mercredi 1 septembre 2021

De la normalisation avec Israël

 

                                               L’EXPRESSION Nº27 – 18 au 24 avril 2008

Moncef Ben Slimane

La visite de Sadate en Israël le 19 Novembre 1977 a provoqué une dénonciation quasi-unanime du monde arabe. Trente ans après, presque jour pour jour, Annapolis a vu la participation de tous les Etats arabes à une conférence de paix en présence d’une délégation israélienne. Durant toutes ces décennies les rapports que nous – comprenez les Arabes – avons avec Israël ont engendré une abondante littérature politique où un terme a toujours occupé une place de choix. Il s’agit d’ « el-tatbi3 », rapidement décliné « normalisation » en français. Un vocable sémantiquement intéressant, vu les polémiques qu’il a déclenchées et les ambiguïtés qu’il recèle.

« Et-tatbi3 » et la linguistique

Si on se réfère à l’étymon « attabi3a » (nature), « et-tatbi3 » voudrait dire : rendre naturelles les relations israélo-arabes. Ce qui n’est pas étymologiquement parlant, une hérésie ni un parjure en soi. Mais on est bien loin, comme on s’en doute, des réalités de la scène politique : être accusé de « tatbi3 » fait trembler depuis des années les militants politiques ou intellectuels arabes auxquels cette étiquette est collée.

En poussant un petit peu plus loin cette pérégrination, sans prétention scientifique, dans les arcanes de la linguistique, on rencontre dans le dialectal tunisien deux autres dérivés de « tatbi3 », qui sont de prime abord curieux : le premier « tab3a » (la boue) et le second « tâba3 » (tampon). L’on saisit très vite que penser, souhaiter ou déclarer que les relations entre « nous » et les Israéliens puissent un jour devenir normales, c’est une salissure qu’on porte comme une marque, un sceau… et si l’on est traîné dans la boue, c’est dans l’ordre naturel de la chose politique, me direz-vous.

L’autre singularité d’ « el-tatbi3 », c’est que c’est une notion-couffin, un fourre-tout. Dans la littérature politique, « el-tatbi3 » intéresse des fois les relations entre les Etats arabes et Israël, d’autres fois les « agents » qui peuvent être des hommes de cinéma, de théâtre, des syndicalistes, enfin tout citoyen arabe, qui à la maison ou aux champs, a de près ou de loin un comportement derrière lequel on pourrait soupçonner une once de proximité avec Israël ou les Israéliens.

Etant donné que l’ambiguïté du terme autorise tous les amalgames et tous les raccourcis, les innombrables tuteurs du peuple palestinien s’en donnent à cœur joie pour pourfendre, à droite comme à gauche, tous les traîtres à « la plus grande des causes » (« al qadhiya al-om »)

« Le complot juif international »

 La caricature des moudjahiddines contre « et-tatbi3 » est ce journaliste qui a lancé ce « cri d’alarme » dans un dossier dit journalistique de 5 pages ( !) intitulé « La recherche scientifique servira-t-elle de porte d’entrée au tatbi3 ? »[1] , un dossier qui jette l’opprobre sur des universitaires en pensant ainsi les livrer au jugement de leurs pairs, du tribunal de l’histoire, de la conscience nationale arabe…

La crédibilité de l’article en elle-même ne vaut pas que celle du « Protocole des sages de Sion » : un vulgaire faux qui n’empêche pas des centaines de milliers de lecteurs de le prendre encore pour un document authentique alors ce n’est qu’un instrument de propagande, fabriqué par un Russe vivant à Paris, à la demande de la police secrète du Tsar.

Tout bien passé, ce dossier sur « et-tatbi3 » mérite d’être présenté à nos étudiants en journalisme comme l’exemple-type du papier construit sur le modèle du  « complot juif international » tout en prétendant communiquer de l’information objective.

Tous les ingrédients du complot y sont : des voyages douteux d’universitaires tunisiens vers des capitales où se trouvent au même moment des Israéliens, des rencontres avec des diplomates dans les officines glauques, des programmes de recherche sur les minorités juives (rien que ça !) et – last but not least – la graine de Satan qui manquait au tableau, une femme, une boursière tunisienne qui étudierait l’hébreu à Tel Aviv. Le coup de grâce vient à la fin de l’article avec la question qui tue : « ces agents de « tatbi3 » ne sont-ils pas mus par des intérêts autres qu’universitaires ? »[2] Suivez mon regard !

D’une façon générale, quand on décrypte les écrits des rhéteurs de l’anti-tatbi3 qui usent allégrement de ce genre de manipulation, on s’aperçoit que leur argumentaire se base souvent sur l’instrumentalisation de cette (fausse) symétrie qui voudrait que tout soutien au processus de paix équivaut à un dédouanement de la politique agressive et expansionniste de l’Etat d’Israël soutenue par son allier américain.

« Et-tatbi3 » et le processus de paix

Or la vérité est heureusement attesté et consignée depuis 1993 sur les colonnes des journaux tunisiens (« Al Moula7idh » nº38 du 13/10/1993). On était un certain nombre d’intellectuels et de militants qui déclarions déjà à l’époque qu’ « on considère que l’Accord palestino-israélien du 13/09/1993 peut constituer un tournant historique fondamental de nature à rompre avec ce que connaît cette région du monde depuis plusieurs décennie d’exacerbation du racisme et du chauvinisme, d’aiguisement des fanatismes religieux, de « légitimation » de la dictature, de despotisme et de l’ingérence étrangère dans les affaires des Etats et des peuples. Les signataires… expriment leur confiance sur la capacité du généreux peuple palestinien, sa direction, ses cadres et ses élites d’une manière générale à affronter cette nouvelle situation, à dépasser les difficultés, les manœuvres et toute tentative des tenants de l’extrémisme, de la démagogie, ou de l’obscurantisme – qu’il soient israéliens, palestiniens ou arabes, ou qu’ils viennent d’ailleurs – de faire obstacle à cette dynamique ».

Nos choix sont donc clairs, nos appréhensions et nos mises en garde n’ont pas été démenties 14 ans plus tard. Être donc solidaire des Accords d’Oslo, c’est d’abord, et avant tout, se battre pour une alternative qui vise à nous sortir du cercle infernal des incursions suivies d’attentats, de la dialectique des deux haines, du concours de deux mépris ; et c’est également renvoyer dos à dos les idéologues de la double intoxication judéo centriste et néo-islamiste.

Contrairement aux apparences, toutes ces campagnes contre « et-tatbi3 » dans le monde arabe ne cherchent absolument pas à tracer une ligne de démarcation entre ceux qui sont et ceux qui sont contre le droit du peuple palestinien à un Etat et à une terre. L’objectif, déclaré ou camouflé, c’est avant tout d’étouffer les quelques espoirs d’une avancée concrète dans le processus de paix.

Autrement dit, ce qu’a fait le Hamas à Gaza en juin dernier et la dernière déclaration de Ben Laden du 30/12/2007 ont le mérite de rendre les choix plus clairs : on est soit dans le processus de paix avec l’OLP, soit avec le Hamas dans la stratégie des bombes humaines pour torpiller toute avancée dans les négociations de paix avec Israël, pour « rayer Israël de la carte du monde » (dixit Ahmadinedjad) et garder intact le projet d’une Palestine terre musulmane et intégriste.

 

 

Antijudaïsme et néo-islamisme

La même alternative se présente aux Israéliens : soit le Chass, Gush Emunim et tous les adeptes du message messianique qui se nourrissent du mépris ant-arabe et promettent le Grand Israël, soit Shalom Arshav (la paix maintenant), Uri Avnery ou Yossi Beilin qui se battent pour la paix et la réconciliation avec le peuple palestinien.

Que les campagnes contre « et-tatbi3 » promettent tous les glissements de sens et de position, ceci ne fait aucun doute. Démagogie et manipulations rendent aisé un discret déplacement de la question palestinienne du champ du politique vers celui du religieux et du communautaire. Les pourfendeurs de la normalisation avec Israël se préoccupent moins de la dénonciation politique des exactions de l’armée et de l’Etat d’Israël que tout ce qui peut stigmatiser les Juifs et les Israéliens dans leur ensemble, coupables d’un complot planétaire contre les Arabes et les Musulmans.

« Khaybar, Khaybar ya yahoud, jaych Mohamed sa ya3oud ». Ce slogan clamé par des militants politiques et syndicalistes, certains nationalistes, d’autres de gauche, démocrates et des droits de l’homme, dans les rues de Tunis et à la place de Mohamed Ali, lors des manifestations de soutien au peuple irakien, prouve à quel point l’antijudaïsme a gagné du terrain dans des sphères de l’opinion publique tunisienne qu’on pensait rétives à la xénophobie et hostiles à toutes les discriminations.

Nos médias officiels ne sont d’ailleurs en reste, qui exaltent le martyre des auteurs d’attentat dont l’objectif est de tuer du Juif, indistinctement, hommes, femmes et enfants. Par ailleurs, attentats souvent dénoncés par la direction de l’OLP.

Pourquoi donc s’étonner quant un groupuscule d’étudiants de la Faculté des Lettres de la Manouba tente d’empêcher une cérémonie en hommage à Paul Sebag, professeur de sociologie et d’histoire, militant communiste tunisien, mais qui a le tort selon eux, d’être juif, donc potentiellement ou réellement pro-israélien.

Quelle bêtise ! Quelle honte ! Tous ces comportements et toutes ces positions confortent la propagande sioniste extrémiste qui veut montrer aux Juifs que l’antijudaïsme et la judéophobie sont dans la nature des pays et des citoyens arabes et musulmans, que la persécution et l’humiliation, c’est leur sort. Sauf s’ils font le bon choix qui leur reste : émigrer vers la patrie des Juifs, Israël.

Ceci pour sembler paradoxal, mais en même temps qu’Israël, c’est en fin de compte les islamistes qui nourrissent et se nourrissent de l’antijudaïsme. Dénoncer Israël dans le registre théologique permet à l’Islam politique de faire d’une pierre deux coups : s’acquitter de ses obligations politico-politiciennes vis-à-vis des Palestiniens, d’une part, et tirer sur un adversaire plus direct, plus proche et plus concret : les laïcs et les acquis de la modernité et de la sécularisation dans nos sociétés arabes et musulmanes, d’autre part. Malheureusement, cette stratégie est relativement payante, puisque leur emboîtent aujourd’hui le pas un nombre non négligeable de militants nationalistes arabes et de gauche, « refroqués » néo-islamistes, qui pensent que le partage de la même haine viscérale d’Israël est une plateforme politique suffisante pour tisser des alliances !

Aussi, ne pas avoir compris que vouer aux gémonies et sans nuance « et-tatbi3 » sert entre autres choses à réduire au silence les voix qui appellent à la construction d’une Tunisie laïque, démocratique et citoyenne, est un signe flagrant de cécité politique.

« Et-tatbi3 » et la dignité des juifs tunisiens 

La normalisation-réconciliation de la Tunisie avec une autre facette de son identité, avec l’apport de nos concitoyens juifs à notre histoire et à notre mémoire nationale est une action nécessaire sur les plans aussi bien culturels, académique que politique. C’est indirectement notre contribution, à notre petite échelle, au processus de la paix.

Quand « et-tatbi3 » consiste en des gestes de reconnaissance de la dignité des Juifs tunisiens, de leur identité cousine ou de leurs traditions voisines, ceci est à l’honneur de notre pays.

Quand « et-tatbi3 » consiste à rappeler à ceux qui l’ignorent que dans notre lutte pour l’indépendance et pour la démocratie, il y a eu des Tunisiens qui se nomment Adda, Bessis, Attal, Valensi, Nisard, Maarek, Naccache… et j’en oublie. Ceci ne peut faire que du bien à la mémoire nationale et à l’inculture de certains. 

Bien sûr, si on commence à raisonner en termes de contexte et d’opportunité politique, la normalisation-réconciliation n’est pas et ne sera jamais une urgence. Pourquoi se compliquer la vie pour 3 à 4000 Juifs tunisiens ? Oui, mais ils étaient portant 100 000 en 1956 !

Mais si on fait bien attention, les grands choix politiques et civilisationnels qui ont fait et qui font la fierté et la renommée internationale de notre pays n’ont jamais attendu le feu vert de l’opinion publique. Combien de Tunisiens étaient d’accord avec le président Bourguiba pour promulguer le code du statut personnel ? Combien d’entre eux approuvaient la nomination du Juif tunisien, André Baruch, ministre au sein du premier et du second gouvernement de l’indépendance ? Il n’y en avait certainement pas de masses.

Enfin et pour clore ces quelques propos sur « et-tatbi3 », sujet ô combien sensible ! Une mise en garde ma paraît nécessaire : cet article n’a pas l’ambition d’être l’énoncé de la position juste, la clé de voûte du conflit israélo-palestinien. Loin de là. C’est plus une réaction pour transgresser un tabou, les « thawâbet wa houdoud » (fondamentaux et lignes rouges) que des « terroristes » de la pensée libre cherchent à imposer sur les colonnes des journaux et dans chaque débat sur la question palestinienne. Et c’est également un message d’affection à tous les juifs tunisiens qui sont encore parmi nous, notre seconde famille, en quelque sorte ; et une invitation au retour au pays, à leur pays, à Gilbert, Marcel, Simone…

Moncef Ben Slimane est universitaire                      



[1] Réalités, nº783/784 du 28/12/2000

[2] Comble du sort, la réponse au journaliste lui est venue dans les colonnes du même hebdomadaire où il exerçait à l’époque ses « talents » dans un article intitulé « Tunisie : Y aura-t-il (vraiment) un syndicat pour les journalistes ? » qui le cite en termes : « il y a trois ans, Lotfi Hajji, membre à l’époque du bureau directeur de l’AJT, présente sa démission et annonce, dans la foulée, sa volonté de créer un syndicat pour les journalistes avec un groupe de confrères. Selon lui, il n’est pas besoin d’obtenir une autorisation, le simple fait d’information suffit. Il commence à collecter les montants des adhésions, contre la promesse d’une carte de membre de syndicat. Une carte que les intéressés ou certains d’entre eux ne verront jamais, ni leur argent d’ailleurs. »    

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