L’EXPRESSION
Nº27 – 18 au 24 avril 2008
Moncef Ben
Slimane
La visite de Sadate en Israël le 19 Novembre 1977 a
provoqué une dénonciation quasi-unanime du monde arabe. Trente ans après, presque
jour pour jour, Annapolis a vu la participation de tous les Etats arabes à une
conférence de paix en présence d’une délégation israélienne. Durant toutes ces
décennies les rapports que nous – comprenez les Arabes – avons avec Israël ont
engendré une abondante littérature politique où un terme a toujours occupé une
place de choix. Il s’agit d’ « el-tatbi3 », rapidement décliné
« normalisation » en français. Un vocable sémantiquement intéressant,
vu les polémiques qu’il a déclenchées et les ambiguïtés qu’il recèle.
« Et-tatbi3 » et la linguistique
Si on se réfère à l’étymon « attabi3a »
(nature), « et-tatbi3 » voudrait dire : rendre naturelles les
relations israélo-arabes. Ce qui n’est pas étymologiquement parlant, une
hérésie ni un parjure en soi. Mais on est bien loin, comme on s’en doute, des
réalités de la scène politique : être accusé de « tatbi3 » fait
trembler depuis des années les militants politiques ou intellectuels arabes
auxquels cette étiquette est collée.
En poussant un petit peu plus loin cette pérégrination,
sans prétention scientifique, dans les arcanes de la linguistique, on rencontre
dans le dialectal tunisien deux autres dérivés de « tatbi3 », qui
sont de prime abord curieux : le premier « tab3a » (la boue) et
le second « tâba3 » (tampon). L’on saisit très vite que penser,
souhaiter ou déclarer que les relations entre « nous » et les
Israéliens puissent un jour devenir normales, c’est une salissure qu’on porte
comme une marque, un sceau… et si l’on est traîné dans la boue, c’est dans
l’ordre naturel de la chose politique, me direz-vous.
L’autre singularité d’ « el-tatbi3 »,
c’est que c’est une notion-couffin, un fourre-tout. Dans la littérature
politique, « el-tatbi3 » intéresse des fois les relations entre les
Etats arabes et Israël, d’autres fois les « agents » qui peuvent être
des hommes de cinéma, de théâtre, des syndicalistes, enfin tout citoyen arabe,
qui à la maison ou aux champs, a de près ou de loin un comportement derrière
lequel on pourrait soupçonner une once de proximité avec Israël ou les
Israéliens.
Etant donné que l’ambiguïté du terme autorise tous les
amalgames et tous les raccourcis, les innombrables tuteurs du peuple
palestinien s’en donnent à cœur joie pour pourfendre, à droite comme à gauche,
tous les traîtres à « la plus grande des causes » (« al qadhiya
al-om »)
« Le complot juif international »
La caricature des moudjahiddines contre
« et-tatbi3 » est ce journaliste qui a lancé ce « cri
d’alarme » dans un dossier dit journalistique de 5 pages ( !)
intitulé « La recherche scientifique servira-t-elle de porte d’entrée au
tatbi3 ? »[1] ,
un dossier qui jette l’opprobre sur des universitaires en pensant ainsi les
livrer au jugement de leurs pairs, du tribunal de l’histoire, de la conscience
nationale arabe…
La crédibilité de l’article en elle-même ne vaut pas que
celle du « Protocole des sages de Sion » : un vulgaire faux qui
n’empêche pas des centaines de milliers de lecteurs de le prendre encore pour
un document authentique alors ce n’est qu’un instrument de propagande, fabriqué
par un Russe vivant à Paris, à la demande de la police secrète du Tsar.
Tout bien passé, ce dossier sur « et-tatbi3 »
mérite d’être présenté à nos étudiants en journalisme comme l’exemple-type du
papier construit sur le modèle du « complot juif
international » tout en prétendant communiquer de l’information objective.
Tous les ingrédients du complot y sont : des voyages
douteux d’universitaires tunisiens vers des capitales où se trouvent au même
moment des Israéliens, des rencontres avec des diplomates dans les officines
glauques, des programmes de recherche sur les minorités juives (rien que
ça !) et – last but not least – la graine de Satan qui manquait au tableau,
une femme, une boursière tunisienne qui étudierait l’hébreu à Tel Aviv. Le coup
de grâce vient à la fin de l’article avec la question qui tue : « ces
agents de « tatbi3 » ne sont-ils pas mus par des intérêts autres
qu’universitaires ? »[2]
Suivez mon regard !
D’une façon générale, quand on décrypte les écrits des
rhéteurs de l’anti-tatbi3 qui usent allégrement de ce genre de manipulation, on
s’aperçoit que leur argumentaire se base souvent sur l’instrumentalisation de
cette (fausse) symétrie qui voudrait que tout soutien au processus de paix
équivaut à un dédouanement de la politique agressive et expansionniste de
l’Etat d’Israël soutenue par son allier américain.
« Et-tatbi3 » et le processus de paix
Or la vérité est heureusement attesté et consignée depuis
1993 sur les colonnes des journaux tunisiens (« Al Moula7idh » nº38
du 13/10/1993). On était un certain nombre d’intellectuels et de militants qui
déclarions déjà à l’époque qu’ « on considère que l’Accord
palestino-israélien du 13/09/1993 peut constituer un tournant historique
fondamental de nature à rompre avec ce que connaît cette région du monde depuis
plusieurs décennie d’exacerbation du racisme et du chauvinisme, d’aiguisement
des fanatismes religieux, de « légitimation » de la dictature, de
despotisme et de l’ingérence étrangère dans les affaires des Etats et des
peuples. Les signataires… expriment leur confiance sur la capacité du généreux
peuple palestinien, sa direction, ses cadres et ses élites d’une manière
générale à affronter cette nouvelle situation, à dépasser les difficultés, les
manœuvres et toute tentative des tenants de l’extrémisme, de la démagogie, ou
de l’obscurantisme – qu’il soient israéliens, palestiniens ou arabes, ou qu’ils
viennent d’ailleurs – de faire obstacle à cette dynamique ».
Nos choix sont donc clairs, nos appréhensions et nos
mises en garde n’ont pas été démenties 14 ans plus tard. Être donc solidaire
des Accords d’Oslo, c’est d’abord, et avant tout, se battre pour une
alternative qui vise à nous sortir du cercle infernal des incursions suivies
d’attentats, de la dialectique des deux haines, du concours de deux
mépris ; et c’est également renvoyer dos à dos les idéologues de la double
intoxication judéo centriste et néo-islamiste.
Contrairement aux apparences, toutes ces campagnes contre
« et-tatbi3 » dans le monde arabe ne cherchent absolument pas à
tracer une ligne de démarcation entre ceux qui sont et ceux qui sont contre le
droit du peuple palestinien à un Etat et à une terre. L’objectif, déclaré ou
camouflé, c’est avant tout d’étouffer les quelques espoirs d’une avancée
concrète dans le processus de paix.
Autrement dit, ce qu’a fait le Hamas à Gaza en juin
dernier et la dernière déclaration de Ben Laden du 30/12/2007 ont le mérite de
rendre les choix plus clairs : on est soit dans le processus de paix avec
l’OLP, soit avec le Hamas dans la stratégie des bombes humaines pour torpiller
toute avancée dans les négociations de paix avec Israël, pour « rayer
Israël de la carte du monde » (dixit Ahmadinedjad) et garder intact le
projet d’une Palestine terre musulmane et intégriste.
Antijudaïsme et néo-islamisme
La même alternative se présente aux Israéliens :
soit le Chass, Gush Emunim et tous les adeptes du message messianique qui se nourrissent
du mépris ant-arabe et promettent le Grand Israël, soit Shalom Arshav (la paix
maintenant), Uri Avnery ou Yossi Beilin qui se battent pour la paix et la
réconciliation avec le peuple palestinien.
Que les campagnes contre « et-tatbi3 » promettent
tous les glissements de sens et de position, ceci ne fait aucun doute.
Démagogie et manipulations rendent aisé un discret déplacement de la question
palestinienne du champ du politique vers celui du religieux et du
communautaire. Les pourfendeurs de la normalisation avec Israël se préoccupent
moins de la dénonciation politique des exactions de l’armée et de l’Etat
d’Israël que tout ce qui peut stigmatiser les Juifs et les Israéliens dans leur
ensemble, coupables d’un complot planétaire contre les Arabes et les Musulmans.
« Khaybar, Khaybar ya yahoud, jaych Mohamed sa ya3oud ». Ce slogan clamé par des militants politiques
et syndicalistes, certains nationalistes, d’autres de gauche, démocrates et des
droits de l’homme, dans les rues de Tunis et à la place de Mohamed Ali, lors
des manifestations de soutien au peuple irakien, prouve à quel point
l’antijudaïsme a gagné du terrain dans des sphères de l’opinion publique
tunisienne qu’on pensait rétives à la xénophobie et hostiles à toutes les
discriminations.
Nos médias officiels ne sont d’ailleurs en reste, qui
exaltent le martyre des auteurs d’attentat dont l’objectif est de tuer du Juif,
indistinctement, hommes, femmes et enfants. Par ailleurs, attentats souvent
dénoncés par la direction de l’OLP.
Pourquoi donc s’étonner quant un groupuscule d’étudiants
de la Faculté des Lettres de la Manouba tente d’empêcher une cérémonie en
hommage à Paul Sebag, professeur de sociologie et d’histoire, militant
communiste tunisien, mais qui a le tort selon eux, d’être juif, donc
potentiellement ou réellement pro-israélien.
Quelle bêtise ! Quelle honte ! Tous ces
comportements et toutes ces positions confortent la propagande sioniste
extrémiste qui veut montrer aux Juifs que l’antijudaïsme et la judéophobie sont
dans la nature des pays et des citoyens arabes et musulmans, que la persécution
et l’humiliation, c’est leur sort. Sauf s’ils font le bon choix qui leur
reste : émigrer vers la patrie des Juifs, Israël.
Ceci pour sembler paradoxal, mais en même temps
qu’Israël, c’est en fin de compte les islamistes qui nourrissent et se
nourrissent de l’antijudaïsme. Dénoncer Israël dans le registre théologique
permet à l’Islam politique de faire d’une pierre deux coups : s’acquitter
de ses obligations politico-politiciennes vis-à-vis des Palestiniens, d’une
part, et tirer sur un adversaire plus direct, plus proche et plus
concret : les laïcs et les acquis de la modernité et de la sécularisation
dans nos sociétés arabes et musulmanes, d’autre part. Malheureusement, cette
stratégie est relativement payante, puisque leur emboîtent aujourd’hui le pas
un nombre non négligeable de militants nationalistes arabes et de gauche,
« refroqués » néo-islamistes, qui pensent que le partage de la même
haine viscérale d’Israël est une plateforme politique suffisante pour tisser
des alliances !
Aussi, ne pas avoir compris que vouer aux gémonies et
sans nuance « et-tatbi3 » sert entre autres choses à réduire au
silence les voix qui appellent à la construction d’une Tunisie laïque,
démocratique et citoyenne, est un signe flagrant de cécité politique.
« Et-tatbi3 » et la dignité des juifs
tunisiens
La normalisation-réconciliation de la Tunisie avec une
autre facette de son identité, avec l’apport de nos concitoyens juifs à notre
histoire et à notre mémoire nationale est une action nécessaire sur les plans
aussi bien culturels, académique que politique. C’est indirectement notre
contribution, à notre petite échelle, au processus de la paix.
Quand « et-tatbi3 » consiste en des gestes de
reconnaissance de la dignité des Juifs tunisiens, de leur identité cousine ou
de leurs traditions voisines, ceci est à l’honneur de notre pays.
Quand « et-tatbi3 » consiste à rappeler à ceux
qui l’ignorent que dans notre lutte pour l’indépendance et pour la démocratie, il
y a eu des Tunisiens qui se nomment Adda, Bessis, Attal, Valensi, Nisard,
Maarek, Naccache… et j’en oublie. Ceci ne peut faire que du bien à la mémoire
nationale et à l’inculture de certains.
Bien sûr, si on commence à raisonner en termes de
contexte et d’opportunité politique, la normalisation-réconciliation n’est pas
et ne sera jamais une urgence. Pourquoi se compliquer la vie pour 3 à 4000
Juifs tunisiens ? Oui, mais ils étaient portant 100 000 en
1956 !
Mais si on fait bien attention, les grands choix
politiques et civilisationnels qui ont fait et qui font la fierté et la
renommée internationale de notre pays n’ont jamais attendu le feu vert de
l’opinion publique. Combien de Tunisiens étaient d’accord avec le président
Bourguiba pour promulguer le code du statut personnel ? Combien d’entre
eux approuvaient la nomination du Juif tunisien, André Baruch, ministre au sein
du premier et du second gouvernement de l’indépendance ? Il n’y en avait
certainement pas de masses.
Enfin et pour clore ces quelques propos sur
« et-tatbi3 », sujet ô combien sensible ! Une mise en garde ma
paraît nécessaire : cet article n’a pas l’ambition d’être l’énoncé de la
position juste, la clé de voûte du conflit israélo-palestinien. Loin de là.
C’est plus une réaction pour transgresser un tabou, les « thawâbet wa
houdoud » (fondamentaux et lignes rouges) que des
« terroristes » de la pensée libre cherchent à imposer sur les
colonnes des journaux et dans chaque débat sur la question palestinienne. Et
c’est également un message d’affection à tous les juifs tunisiens qui sont
encore parmi nous, notre seconde famille, en quelque sorte ; et une
invitation au retour au pays, à leur pays, à Gilbert, Marcel, Simone…
Moncef Ben Slimane est universitaire
[1] Réalités, nº783/784 du 28/12/2000
[2] Comble du sort, la réponse au journaliste lui est venue dans les colonnes
du même hebdomadaire où il exerçait à l’époque ses « talents » dans
un article intitulé « Tunisie : Y aura-t-il (vraiment) un syndicat
pour les journalistes ? » qui le cite en termes : « il y a
trois ans, Lotfi Hajji, membre à l’époque du bureau directeur de l’AJT,
présente sa démission et annonce, dans la foulée, sa volonté de créer un
syndicat pour les journalistes avec un groupe de confrères. Selon lui, il n’est
pas besoin d’obtenir une autorisation, le simple fait d’information suffit. Il
commence à collecter les montants des adhésions, contre la promesse d’une carte
de membre de syndicat. Une carte que les intéressés ou certains d’entre eux ne
verront jamais, ni leur argent d’ailleurs. »
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