raisons que se donnent les individus pour adhérer à un collectif. Plus exactement, c’est à la problématique de la légitimité, de la légitimation que l’on a envie de s’intéresser. Réfléchir sur la légitimité d’un comportement ou d’un discours, c’est réfléchir sur la conformité et donc l’acceptation de ce comportement ou de ce discours par un collectif. C’est donc réfléchir sur la façon dont l’individu transforme son discours pour le rendre intelligible, se raisonne pour rendre acceptable son comportement. Mais c’est aussi réfléchir sur la représentation que se fait un individu de la communauté à laquelle il appartient et de ce que devrait être pour lui, la communauté idéale qui accepte son comportement, son discours.

2)  Analyse des représentations sociales

Une représentation sociale [23] est “ une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social ” [JODELET, 1989 : 36].

Il peut être important de savoir et de garder à l’esprit en outre que : a) “ ces représentations forment système et donnent lieu à des “ théories ” spontanées, versions de la réalité qu’incarnent des images ou que condensent des mots, les uns et les autres chargés de significations ” ; b) “ à travers ces diverses significations, les représentations expriment ceux (individus ou groupes) qui les forgent et donnent de l’objet qu’elles représentent une définition spécifique. Ces définitions partagées par les membres d’un même groupe construisent une vision consensuelle de la réalité pour ce groupe ”. ; c) “ Cette vision, qui peut entrer en conflit avec celle d’autres groupes, est un guide pour les actions et échanges quotidiens ” ; d) des “ instances et relais institutionnels, des réseaux de communications médiatiques ou informels interviennent dans l'élaboration des représentations, ouvrant la voie à des processus d’influence, voire de manipulation sociale [...] ” [Ib : 35].

Il s’agit en effet pour nous de se demander quelles sont, pour chaque individu, ses représentations de la territorialité et comment elles recouvrent des représentations communes, mais également et surtout comment il les explique, les justifie. Ce qui nous intéresse, c’est le sens, la signification qu’il leur attribue. Et ce sont le sens et la signification en eux-mêmes, pour eux-mêmes qui nous intéressent ainsi que l’explication, l’interprétation et la justification de ces significations. Il est tenté de rendre compte du système symbolique, de mettre à plat l’univers social dans lequel sont insérées les représentations renvoie donc bien à l’idée d’une “ pensée constituée ” et intériorisée par les individus, “ comme des réalités préformées, des cadres d’interprétation du réel, de repérage pour l’action, des systèmes d’accueil des réalités nouvelles ”. (emprunté par GRIZE, 1989 : 159).[24]

Nous distinguons ainsi les représentations de la territorialité elle-même (c’est-à-dire tous les éléments : idées, sensations, vécus, expériences... qui font la territorialité) des représentations des règles, normes et valeurs individuelles et/ou collectives attachées à la territorialité (plus ou moins imposées, acceptées et contraignantes). Il y a les représentations qui se situent en quelque sorte en amont de la territorialité (qui sont les représentations des habitudes et coutumes, des pratiques et comportementaux codifiés) et les représentations qui se trouvent pour ainsi dire en aval de la territorialité (actions et réactions attendues, agissements “ normaux ”, prévisibles ...).

Ces représentations sont recueilles auprès des personnes à partir de leurs discours. Or il faut savoir que ces représentations ne se donnent pas de manière systématique, directe et univoque. Une partie des représentations s'élaborent pendant l’entretien, lors de l’organisation en discours. Du sens et des significations s’élaborent pour une part dans la situation d’interactions : une mise à plat, mise en ordre du sens et des significations se fait à l’occasion de la mise en discours.[25]

Un travail d’élucidation et de re-présentation s’effectue pendant le recueil des représentations et en fonction des condition du recueil. Il faut donc toujours (de la perception de l’interlocuteur qui recueille les discours), de l’état et des dispositions des individus auprès de qui sont recueillis les discours et plus généralement des conditions dans lesquelles sont recueillies les représentations.

La place faite aux processus de légitimations des individus et ce choix des représentations de la territorialité comme objets d’analyse conduit à adopter une posture épistémologique particulière.

3) Une démarche interprétative

Rapporter des représentations ne peut pas se faire sans les interpréter, ramener des représentations à des représentations plus générales, abstraites, revient à un travail d’interprétation. La territorialité en tant qu’institution socio-culturelle, c’est-à-dire essentiellement en tant que système symbolique ne peut être “ simplement ” ou “ seulement ” décrite -fut-ce dans ces aspects les plus concrets - mais toujours et en même temps, interprétée. La territorialité n’existe (et même ne “ fonctionne ”) qu’en tant que système de signes, de symboles qui ne se donnent qu’à travers des représentations et des interprétations (locales, indigènes, de l’intérieur et extérieures, issues de l’observation). La description seule, en tant que telle n’y suffirait pas et serait de toute façon impossible à réaliser ; l’explication ne peut être effectuée qu’en tant qu’interprétation.

L’interprétation consiste essentiellement pour nous ici à donner un sens, du sens, une signification, de la signification à un discours ou un comportement qui accompagne ce discours. Il s’agit de comprendre et d’expliquer les intentions et les motivations de l’intérieur de ces discours à partir de signes et de signifiants extérieurs. L’interprétation comprend trois buts ou trois étapes. Elle est d’une part une traduction-retraduction du discours individuel, particulier, contextualisé en un discours plus général, englobant, commun (recoupant la diversité des discours connus). Elle s’attache d’autre part à l’identification de la situation de ce discours en le rattachant à l’individualité, la particularité, le contexte de l’individu ou du groupe observé. Enfin, il s’agit de pouvoir reconstruire le système de pensée, d’agir, dans lequel est inscrit le discours et le comportement.

Ce qu’il faut surtout souligner ici c’est que l’approche interprétative ressort donc : de l’ordre de l’imaginatif ou de l’inventif où la sensation, la perception - parfois esthétique, formelle - sont déterminantes ; de l’ordre du spéculatif où des signes, des pistes, des indices sont des déclencheurs signifiants [CLIFFORD reprenant GINZBURG, un “ flair ” pour le contexte étranger, une sorte de jugeote accumulée, ou de sensibilité pour le style d’un peuple et d’un lieu ” [CLIFFORD, 1983 : 99].

L’interprétation est par conséquent résolument subjective c’est-à-dire à la fois non neutre et non exhaustive - quel que soit le niveau envisagé : observation, description, explication. L’analyse est par conséquent également contextuelle ou “ conjoncturelle ”, fondée sur “ des estimations conjecturales ” : “ sur la lecture d’indices et faits de ” hasard “  manifestement disparates ” appréhendant des “ rapports de significations spécifiques et circonstanciés ” [Ib. : 102]. Enfin, la démarche interprétative est toujours une négociation, un compromis et un compromis provisoire entre la subjectivité ” de l’enquêteur et la subjectivité de l’enquêté... et celle du lecteur de l’enquête.[26]

A- Il faudrait alors plutôt parler comme le fait A. BUTTIMER d’intersubjectivité et d’une “ connaissance dialogique ” entre la connaissance de “ l’acteur ” et celle du scientifique. A. BUTTIMER explique que : “ le savoir “ subjectif ” (première personne), et le savoir “ objectif ” (troisième personne) sont valables dans leurs propres domaines, mais [qu’]ils ont besoin d’une clarification continuelle qui serait fondée sur la rencontre entre personne et personne ”. [1979 : 246].

 

B-Des catégories structurantes de la territorialité au principe territorial

Au delà de leur complexité, il faut parvenir à penser ensemble le système des identités territoriales et des “ identités par le territoire ” (1), pour tenter d’y retrouver les mêmes catégories structurantes (2), et finalement un même principe (3) à l’œuvre.

1)  L’identité territoriale et les identités par le territoire

            Il faut sans doute commencer par envisager comment s’organise le système complexe de territoires et d’identités et s’arrêter notamment sur sa fonction médiatrice pour envisager la spécificité du territoire et de la territorialité dans la construction et le maintien des identités.

La combinaison de territoires et d’identités   

A partir de ce qui a été vu précédemment, il est très clair qu’il faut distinguer le fait que le territoire et la territorialité sont producteurs d’une identité territoriale (stricto sensu) du fait qu’ils participent de la construction de l’ensemble des différentes identités sociales d’un individu ou d’un groupe. Le territoire et la territorialité ne sont pas seulement les instigateurs d’une identité territoriale mais participent, d’une manière ou d’une autre, sans doute de toutes les identités individuelles et collectives : identités professionnelles, religieuses, politiques...

Il faut par conséquent adjoindre à l’identité territoriale d’un individu ou d’un groupe qui peut être définie comme l’identité donnée par un territoire (un lieu) particet/ou une territorialité (le rapport à ce lieu) spécifique à cet individu ou ce groupe, “ les identités par le territoires ” qui correspondent au territoire et à la territorialité consubstantiels à toutes les identités sociales.

Car les identités qui caractérisent un individu ou un groupe donné ne peuvent être aussi facilement découpées et séparées les unes des autres ; elles sont intimement liées et interagissent les unes sur les autres. Plus exactement, l’identité territoriale ne peut pas être considérée isolément, elle agit systématiquement sur les autres attributs identitaires. Dit autrement, le territoire et la territorialité sont à l’origine non seulement d’une identité territoriale mais aussi de l’identité en soi, l’identité en tant que telle d’un individu ou d’un groupe.

Il faut également noter ici que l’identité territoriale elle-même ne peut pas être réduite à l’identité locale. L’identité territoriale n’est pas directement et seulement issue d’un lieu particulier : elle est avant tout conditionnée par une territorialité (sociale, culturelle, symbolique) spécifique ; elle peut être faite de divers lieux, de lieux rêvés ou imaginés...

Cette présence du territoire et de la territorialité dans l’élaboration de toutes les identités sociales ou plutôt de l’identité en soi est très importante. D’une part, elle élargit et renforce considérablement le rôle du territoire et de la territorialité. Quand le territoire et/ou la territorialité d’un individu ou d’un groupe seront mis en cause, ce n’est pas seulement  l’identité territoriale mais l’ensemble des caractères identitaires de cet individu ou de ce groupe qui sera atteint. Ce n’est pas parce que le rapport n’est pas direct entre la territorialité et une identité (professionnelle par exemple) comme il l’est pour l’identité territoriale qu’il est moins déterminant. Au contraire, peut-être est-il d’autant plus à prendre en considération qu’il est implicite et inconscient.

D’autre part, cette importance du territoire et de la territorialité quelle que soit l’identité, montre comment ces derniers agissent non pas seulement en tant que référence à  un lieu spécifique et à un rapport particulier à ce lieu mais pour les qualités, les propriétés, les “ catégories ” du territoire et de la territorialité eux-mêmes. Le territoire et la territorialité agissent et servent de référence notamment en tant que principe structurant et en tant que principe stabilisateur des identités.

Ce ne sont pas seulement l’appropriation de, et l’attachement à un territoire particulier qui importent mais tout autant sinon plus l’appropriation et l’attachement eux-mêmes ; ce sont le principe territorial, la catégorie territorialisante qui sont déterminants. Autrement dit, le territoire et la catégorie territorialité sont importants pour le système symbolique qu’ils renferment et non pas directement pour leurs particularités concrètes. Yves CHALAS insiste sur ce point à propos de “ l’habiter urbain ” : “ c’est donc plus cet intermédiaire, l’appropriation de l’espace, que l’espace lui-même qui est significatif de la vie sociale ou de l’acte d’habiter ”.[1984 : 494].

L’identité territoriale (au sens large) correspond ainsi à un emboîtement très complexe d’identités et de territoires et territorialités de différents ordres et de diverses natures - dont le découpage en micro-, méso- et méta- identités et territoires rend artificiellement compte. Cet emboîtement se révèle être notamment bien plus complexe que les “ coquilles ” spatiales de l’homme définies par Abraham MOLES [1978 : 73-102] et si souvent reprises depuis.[27] Si la notion d’emboîtement rend bien compte du fait que c’est chaque individu, chaque groupe qui est inséré dans toutes ces coquilles à la fois et laisse donc entendre que l’individu peut y avoir, selon la “ coquille ”, des identités différentes et parfois des identités contradictoires. Elle masque par contre l’idée qu’il faut toujours de la part de chaque individu rétablir une unité entre ces coquilles, la difficulté mais aussi toute sa liberté et son ingéniosité à le faire.

Plutôt qu’à un emboîtement, l’identité territoriale correspond à une combinaison complexe, à un moment donné, d’identités et de territoires et territorialités. .Plus précisément, c’est une combinaison originale et singulière d’identités et de territoires. En effet, la combinaison dont elle résulte ne peut d’une certaine façon jamais être reproduite de la même manière, dans les mêmes conditions, avec les mêmes effets. Seul l’individu ou le groupe concerné connaît et maîtrise - même si c’est généralement de manière inconsciente - la logique profonde de cette “ alchimie ”.

Cette combinaison de territoires et d’identités relève d’un important travail d’interprétation et de traduction entre les différentes identités et les différents territoires : il y a un ajustement continuel de la part des individus et des groupes pour faire coïncider les différents niveaux mais aussi les différents ordres et les différentes natures des identités territoriales. Une inter-intelligibilité est nécessaire pour maintenir et garantir l’unité et la continuité identitaires. Il faut donc voir cette identité territoriale (toujours au sens large) comme faite de bricolages et “ d’arrangements ” souvent recommencés. Il faut s’attendre notamment à un remarquable bricolage d’échelles spatiales et temporelles de la part des individus et des groupes.

Il devient alors assez évident que l’identité territoriale n’est pas donnée une fois pour toute : elle n’est ni stabilisée dans le temps et dans l’espace ni univoque dans ses significations.

Enfin, on peut noter que d’un point de vue institutionnel, d’un point de vue juridique et politique, ces identités territoriales ou ces identités par le territoire n’ont pas toutes le même statut. Ces territoires et ces identités ne jouissent pas toutes de la même reconnaissance et légitimité. Il apparaît d’abord assez évident que seules les identités territoriales (au sens strict) peuvent faire l’objet de droits et devoirs et non pas l’ensemble des “ identités par le territoire ”. Ensuite, l’identité territoriale est reconnue au niveau individuel et familial à travers (le droit de) la propriété privée. Mais cette dernière est si souvent contrariée que l’on peut se demander si finalement seule l’identité politique n’est reconnue en tant qu’identité territoriale : il semble que ce ne soit qu’à ce niveau supérieur qu’est légitime - politiquement et juridiquement - la dimension territoriale de l’identité.

Le territoire et la territorialité comme médiateurs privilégiés

Il apparaît d’autre part assez clairement que le territoire et la territorialité sont avant tout des intermédiaires entre les individus, entre soi et soi, soi et les autres, son présent et son avenir ... Plus exactement, ils sont des médiateurs. C’est la fonction de miroir au niveau individuel, de morphologie au niveau groupal et de métaphore au niveau politique que remplissent le territoire et la territorialité.

Cette fonction médiatrice fait exister le territoire et la territorialité comme projet, comme élaboration, réceptacle, concrétisation d’un, de projets (s). Ils sont toujours en même temps qu’un marquage matériel projet et fiction. Avec l’appropriation physique, est toujours présent un projet symbolique, une projection, une fiction de soi, de sa vie... Le territoire et la territorialité d’un individu sont toujours vus et vécus à partir et à travers les normes, les codes (ou l’absence de normes, de codes) de vie que l’individu veut se donner, à l’idéal social, au mode de vie dont il rêve, aux expériences humaines qu’il voudrait faire, avoir faites... Ainsi, cette fiction projetée dans le territoire et la territorialité deviennent essentiels en tant que compensation face aux frustrations rencontrées, en tant que contre-ordre et rôle rêvés face à l’ordre et aux anciens statuts imposés, etc.

Pour un auteur tel que Yves CHALAS, la construction d’un espace consiste uniquement en une construction par l’imaginaire ; un territoire n’existe pas sans imaginaire : “ L’espace n’a de réalité pour un habitant que si celui-ci l’imagine. En effet, seul l’espace imaginé est unespace vécu, puisque l’image renvoie à un signifié vécu, puisque l’espace imaginé est une réforme ou une déformation de l’espace perçu, une prise en charge par l’imaginaire pour signifier le vécu habitant. [...] Seul l’espace vécu est, pour l’habitant, l’espace réel. La seule réalité que l’habitant confère à l’espace est celle qui signifie ou redouble son vécu. Autrement dit, seul l’espace imaginé est l’espace réel de l’habitant ”. [CHALAS, 1984 : 496]. “ Il y a ainsi un travail de transformation imaginaire de l’espace, une véritable alchimie habitante ”. [Ib. : 494].

Bien sûr, bien souvent, ces projets de vie ne sont pas atteints, cette fiction n’est comblée en aucune manière et il n’y pas d’adéquation entre le territoire et la territorialité rêvés et vécus. Il est alors d’autant plus important de saisir la fiction projetée dans l’espace par un individu pour saisir comment celui-ci vit et se représente véritablement son territoire et sa territorialité que généralement le décalage est grand entre les ambitions et les fictions projetées pour soi-même et les expériences quotidiennes.

En outre, plus on se préoccupera de cet imaginaire et de ces projets contenus dans le territoire et la territorialité et plus on sera en mesure d’envisager, à l’intérieur d’un même espace, des espaces divers, différents, multiples, et des espaces contradictoires, conflictuels et de comprendre que précisément, seule la dimension imaginaire peut rendre un tel espace vivable (non schizophrénique). Enfin, sans la prise en compte de ces projets et de ces fictions projetées dans le territoire et la territorialité, on pourrait croire, tout  simplement, qu’un  espace n’est pas approprié, n’existe pas pour tel individu alors qu’en fait celui-ci projette de se l’approprier ou se l’est effectivement approprié en y projetant ses rêves et ses désirs.

Cette fiction, parce qu’elle gère des contradictions, des conflits, parce qu’elle est à l’origine de projets très personnels, ressort parfois de l’incompréhensible voire de l’irrationnel, et reste en tout cas souvent de l’ordre de l’indicible. Ce sont les représentations qui jouent un rôle important car elles servent d’intermédiaires entre les projets, l’imaginaire et les espaces concrets, réalisés. C’est à partir d’elles que les individus conçoivent leur espace, se conçoivent eux-mêmes à travers l’espace, qu’ils se rendent intelligibles leurs projets, leurs imaginaires et qu’ils les traduisent en réalisations, en aménagements concrets.[28]Ces représentations sont ainsi essentiellement des médiateurs à travers lesquels s’effectue un travail de traduction et de retraduction ; travail qui est essentiel dans la production des territoires et de la territorialité, dans les processus de territorialisation, de déterritorialisation et reterritorialisation.


Le territoire et la territorialité comme producteurs spécifiques d’identité

Le territoire et la territorialité sont toujours à la fois les produits et les producteurs de l’identité, des identités : l’un n’est pas concevable sans l’autre. Le processus dialectique entre l’un et l’autre est ininterrompu. La question se pose alors de savoir si le territoire est essentiellement déterminant en tant que médiateur, peu importe l’espace et le lieu concerné.

Il semble que ce soit assez la position de Gilles SENECAL qui donne une grande importance à l’imaginaire “ les identités ne sont plus obligées, encadrées dans des limites spatiales subies, mais s’affirment par l’adhésion des sujets à un groupe, à l’intérieur d’un espace, même si chacun peut personnellement vivre autre chose. [...] l’identité territoriale puise d’abord à ses racines culturelles plutôt qu’à un encadrement spatial [...] ” [ 1992 : 30].

S’ils n’explicitent pas cette spécificité, certains auteurs mettent bien le territoire au centre, font du territoire un médiateur particulier de la construction identitaire : “ les interrelations entre le territoire, la culture et l’identité reposent sur des rapports de structuration réciproques qui, de la culture à l’identité, prennent le territoire comme pivot en lui conférant à la fois le caractère de produit d’une culture et de support matériel et symbolique d’une identité collective ”. [BOURDEAU].

2) Les catégories structurantes de la territorialité

Il est maintenant possible de distinguer les catégories qui structurent la territorialité et notamment la territorialité en tant que produite et productrice d’identité : chaque fois qu’il y a territoire et territorialité et pour qu’il y ait territoire et territorialité, il y a et il faut qu’il y ait l’appropriation d’un espace dans le temps et à l’intérieur de limites.

Le territoire et la territorialité comme appropriation

Le territoire et la territorialité, ce sont avant tout l’appropriation d’un espace. Le territoire est un espace approprié et la territorialité est à la fois l’action de s’approprier un espace et le mode particulier de le faire. Qu’il s’agisse du niveau individuel et psychologique ou du niveau collectif, politique notamment, l’appropriation est un processus selon lequel un espace est occupé, investi, agi et de ce fait, identifié, particularisé, personnalisé. Ce processus d’appropriation d’un espace relève à la fois du physique et du symbolique, du matériel et du culturel.

L’appropriation d’un espace est d’abord et avant tout considérée comme l’action concrète des individus ou des groupes sur l’espace : ils l’aménagent, le transforment matériellement. Ainsi en est-il de la disposition des meubles dans un logement, de la localisation d’un village ou de l’organisation de postes de travail dans une entreprise... Des marquages plus ou moins importants, plus ou moins visibles accompagnent nécessairement l’action d’appropriation. Il peut s’agir soit d’un aménagement complet et totalisant soit d’un simple comportement répété : le fait de s’asseoir toujours à la même place, l’utilisation quotidienne d’un même trajet constituent autant d’appropriations et définissent autant de territoires et de territorialités.

Mais il faut surtout noter que cette modification concrète de l’espace s’effectue toujours à partir de cadre sociaux et culturels : chaque individu et chaque groupe organisera son espace en fonction de ses besoins et de ses projets qui sont systématiquement inscrits dans des habitudes et des choix socio-culturels. C’est dire que le marquage n’est pas directement et pas seulement matériel, il est toujours en même temps culturel et intellectuel. L’appropriation ne s’effectue pas directement et pas seulement à partir d’impératifs matériels mais toujours en même temps en fonction d’impératifs culturels et intellectuels. Le milieu physique ne détermine jamais directement et seulement une appropriation. C’est ce qui rend d’ailleurs chaque appropriation originale et d’une certaine manière unique.

D’autre part, tout espace fait l’objet d’une appropriation imaginaire. Tous les espaces, y compris ceux du quotidien, renferment une part de fiction, d’une projection d’un ailleurs et/ou d’un autrement. Dans certains cas, l’appropriation peut être seulement ou en tout cas essentiellement mentale, psychique, intellectuelle voire spirituelle. C’est le cas de tous les espaces de projets, ceux dont on rêve, ceux que l’on espère (une maison pour fonder une famille, un pays inconnu à découvrir ...). Et c’est aussi le cas des espaces perdus, toujours présents dans la mémoire mais que l’on attend de retrouver véritablement (le pays d’origine pour les exilés de toute sorte). Comme on a déjà eu l’occasion de le voir, dans ce cas-là et surtout dans ce cas-là, l’appropriation importe beaucoup, l’imagination, l’idéal importe plus que le réel, l’espace lui-même.

Si ce que les individus ou les groupes projettent dans le territoire peut être plus important pour eux que le territoire lui-même et si la territorialité est avant tout projection, alors on peut dire pour caractériser le territoire et la territorialité, qu’ils sont aussi “ investissement dans ” et pas seulement “  appropriation de ” : le territoire et la territorialité sont avant tout et surtout “ investis ”. Les individus et les groupes investissent dans le territoire d’une part du travail au sens et d’autre part des savoirs et des connaissances. Claude RAFFESTIN préfère parler d’énergie et d’information : “ Le territoire, dans cette perspective, est un espace dans lequel on a projeté du travail, soit de l’énergie et de l’information, et qui, par conséquent, révèle des relations toutes marquées par le pouvoir ”. [1980 : 129].

L’idée d’énergie est fondamentale : elle rappelle l’idée d’effort et de volonté, d’efforts et de volontés accumulés, de calculs recommencés et de choix longtemps réfléchis. Mais elle laisse une impression de froideur et de mécanique. Comme l’idée de projet (voir plus haut) et l’idée de personnalisation (voir plus bas) sont toujours présentes dans l’idée de territoire, nous voudrions dire que plus que du travail, ce sont des oeuvres, plus exactement encore, c’est une œuvre qui est investie dans le territoire et par la territorialité.

Là encore, cette œuvre peut être originale et remarquable ou peut relever de la banalité ou du moins de la quotidienneté. La première idée à retenir c’est qu’il y a la conscience de la part de l’individu ou du groupe de la participation pleine et entière de son être à la construction d’un territoire et la seconde idée à retenir c’est qu’à travers la construction d’un territoire (sa défense) un individu ou un groupe a toujours la conscience (plus ou moins consciente, plus ou moins raisonnée...) d’accomplir “ quelque chose ” d’important et notamment de s’accomplir.

D’autre part, les individus et les groupes investissent des savoirs et des connaissances dans le territoire et la territorialité. Les savoirs et les connaissances constituent en eux-mêmes l’appropriation d'un espace: “ Produire une représentation de l'espace est déja une appropriation, donc une emprise, donc un contrôle même si cela demeure dans les limites d’une connaissance ”. [RAFFESTIN : 1980 : 130]. Parfois le territoire et la territorialité ne représentent d’ailleurs qu’un investissement de savoirs et de connaissances (quand il s’agit par exemple d’une appropriation “ légère ” comme l’est la simple utilisation répétée d’un trajet). Or même dans ces cas là, le territoire est investi et marqué de signes, de symboles et de codes : signes et codes que ne possédera pas celui qui ne s’est pas approprié l’espace en question, qui ne l’a pas “ territorialisé ” [Ib. : 129].

C’est dire combien l’appropriation qui peut être individuelle et qui, d’une manière ou d’une autre, passe forcément par les individus ne prend et ne fait véritablement sens que rapportée à une communauté. Comme on l’a vu plus haut, le contexte socio-culturel étant prégnant lors de toute appropriation, toute appropriation, même apparemment la plus individualiste, s’effectue en fait dans le cadre d’une communauté. Les savoirs et les connaissances investis par un individu dans son territoire sont empruntés et issus d’une communauté.

L’autre dimension fondamentale de l’appropriation est la personnalisation, c’est-à-dire le fait de faire sien un espace, c’est-à-dire de lui donner une identité en y projetant sa personnalité ; autrement dit de lui attribuer une fonction particulière, des attributs particularisés en fonction de sa propre spécificité. C’est directement son identité que l’on investit dans cette appropriation. Plus que cela, on peut dire qu’en même temps qu’il y a appropriation d’un espace et pour qu’il y ait appropriation d’un espace, il y a et il faut qu’il y ait appropriation de soi. Construction d’une identité et appropriation d’un espace se font simultanément, se nourrissent l’un de l’autre. Ainsi, “ ce concept [d’appropriation] dit à la fois “ l’acte ” d’avoir un lieu et le procès concomitant d’un être en devenir dans cet “ avoir ” ; cette idée, donc, d’un propre qui adviendrait dans et à travers l’appropriation ”.[BORDREUIL, 1990 : 41].

Il apparaît donc assez clairement que l’appropriation se distingue tout à fait de la propriété. La notion d’appropriation s’est d’ailleurs précisément répandue pour contrer la notion de propriété par trop restrictive ce sont les africanistes qui ont introduit et mis en place le concept d’appropriation. Ils se sont effet heurtés à “ La matrice autochtone [qui] organise l’inscription spatiale des rapports sociaux en termes de maîtrise du groupe et d’exercice d’une “ puissance ” dans l’espace induisant une appropriation pratico-sensible ” face à “ La matrice capitaliste [qui] ordonne les rapports sociaux en fonction d’une conception de la propriété privée exclusive et absolue. ” [CROUSSE, LE BRIS, LE ROY, 1986 : 21-22].

Aussi, “ pour sortir la problématique foncière de la seule détermination juridique (c’est-à-dire imposée par la doctrine juridique civiliste), il [leur a fallu] resituer le véritable objet de l’analyse foncière sur le seul terrain des modes de penser, c’est-à-dire des fondements intellectuels de l’organisation de l’espace et des rapports sociaux ”. [Ib. : 13]. (On peut également lire  LE ROY, [1991] pour cette notion d’appropriation).

La propriété n’est qu’une dimension de l’appropriation et plus exactement sans doute, elle n’est que l’institutionnalisation (et qu’une forme d’institutionnalisation parmi d’autres) d’autres) d’une dimension de l’appropriation. Elle ne constitue que la part de droits (notamment de vendre et de détruire) et de devoirs (respect de la propriété d’autrui) attachée à l’espace considéré comme un bien matériel susceptible d’appropriation privée. Toute la dimension symbolique et abstraite de l’appropriation et l’idée d’œuvre en sont absentes. Le lien entre l’individuel et le collectif y est posé de manière fondamentalement différente ; la propriété ne reconnaissant pas la propriété collective en tant qu’appropriation collective i.e. sociale, culturelle, symbolique.

Le territoire et la territorialité comme temps et mémoire

La seconde catégorie structurante de la territorialité est le temps. L’appropriation d’un espace se fait dans le temps, prend du temps, s’appuie sur le temps. Chaque fois qu’il y a et pour qu’il y ait territoire et territorialité, il y a et il faut qu’il y ait du temps, c’est-à-dire de la durée, c’est-à-dire aussi de la mémoire, des souvenirs, un passé, une histoire. En sachant que chaque individu, chaque groupe, chaque société a sa propre appréhension de la durée, de la mémoire et de l’histoire.

Le territoire et la territorialité sont toujours inscrits dans le temps, dans la durée. Un auteur tel que Michel MARIE a insisté à plusieurs reprises sur cette “ épaisseur historique ” du territoire : “ on ne peut pas seulement parler d’espace, on est toujours obligé de parler d’espace-temps, l’espace s’est quelque part cristallisé. ” [1985 : 139]. Il faut concevoir le territoire et la territorialité comme une accumulation d’expériences et d’événements, une stratification de pratiques et de savoirs issus de traditions. A chaque (parcelle de) territoire correspond une expérience, un événement et vice-versa : chaque expérience, chaque étape d’une existence est inscrite dans un territoire.

Ainsi l’histoire d’un individu ou d’un groupe est directement inscrite dans l’histoire d’un territoire. Et vice-versa. D’une certaine manière, il n’existe plus qu’une seule et même histoire : il est possible de reconstruire en parallèle les étapes de la construction d’un espace et celles de l’existence d’un individu, d’un groupe. Les deux s’interpénètrent toujours plus ou moins et sont intrinsèquement liés.

Le territoire et la territorialité constituent la première mémoire, en tout cas la mémoire essentielle d’un individu et d’un groupe. Perdre son territoire et sa territorialité, c’est perdre son passé.

Dans l’Antiquité étaient utilisées en effet une “ mnémotechnique ” (pour simplifier), essentiellement pour faire des discours (l’art de la mémoire est alors avant tout enseigné comme une partie de la rhétorique) selon laquelle il faut “ choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes ”. [CICERON repris par YATES, 1982 : 14]. “ Car les lieux ressemblent beaucoup à des tablettes enduites de cirou à des papyrus, les images à des lettres, l’arrangement et la disposition des images à l’écriture et le fait de prononcer un discours à la lecture. ” [repris par YATES, 1982 : 18].

A quelque niveau que ce soit, il semble que le temps a besoin de l’espace et que la mémoire a besoin du concret de l’espace. Il  n’y a pas d’histoire sans inscription des événements dans un territoire et une territorialité, sans repérage possible des souvenirs dans un lieu.

Ce sont dans les travaux et réflexions de Maurice HALBWACHS que l’on trouve une des analyses les plus poussées du rapport de la mémoire et de l’espace.

Mais il faut toutefois se méfier de ne pas faire pour autant du territoire ou de la territorialité une base solide et stable pour enregistrer une histoire, et faire de la mémoire des pages unanimement et définitivement inscrites dans un territoire. Si le territoire et la territorialité sont les récepteurs des moments d’une vie, ils évoluent au fil du temps, prennent différentes valeurs, assurent différentes fonctions. Ils ne peuvent être ni chosifiés ni considérés comme fixes. L’histoire et les souvenirs,  même s’ils semblent profondément et tangiblement attachés à un lieu, sont manipulabes : ils font l’objet d’oublis, de reconstructions. Et le territoire et la territorialité servent alors de prétextes et d’alibis à ces reconstructions : la matérialité du territoire aide à convaincre et à se convaincre de la ré-écriture de l’histoire et même des souvenirs d’un individu ou d’une communauté.

On peut d’autre part suggérer, comme certains écrivains l’on fait, et pour relativiser ce lien consubstantiel entre l’espace et le temps, que l’appropriation d’un espace ou la pérégrination à travers divers espaces permet aux individus et aux communautés de lutter contre le temps qui passe ou qui se répète. L’espace contre le temps. L’espace détient une fonction “ fantastique ”, d’imaginaire qui peut extraire du temps. C’est en cela que l’on peut dire que “ l’espace est notre ami ” [repris par DURAND : 474].

Enfin, l’appropriation d’un territoire s’effectue toujours de manière plus ou moins exclusive : l’appropriation d’un territoire pose de fait des limites entre ce qui est approprié de ce qui ne l’est pas, vis à vis de ceux qui ne se sont pas appropriés cet espace (c’est la troisième catégorie structurante de la territorialité).

Le territoire et la territorialité comme frontières et altérité

Pour la majorité des auteurs, la territorialité n’existe que parce que des limites et des frontières sont instiguées “ ce qui détermine le territoire c’est la création et la valorisation d’un ici différencié d’un ailleurs. [...] Les conditions  d’existence et de maintien d’un territoire reposent sur une différenciation tranchée d’autrui situé dans un ailleurs [...] ” [KLAUE, 1986 : 162-163]. Y compris quand les territoires peuvent sembler très ouverts, où les individus sont très mobiles, des frontières existent et régulent les relations des individus et des groupes entre eux.

Même dans un contexte de mondialisation et d’ouverture, la frontière reste un élément déterminant de toute construction territoriale (notamment culturellement, pour les identités) : “ la frontière est, plus que jamais un espace à part et un espace en soi, où, de part et d’autre les événements se font mutuellement écho ”. [BONNEMAISON, CAMBREZY, 1996 : 11]. Mais également économiquement (sur les marchés), “ la globalisation agit [...] comme “ précipiteur ” de territoires nouveaux. Dans ce jeu de recomposition, la frontière joue toujours un rôle important ”. [COURLET, 1996 : 34].

            Pour la plupart des auteurs qui se sont spécifiquement intéressés au territoire, ce processus de différenciation à l’œuvre dans la construction territoriale est très souvent posé en termes fondamentalement sociaux. Les frontières ne séparent pas simplement deux régions sur le plan physique ou seulement deux Etats sur le plan politique. Plus généralement, un territoire pose des limites entre l’identité, l’inclus, le dedans, le connu et l’altérité, l’étranger, le méconnu.

Ainsi, à partir d’une réflexion sur la frontière en tant que phénomène social et non pas seulement spatial [1974, a], Claude RAFFESTIN a sans doute développé parmi les plus intéressantes hypothèses quant au rapport à l’altérité qui s’institue à partir des frontières et de la territorialité. Il commence par concevoir la frontière à l’intérieur d’une “ problématique relationnelle ” [1974, b] “ la délimitation est donc bien le premier acte fondateur de la territorialité qui s’exprime à travers une régulation des rapports aux êtres et aux choses. La limite ou la frontière [...] est toujours le produit d’une relation aux êtres et aux choses. ” [1981 : 123].

CI, RAFFESTIN reprend l’idée de la frontière comme droite et donc comme règle, comme norme, “ qui fixe la règle ” [1986 : 3]. La limite et la frontière, en définissant un territoire, une territorialité, définissent en même temps une règle et un code. La fondation de cette limite ainsi que sa maîtrise est la marque d’une puissance, institue un pouvoir. Lorsque les frontières sont modifiées, le code et la règle perdent de leur sens [1981 : 125] et les rapports de pouvoir sont directement remis en cause.

Loin d’être arbitraire, la frontière est selon CI. RAFFESTIN signe, elle est un instrument sémique : elle est donc nécessairement agie. La frontière est un médiateur manipulé pour réguler ses relations avec l’altérité, elle est à la base du principe de différenciation. La frontière a donc une fonction de régulation du rapport à l’altérité. Mais pour autant, la frontière doit se prémunir de sa transgression (qui est omniprésente comme la face cachée de la limite) : une limite qui favorise sa propre transgression est une limite  qui se nie elle-même et qui perd sa raison d’être ; ” [RAFFESTIN, 1992 : 162]. Alors, la limite et la frontière devient intransigeante : “ on est forcément d’un côté ou de l’autre, bon ou mauvais ; ” [BACHELET, 1994 : 17].

Toutes ces remarques sont valables tant au niveau de l’Etat qu’au niveau des sous-groupes ou des micro-groupes qui le composent. D’une part, si l’on pose avec CI. RAFFESTIN, que la frontière a essentiellement trois fonctions : la fonction légale, la fonction fiscale et la fonction de contrôle [1986 : 13]. Cette fonction est à considérer en tant qu’exercice de l’Etat mais aussi en tant que vécu et représentations de la population. D’autre part, il existe d’innombrables frontières matérielles et symboliques entre de nombreux groupes sociaux (culturels, professionnels, confessionnels...).

C’est sans doute un important apport de la réflexion de CI. RAFFESTIN que d’avoir ouvert le concept de frontière et d’en avoir fait un élément déterminant de la territorialité sociale : “ la frontière est un médiateur dont l’existence est indispensable tant dans le domaine territorial, au sens géographique du terme, que dans le domaine culturel, territoire au sens anthropologique. Médiateur territorial au sens large, la frontière conditionne les systèmes de relations et par conséquent les territorialités humaines ”. [1992 : 163].

La symbolique du territoire constitue la base de l’affirmation des identités particulières et de la résistance des différences face au processus de mondialisation, d’homogénéisation, de la logique universaliste, rationaliste, techni/cienne/ciste des sociétés industrielles, assimilationnistes...

En quoi cette dimension concrète, matérielle intéresse-t-elle autant l’identité pour l’ancrage des différences ? En quoi l’investissement symbolique dans le territoire est-il différent de celui effectué dans la langue ou la religion ?

C’est à ce questionnement que nous voudrions essayer de répondre maintenant. Finalement, qu’est-ce qui fait de la territorialité une institution sociale déterminante dans l’organisation de l’échange et de l’être ensemble ?

La territorialité comme institution sociale supérieure

Après avoir dégagé des catégories structurantes de la territorialité, nous voudrions maintenant pouvoir dégager un principe territorial spécifique et fondamental dans la construction des identités.

Le principe territorial : principe d’altérité et principe d’idené

Nous considérons les trois catégories structurantes, appropriation temps et limites,  comme des catégories élémentaires : c’est-à-dire d’une part qu’elles renferment pour nous l’ensemble des dimensions de la territorialité (l’ensemble des catégories qui peuvent être mises à jour peuvent se ramener à ces trois catégories) ; et cela veut dire d’autre part qu’elles correspondent à des catégories générales (nous voudrions dire universelles) et qu’elles renferment donc l’ensemble des territorialités (concrètes et) particulières observables. Ce système de catégories constitue un modèle à partir duquel on peut retrouver et/ou reconstituer la variété et la variation de la territorialité dans ses formes et ses contenus (selon les lieux et les époques ?).

Cela signifie que nous nous proposons d’appréhender l’appropriation, le temps et les limites comme faisant l’objet, chacun pour leur part, de codes, de normes et de règles sociales ; des normes plus ou moins explicites, plus ou moins conscientes, plus ou moins intégrées par et dans le système juridique.

Il ne s’agit pas de voir ces catégories comme seulement et simplement récurrentes (la normalité serait alors statistique) mais récurrente parce que d’une part répondant à une fonction sociale, d’autre part relevant d’une régulation et d’une normalisation sociales, et enfin débouchant sur une sanction sociale. Les individus reconnaissent et respectent la territorialité en tant qu’appropriation, temps et limites. Des obligations, des interdictions et des sanctions (plus ou moins explicites) régissent chacune de ces catégories. Ce système symbolique normatif est celui qui est présent au quotidien dans les relations habituelles entre les individus, qui est issu ou non du système juridique, qui débouche ou non sur le système juridique et qui s’acquière et se transmet par la socialisation et l’acculturation.

Ceci dit, nous ne mettons pas ces trois catégories sur le même plan ; elle n’ont pas le même statut ni la même fonction relativement à la territorialité. Nous proposons d’appréhender l’appropriation ou le travail et le temps ou la durée comme les structures proprement dites de la territorialité tandis que les limites, la relation à l’altérité constituerait le principe  qui anime ces structures. Le travail et la durée constituent les repères qui valident, qui sanctionnent la légitimité sociale de la territorialité. La territorialité en tant qu’institution sociale ne fait, ne prend et ne donne sens socialement et culturellement qu’à partir et en fonction du temps (la durée, la mémoire, les souvenirs...) et de l’appropriation (le travail, les réalisations,  l’importance des oeuvres, des savoirs investis et accomplis dans un espace).

Mais à leur tour cette appropriation et cette mémoire ne font, ne prennent et ne donnent sens que par rapport à une altérité. Une appropriation ne s’effectue qu’à l’intérieur de limites, par rapport à un extérieur.

La territorialité comme institution supérieure

La territorialité n’est donc pas une institution comme les autres. Si à l’instar des autres identités sociales et malgré sa matérialité, l’identité territoriale se construit dans la relation à l’altérité, à la différence des autres institutions sociales, la territorialité a pour principe même d’instaurer et de garantir cette relation à l’altérité. Le principe de territorialité est en effet de maintenir et de garantir à la fois culturellement, symboliquement et concrètement, matériellement et directement, une distance, une limite, une fermeture entre le moi et l’autre, entre le nous et les autres.

Le principe de territorialité se définit avant tout et surtout par les limites (idéales et matérielles) qu’il réactive constamment entre le dedans et le dehors, entre l’autochtone et l’étranger ... par une appropriation spécifique et à partir d’une histoire particulière. La territorialité prend toute sa spécificité et son importance de son principe qui est en soi producteur d’altérité (et donc d’identité). C’est là sa finalité expresse.

Si l’identité territoriale sert autant de prétexte au conflit, à la différence et à la place de toue autre identité sociale, c’est que le principe même de territorialité est précisément d’instaurer et maintenir la relation à l’autre via l’extérieur. Il s’agit du procès même, de “ l’essence ” de la construction identitaire. En modifiant, voire en détruisant, brutalement et indépendamment des individus et des groupes concernés les limites et les distances - à la fois matérielles et culturelles - du rapport à l’extérieur, du rapport à l’autre, c’est du même coup le rapport à soi, entre soi, c’est-à-dire l’identité des individus et des groupes qui est modifiée voir détruite.

S’il y a conflit, c’est donc pour protéger, maintenir la limite et la distance à l’autre ou du moins pour continuer à en maîtriser la modification, la reformulation. La question du rapport territoire/conflit doit donc bien relever d’une lecture identitaire mais pas seulement en référence à une identité spécifique, pour protéger seulement l’identité territoriale : en tant que principe identitaire, pour protéger le principe identitaire lui-même.

Et si le principe de territorialité est par essence un principe de particularisation et de différenciation, bref, d’opposition, la situation conflictuelle - quelque forme qu’elle prenne - en fait partie intégrante, coexiste avec lui, lui est consubstantielle. Ainsi la territorialité peut être considérée, par les limites et les distances qu’elle pose comme un enjeu conflictuel nécessaire pour poser la relation à l’autre, s’instituant facteur identitaire en s’instituant instigatrice d’altérité.

Sans doute Jacques BRUN nous rejoint-il quand il écrit : “ Faut-il aller jusqu'à considérer qu’un véritable “ territoire ” ne se définirait pas seulement par la projection, sur une étendue donnée, d’un ensemble de structures déterminant la spécificité d’un groupe humain, mais conjointement par un mode de découpage et de contrôle de l’espace garantissant cette spécificité, ainsi que par des modes d’occupation et d’aménagement matériel fournissant des supports symboliques contribuant à fonder le sentiment que ce groupe a de sa propre identité ? La territorialité procéderait alors non seulement de la construction d’organisations suffisamment chargées d’histoire pour que se matérialisent des formes perçues comme signifiantes et favorisant la cristallisation de représentations collectives. ” [1983 : 52-53].

La situation conflictuelle n’est donc pas d’ordre conjoncturel, due çà et là aux sautes de l’actualité : le rapport entre la territorialité et le conflit tient aux structures mêmes de ceux-ci. La territorialité s’institue comme prétexte au conflit lui-même. La territorialité constitue la modalité expresse, la raison d’être de l’instigation de l’identité via l’instigation de l’altérité. La territorialité constitue alors la dernière instance de l’identité, la réserve symbolique ultime de l’identité.

Plus précisément, on peut supposer que le rôle de la territorialité sera d’autant plus prépondérant que l’identité d’un individu, d’un groupe est mal définie, mise à mal et que le besoin d’altérité se fait sentir pour reproduire, reconstruire de l’identité autrement dit d’autant plus que des limites d’avec l’autre deviennent nécessaires pour se redéfinir soi. Autrement dit encore, on peut supposer que l’individu ou le groupe en mal, en perte d’identité soit attend  soit provoque le conflit territorial pour reposer de l’altérité et donc de l’identité. L’individu, le groupe attend ou provoque le conflit territorial selon le degré de conscience qu’il a de son malaise identitaire et selon sa volonté à et sa capacité d’agir sur cette crise identitaire mais aussi selon sa possibilité de mobiliser et sa capacité à investir d’autres caractères identitaires.

La territorialité ou l’institution du “ conflit-pour-l’échange ”

Autrement dit, l’hypothèse centrale de cette réflexion est que le principe premier, le principe moteur de la territorialité est d’instituer le conflit-pour-l’échange.. “ Conflit-pour-l’échange ” car il ne s’agit pas tant de poser du conflit pour le conflit que de poser le conflit pour poser l’altérité et l’extériorité nécessaires à l’individu, au groupe, à la société pour se penser en que tels mais conflit tout de même pour signifier l’altérité radicale du moment. En faisant de la territorialité l’instigatrice d’une telle altérité, on fait de la territorialité une institution sociale supérieur puisqu’elle rend possible et organise ce qui fonde la société elle-même, ce qui institue l’être ensemble, le lien social lui-même : l’échange. Le lien social, c’est le vivre ensemble à la fois dans la similitude, la ressemblance et dans la différence, l’opposition ; dans les deux cas, l’altérité est nécessaire, la frontière, la distance est nécessaire.

C’est donc resituer dans une contribution à l’élucidation de l’être ensemble qu’une territorialité ainsi conçue montre son intérêt et ses apports. L’élément premier d’intérêt est de mettre le conflit, l’altérité à la base de l’être ensemble, au centre de l’échange. Il s’agit de voir le conflit comme constructif et non pas comme nécessairement et seulement destructeur. C’est par conséquent revenir pour s’en défaire sur l’idée d’un territoire et d’une territorialité “ naturellement ” déstructurants et comme profondément et définitivement déstructurants. La thèse habituelle qui fait du territoire et de la territorialité une stratégie et une fonction d’évitement du conflit est donc ici renversée.  Mais l’importance voire la nécessité du conflit pour l’échange n’est pas réellement une découverte.

En fait, la nouveauté vient de ce que c’est par la territorialité qu’est instruit cet échange. L’individu, le groupe, la société se donnent et utilisent la territorialité comme un moyen, une médiation pour instaurer mais avant tout pour pouvoir gérer et garder la maîtrise du conflit. Car avec la territorialité, ce sont essentiellement la limite, la frontière, la fermeture et la distance radicales, expresses par excellence, c’est-à-dire neutres, en elles-mêmes, pour elles-mêmes qui sont posées.

Comment envisager la permanence (voire la résurgence, la revendication) de la diversité et de la spécificité des identités individuelles et collectives sans envisager le rôle particulier des frontières et des distances physiques, matérielles ? S’il est évident que chaque groupe, sous-groupe, chaque société est dé-finie/se dé-finit, a ses propres critères de référence (en fonction desquels un individu peut ou ne peut pas appartenir au groupe), pourquoi ne pas penser cette définition-délimitation sociale, culturelle, politique... aussi dans sa matérialité ? Sans doute pour certains le risque est alors trop grand de revenir à une définition déterministe, essentialiste de l’identité. Pourtant, le territoire et la territorialité, notamment du fait de leur matérialité, s’avèrent être les critères de référence les plus évidents, les plus partagés, légitimes car les plus neutres (par rapport à des référents culturels, religieux, politique...)  pour les individus et les groupes qui revendiquent leur identité.

D’autre part, avec la territorialité, ce n’est pas seulement la distance, la fermeture, la limite entre ce qu’est le soi (individuel et collectif), l’entre-soi, l’identique, le semblable et ce qui est l’autre, le différent, l’opposé (qui aide à dé-finir le soi et l’entre-soi), c’est aussi et surtout la distance, la fermeture, la limite entre ce qu’est le soi, l’entre-soi et ce qu’il pourrait être, le possible, l’imaginable ; autrement dit entre le soi connu, reconnu et le soi inconnu, méconnu. L’identité, les identités ne se construisent au tant dans et par la différence, l’opposition que dans l’inconnu, l’imaginable. Toute territorialité renferme une part d’u-topie [MARIN, 1991], ou, comme le dit CI. RAFFESTIN, d’extériorité : “ si nous disons extériorité c’est pour bien montrer qu’il peut s’agir tout autant d’une “ topie ”, d’un lien que d’une autre collectivité, d’un autre être ou encore d’un espace abstrait tel qu’un système institutionnel, etc... [...] Cette altérité étant non plus seulement l’Autre, le semblable, mais tout ce qui est extérieur à soi-même. ”[1977 : 130].

L’échange permet à la société de se penser en se pensant du point de vue autre, du point de vue extérieur et la territorialité institue un manque et un besoin de l’autre, de l’altérité tout autant pour instituer un autre différent, contraire, irréductible qu’un ailleurs à (ré)inventer et surtout sa propre étrangeté à (re)découvrir. Et il faut insister sur une territorialité instigatrice d’une altérité, de sa propre altérité à découvrir et à inventer car il y a bien sûr un grand danger à poser la territorialité instituant du conflit-pour-l’échange : celui de légitimer à priori ou a posteriori toutes les ignominies et tous les crimes commis en son nom.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PRESENTATION DU COURS

Le premier questionnement consiste à se demander comment et en   quoi le rapport au territoire et la territorialité est à la base des identités.

Il est maintenant avéré que le territoire et la territorialité participent de la définition d’une identité en constituant un caractère identitaire parmi d’autres (la langue, la religion par exemple). Mais, à quel titre le territoire et la territorialité constituent de véritables repères identitaires ? En quoi singularisent-ils les individus, en quoi les marquent-ils de manière persistante dans le temps et comment sont-ils directement liés aux autres caractères identitaires ? Mais un questionnement complémentaire doit être envisagé : est-ce que le territoire et la territorialité, du fait de leur matérialité, ne sont pas des marqueurs spécifiques de l’identité ?

Une hypothèse de ce cours est que le territoire et la territorialité sont d’une particulière importance pour l’identité et les critères identitaires. Du fait que les individus marquent de manière concrète, directe et continue leur territoire, celui-ci est un marqueur explicite de la singularité d’individus (la langue est très singularisante mais elle est plus difficilement “ singularisable ” par les individus qu’un territoire). Du fait de sa matérialité, le territoire est d’autre part un signe manifeste de la continuité de l’identité. Enfin, du fait de l’importance des limites pour le territoire, celui-ci est déterminant pour circonscrire un groupe et marquer son unité. Finalement, le territoire et la territorialité, en plus d’être en eux-mêmes des marqueurs identitaires, renforcent les autres marqueurs identitaires. Le territoire aide souvent à identifier une langue, à l’inscrire dans une histoire, etc.

On peut ainsi différencier “ l’identité territoriale ” (quand le territoire et la territorialité sont un repère identitaire parmi d’autres) de “ l’identité par le territoire ” (quand le territoire et la territorialité jouent un rôle spécifique par rapport à l’identité en général, par rapport aux autres critères identitaires.

L’identité est:

 un concept polysémique et sujet à maintes utilisations et interprétations

Certains auteurs se refusent implicitement ou explicitement à donner une définition de l’identité. Il est cependant possible d’en relever au fil des exposés : “ au sens restreint, l’identité personnelle concerne le  “ sentiment d’identité ”   (idem,  mêmeté), c’est-à-dire le fait que l’individu se perçoit le même, reste le même, dans le temps. En un sens plus large, on peut l’assimiler au “ système de sentiments et de représentations “  par lequel le sujet se singularise (is dem, ipséité). Mon identité, c’est donc ce qui me rend semblable, à moi même et différent des autres. [...] Mon identité, c’est ce par quoi je me définis et je me connais, ce par quoi je me sens accepté et reconnu comme tel par autrui ”.

L’identité des personnes et des groupes renvoie à la façon dont “ un individu ou une collectivité se reconnaissent ou se rassemblent par une marque distincte ou sous une désignation commune ”. Ou encore : “ L’identité pourrait se définir comme : une structure polymorphe, dynamique, dont les éléments constitutifs sont les aspects psychologiques et sociaux en rapport à la situation relationnelle à un moment donné, d’un agent social (individu ou groupe) comme acteur social ”.

Les psychologues, les sociologues et les anthropologues bien sûr,mais aussi les géographes ont mis en évidence le territoire et la territorialité comme supports d’une identité et notamment d’une identité collective. Ils se sont attachés à montrer que c’est essentiellement un rapport d’identification (plus qu’un rapport d’appropriation) qui lie certaines sociétés à leur territoire. A partir d’une identification au territoire, se construit une identité individuelle et collective : le territoire, avant d’être un lieu que l’on défend, semble être un lieu où l’on s’identifie et par-là comme un lien avec ceux qui partagent cette identité ou font alliance avec elle.

Dans un premier temps, on peut retenir trois éléments de la définition de l’identité. L’identité d’un individu, d’un groupe correspond d’une part à la spécificité, à la singularité des caractères de cet individu, de ce groupe. L’identité est d’abord ce qui particularise, différencie. L’identité d’un individu est d’autre part donnée par l’invariabilité ou du moins la constance, la persistance des traits de cet individu. L’identité pour être identité doit s’inscrire dans la durée ; il doit y avoir une permanence, une récurrence des particularités identitaires dans le temps. Enfin l’identité nécessite la cohérence, la cohésion, l’unité des attributs identitaires. Pour un individu, un groupe donné, les attributs identitaires forment un tout, une totalité, une entité qui constituent en eux-mêmes un individu, un collectif.

On peut imaginer combien la construction d’une identité est complexe et combien l’observation de cette construction est difficile. Comment se détermine une singularité ? n’est-elle pas amenée à se modifier dans le temps ?  Si une singularité se définit toujours par rapport à un environnement qui change, comment une  identité se maintient-elle dans le temps ? Est-ce que l’unité des attributs identitaires n’est pas régulièrement remise en cause par la prédominance d’un attribut (un rôle, un statut social mis en avant) et par des conflits, des incompatibilités entre les attributs (identité souhaitée et identité effective, identité imposée...) ?

Ce qu’est une identité et comment l’appréhender 

Pendant longtemps, l’analyse des identités individuelles ou collectives a consisté en une approche objective, statique,essentialiste et finalement descriptive. Des critères particularisants étaient repérés, définis et décrits à un moment donné et de manière autonome. La langue, la religion, le mode de parenté, le lien au territoire, etc. étaient ainsi juxtaposés pour définir l’identité d’individus. Mais l’instabilité, la variabilité de ces caractères, le type d’attachement des individus à leur égard n’étaient pas envisagés. Le territoire et la territorialité ont particulièrement fait l’objet d’une telle analyse. Leur matérialité renforçait sans doute cette approche objective et fixiste.

D’un certain point de vue (notamment méthodologique), il semble difficile de se défaire totalement de cette perspective : sur quoi baser l’étude d’identités si ce n’est par la définition temporaire (et pensée comme telle) de repères identitaires primordiaux ? Il ne semble d’autant pas possible d’abandonner cette perspective que les individus et les groupes n’ont bien souvent de conscience, de connaissance  et donc de discours, que sur la spécificité d’une identité qui fait bloc dans le temps (en période de crise ou de malaise identitaire, c’est à celle-ci qu’ils font référence et qui sert de base à toutes leurs revendications et attitudes de défense).

Toutefois, une part importante de la vie psychologique d’un individu est consacrée à l’identification de sa singularité, à son maintien malgré ou grâce aux changements d’environnements et à la gestion de cette identité dans sa totalité. Il faut donc repérer davantage le principe de structuration, le principe de continuité, de stabilité des caractères identitaires que les caractères identitaires eux-mêmes. Ce sont davantage les rationalités, les choix explicites ou implicites qui gouvernent les conduites identitaires que la configuration passagère des éléments identitaires.

Il s’est en fait progressivement avéré que chaque individu, chaque groupe, possède dans le même temps diverses identités et des identités de différents ordres, de différentes natures : sexuelles, nationales, professionnelles, politiques, culturelles, religieuses, linguistiques... D’autre part, ces identités se situent à différents niveaux, à différentes échelles : individuelles, inter-individuelles, inter-groupales, sociales, inter-nationales, trans-nationales pour certaines ... Elles évoluent dans le temps : les identités évoluent avec l’âge des individus ; les identités connaissent les modes, les changements sociaux.

En outre, pour un même individu, un même groupe, certaines de ses identités peuvent se trouver en contradiction les unes avec les autres : la revendication d’une identité féminine peut se trouver en opposition avec l’affirmation d’une identité professionnelle ; une identité métissée (multi-ethnique par exemple) peut être pensée comme une harmonie naturelle au niveau d’un vécu individuel mais comme un amalgame insupportable au niveau de l’action politique (ou  le contraire). Au fil d’une vie, un individu, a fortiori un groupe, connaît différents (voir de très différents) cadres de référence de l’être, du penser, de l’agir selon son environnement, ses expériences.

Par conséquent, il nous faut en fait toujours considérer que les identités territoriales prennent une dimension différente selon les circonstances.

Les individus et les groupes mettent en avant certains de leurs traits identitaires, en minimisent d’autres. Les identités territoriales doivent être considérées comme plurielles, “ à géométrie variable ”, adaptatives. Elles doivent être (ré)inscrites dans un processus continuel d’interprétation et de réinterprétation, de formulation et de reformulation de leurs traits par les individus et les groupes.

Plus précisément, il s’agit donc de voir comment les individus et les groupes différencient et hiérarchisent leurs appartenances territoriales. Comment se fait l’articulation (l’emboîtement ?) des différentes caractéristiques territoriales ? Quelle est l’articulation entre les choix d’identité et les attendus, les statuts imposés par l’extérieur ? Car “ le sujet dispose (à des degrés divers selon les contextes sociologiques) d’un jeu de sous-identités collectives, et son identité individuelle proviendra surtout de la manière dont il les ordonne, les investit et les désinvestit ”

Ainsi, “ la dynamique identitaire ne saurait être restituée sans analyser soigneusement le rapport que groupes et individus entretiennent non pas avec la totalité de leur environnement, mais avec les secteurs et niveaux par lesquels ils se sentent concernés, et qui varient donc dans le temps, voire dans l’espace ”

 

 

 

 

 



[1]  En tant que supports d’une entité identitaire (qui dépasse la seule identité territoriale, qui est faite de la langue, de la religion, de pratiques économiques particulières, du système de parenté ...) et vecteurs particuliers de l’identité (l’identité territoriale proprement dite), le territoire et la territorialité assurent l’individu de son inscription dans une communauté et consacrent les identités collectives, le sujet collectif.

[2]  Dans son sens étymologique, c’est-à-dire comme signe de reconnaissance entre les individus.

[3]  Cette problématique de l’adéquation des formes de vie collective par rapport aux formes géographiques est merveilleusement traitée dans le texte de Marcel MAUSS sur les “ variations saisonnières des sociétés eskimos ” [1985 (1904-1905)]

 

[4] Si l’on s’arrête sur la genèse de ce concept, il faut revenir à la formation sociale qui, articulée au mode de production, est l’ensemble “ de classes sociales dans lequel prévaut en dernière analyse l’économique ” (“ la formation sociale représente une combinaison complexe de rapports de production ”). La formation socio-spatiale “ peut donc être considérée comme un concept néo-marxiste introduisant un volet, une instance spatiale, dans le fonctionnement de toute formation sociale ” ; [BULEON, CHEVALIER, 1986 : 8, 9].

[5]  Un territoire est un espace vital terrestre, aquatique ou aérien qu’un animal ou un groupe d’animaux défend comme étant sa propriété exclusive. Par “ impératif territorial ” on entend l’impulsion qui porte tout être animé, à conquérir cette propriété et à la protéger contre toute violation. Une espèce territoriale est donc une catégorie animale dont les mâles et parfois les femelles ont essentiellement tendance à se rendre maîtres d’un domaine et à lutter pour le conserver ”. [ARDREY, 1967 (1966) : 15].

[6] On a calculé que le vocable "identité" a été utilisé 71 fois dans les thématiques de recherche des laboratoires du département des sciences de l'homme et de la société du CNRS.

[7]  Cette Altérité c’est donc, en fonction de la situation et des circonstances, celle de l’autre sexe, de l’autre religion, de l’autre territoire... C’est surtout l’autre tel qu’on se l’imagine, se l’invente, se le recrée en fonction de l’image de soi et du nous que l’on veut qu’il nous renvoie ou au contraire que l’on ne veut surtout pas qu’il nous renvoie. Ce sont donc des altérités sans doute réifiées et banalisées... soit idéalisées, soit diabolisées, reconstruites en modèles ou contre-modèles pour se redéfinir une identité (et en même temps un rôle, un statut) : “ dessiner autrui sous des traits négatifs afin de ne pas reconnaître ses propres lacunes et d’éluder la prise de conscience désagréable de sa vérité : donner à l’autre, en somme, l’identité qu’il faut pour ne pas remettre la sienne en question ” [CAMILLERI, 1986 (1980) : 339].

[8]  Marc AUGE qui a réfléchi à plusieurs reprises sur le “ sens des autres ” a parlé à propos des sociétés lignagères du “ jeu sur les frontières qui tend soit à assimiler l’autre et à relancer la dynamique interne de la différence, soit à l’expulser pour marquer les limites de l’identité [...] ”. [1994 : 26].

 

[9]  “ [...] ce sujet pris dans la relation n’est pas “ vide ” : c’est même parce qu’il a un dynamisme propre qu’il interagit avec autrui selon des modalités complexes ”.[CAMILLERI, 1990 : 87] ; “ l’hypothèse stratégique [...] suppose que la production de l’identité n’est pas un simple jeu de reflets, ou le résultat de réponses plus ou moins mécanistes à des assignations identitaires effectuées par autrui mais qu’il entre une part importante de choix et donc d’indétermination quant aux formes et issues des processus stratégiques ”. [TABOADA-LEONETTI, 1990 : 49].

[10]  Les nombreuses analyses de Alain TOURAINE nous aident à comprendre comment “ la conscience d’identité n’est jamais conscience du présent ; elle est invention de l’histoire, mobilisation des ressources données, de ce qu’on aime trop souvent à nommer la culture traditionnelle, pour reprendre le contrôle de l’avenir. Rien n’est plus important que cette dialectique du passé et de l’avenir, que ce zigzag qui unit la tradition et l’innovation par la révolte, le conflit et l’espérance ”.

 

“ Mais l’analyse ne peut s’en tenir là. [...] D’une part cette conscience aigüe d’identité n’atteint par définition qu’un petit nombre, même si elle a une grande capacité de diffusion et d’influence ;  d’autre part et surtout l’action politique anti-institutionnelle, enfermée dans l’affirmation de soi, est soumise aux pressions de l’isolement et de la répression, à la difficulté de dériver une stratégie de principes, à la tension constante entre la pureté des fins et l’efficacité des moyens. Elle est constamment affaiblie par les luttes entre factions ou organisations rivales, par les hérésies doctrinales et les schismes organisationnels, de sorte que, si la conscience d’appartenance à un groupement est très vive, le contenu de l’appartenance est loin d’être clair [...] [1974 : 183, 195, 184, 197]. Voir aussi Alain TOURAINE [1986 (1980)].

 

[11]  Cet essai sur le don a inspiré et inspire encore beaucoup d’auteurs : “ La lecture de l’   “ Essai sur le Don ”, de MAUSS, invite [...] à fonder la distinction et l’identité sur l’échange. Les partenaires dans l’échange se distinguent les uns des autres du fait même qu’ils sont échangistes ”. [LABURTHE-TOLRA, WARNIER, 1993 : 364-365].

 

[12] Peut-être pourrait-on dire qu’ici, l’échange, le “ véritable ” échange, c’est l’échange symbolique, présent à l’intérieur, derrière, tous les échanges matériels, utiles.

[13]  Il semble impossible d’échapper à un découpage - simplifié et réducteur - pour présenter le plus clairement possible ce que représente la territorialité pour l’identité. Le découpage utilisé semble être toujours le même bien qu’il s’exprime plutôt en terme de territoire privé, semi privé ou semi public (voir ALTMAN, [1975 : 112 - 120] : territoire primaire, secondaire et public).

[14]  Ce niveau d’analyse (individuel et personnel) des identités territoriales relève plus particulièrement de la géographie des représentations, de certains anthropologues (par exemple E. HALL, I. GOFFMAN) mais surtout des psycho(socio)logues de l’environnement (notamment CI. LEVY-LEBOYER, J. MORVAL) et de l’espace (G. N. FISHER, A. MOLES, R. SOMMER entre autres) et aussi par la psychanalyse (A. FERNANDEZ-ZOILA, G. PANKO, SAMI-ALI) et bien sûr des écrivains et de philosophes (HEIDEGGER, G. PEREC et beaucoup, beaucoup d’autres).

[15] Voir MORVAL [1981 : 98-99] pour ces “ fonctions de l’intimité ”.

[16]  Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de “ tenter une anthropologie dans l’espace mais de proposer une anthropologie de l’espace ” [PAUL-LEVY, SEGAUD, 1983 : 17] ; anthropologie de l’espace que F. PAUL-LEVY et M. SEGAUD ont conçue en reprenant et en organisant une très riche bibliographie.

[17]  La notion de hiérarchie est d’une certaine façon consubstantielle à celle d’espace. Il ne peut pas y avoir de hiérarchie sans espace : “ la hiérarchie ne peut [...]que se formuler par l’espace [...] toute hiérarchie est topique [...] l’espace définit la hiérarchie, la hiérarchie construit l’espace ”. [MAZERES, 1985 : 177, 178, 180].

 

[18]  Dans ce cas-là le territoire est conçu comme une étendue, une surface réceptacle et plus exactement comme une aire de compétences, un support de souveraineté (cf. la théorie du “ territoire limite ”).

[19]  Michel FOUCAULT et d’autres en ont donné des illustrations ou plutôt des idéal-types.

 

[20]Les analyses de Marc AUGE sur le lieu anthropologique semblent être particulièrement enrichissantes puisqu’elles reposent sur une longue expérience ethnologique et par conséquent sur les concepts éprouvés de culture et d’identité : “ le lieu se définira comme identitaire (en ce sens qu’un certain nombre d’individus, les mêmes, peuvent y lire la relation qui les unit les uns aux autres) et historique (en ce sens que les occupants du lieu peuvent y retrouver les traces diverses d’une implantation ancienne, le signe d’une filiation). Ainsi le lieu est-il triplement symbolique (au sens où le symbole établit une relation de complémentarité entre deux êtres ou deux réalités) : il symbolise le rapport de chacun de ses occupants à lui-même, aux autres occupants et à leur histoire commune ”.

Marc AUGE a précisé par ailleurs que “  [ ...] le dispositif spatial est à la fois ce qui exprime l’identité du groupe (les origines du groupes sont souvent diverses, mais c’est l’identité du lieu qui le fonde, le rassemble et l’unit) et ce que le groupe doit défendre contre les menaces externes et internes pour que le langage de l’identité garde un sens ”. Il reste que cet anthropologue voit notre époque de “ surmodernité ” de plus en plus marquée par des non-lieux (représentés essentiellement par les grands centres commerciaux, les aéroports, les autoroutes, les stations services et les hôtels ...) et ne semble alors n’appréhender les lieux anthropologiques occidentaux qu’à travers les haut lieux ou les lieux exemplaires.

 

[21]  Pour M. BRUNEAU et G. SHEFFER, la diaspora peut être définie par trois caractéristiques essentielles : “ la conscience et le fait de revendiquer une identité ethnique ou nationale ; l’existence d’une organisation politique, religieuse ou culturelle du groupe dispersé (richesse de la vie associative) ; l’existence de contacts sous diverses formes, réelles ou imaginaires, avec le territoire ou pays d’origine ”. [BRUNEAU, 1994 : 7].

[22]  Tous ces arguments contre la disparition des territoires relèvent essentiellement du “ sociologique ” alors que pour certains tenants de l’a-spatialisation, ce sont avant tout “ le marché ”, “ le capital ” qui sont les principaux instigateurs de la déterritorialisation : ”[...] actuellement, face au capitalisme, ou [...] face au marché, ou, de façon plus neutre et peut-être trop neutre, face à l’argent, toutes les autres forces ou agents, matériels et immatériels, conscients ou non, volontaires ou non, qui contribuent aussi à défaire et “ refaire ” ( ?) les territoires, pèsent de peu de poids ; [or] [...] dans tous les cas ou presque, la réalité de la “ fin des territoires ” sous l’effet de la mondialisation opérée par le capitalisme transnational est à peine évoquée, et se dégage au contraire l’idée consolante qu’à tout prendre, il y a forcément, quelque part, d’une manière ou d’une autre, du territoire. [GRENIER, 1996 : 2].

Sans doute là encore des contre-exemples pourraient être opposés à ces grands mouvements de fond. Les concepts utilisés dans ces travaux économiques nous étant particulièrement méconnus, nous ne nous y attacherons pas ici. cependant, il semble très clair que les termes de la même problématique s’y retrouvent et que l’on peut retrouver “ un phénomène de reterritorialisation de l’industrie qui confère à l’espace local un statut nouveau ” [BARNECHE, 1996 : 2].

[23]  Les représentations sociales sont devenues depuis une trentaine d’années soit l’objet principal, soit une approche “ méthodologique ” incontournable des sciences humaines et sociales (psychologie, sociologie, ethnologie, histoire...) Comme pour l’approche en termes d’institution ou d’identité sociales , il existe un important balayage de l’analyse des représentations sociales que ce soit par des études de cas ou des réflexions théoriques.

 

[24]  Ou encore : la représentation sociale est “  une forme de connaissance bien particulière, non réductible à une connaissance scientifique dégradée ou erronée. Elle puise ses contenus dans plusieurs champs, elle fonctionne par traduction, articulation, emprunt, ressemblance, elle produit un vraisemblable pour convaincre, elle est paradoxalement connaissance - méconnaissance en rapport réciproque avec la pratique ”. [Ib. : 162].

 

[25] C’est d’ailleurs sans doute là que réside “ l’intérêt ” qu’un individu peut avoir à participer à une enquête et à se prêter au jeu de questions-réponses : l’occasion de (se) clarifier ses idées à propos de tel phénomène social. La situation d’enquête représente autant pour l’enquête que pur l’enquêteur un contexte et un prétexte privilégiés pour faire naître du sens, des significations (dans le cas de l’enquêté son propre sens, ses propres significations face à un interlocuteur intéressé qui a acquis des compétences quant au phénomène social concerné). 

 

[26]  Il faut renvoyer ici à la sociologie compréhensive de Max WEBER mais également et surtout aux sociologues actuels tels que P. SANSOT, M. MAFFESOLI...

[27]  Ces coquilles, rappelons-le, sont : 1. Le corps propre, 2. Le geste immédiat, 3. Le domaine visuel : la coquille de la pièce d’appartement, 4. L’idée d’emprise et privatisation : l’appartement, 5. Le lieu charismatique de la rencontre, le regard social : le quartier, 6. La coquille d’anonymat et terrain de chasse : la ville centrée, le centre ville et services, 7. La Région, 8. Du vaste monde comme espace de projets.

 

[28]  Et c’est bien sûr à partir d’elles que les observateurs extérieurs peuvent retrouver et reconstruire les projets et imaginaires intériorisés et propres à chaque individus. Il faudrait renvoyer ici à tous les travaux qui ressortent de la géographie de la perception ou des représentations (en particulier ceux d’Antoine BAILLY) et ceux de la psycho(socio)logie de l’espace.


 [MBS1]