dimanche 25 juillet 2021

IL FAUT « RE-FORMER » LES ETUDIANTS

 

L’économiste – du 21 Septembre au 6 Octobre 2011

L’économiste Maghrébin : Comment se porte l’université tunisienne ? Quel bilan dressez-vous notamment du système « License – Mastère – Doctorat » (LMD) ?

Moncef Ben Slimane : Ce dont a principalement souffert l’université, c’est du transfert mimétique du LMD, un système qui a d’abord été importé des Etats-Unis en Europe, puis d’Europe en Tunisie. Or en Tunisie, l’esprit « LMD » n’existe pas, encore moins les structures ou les acteurs. Pour avoir une idée de grandeur, il suffit de se référer aux chiffres : les Européens ont mis 8 ans pour mettre en place ce système, à la suite de nombreux débats, de polémiques et, surtout d’adaptations ; en Tunisie, le texte a été rédigé et mis en application tel quel, 8 mois après. Le LMD a été importé pour mettre l’université tunisienne au diapason des normes internationales en matière de formation et de diplômes. Ce n’est pas un fait nouveau : en 1962, nous nous étions déjà alignés sur l’université napoléonienne ! La question n’est pas d’être pour ou contre le LMD mais les tunisiens auraient pu reprendre le concept et le retravailler en fonction de nos spécificités, sans pour autant sortir du cadre global. Permettez-moi de vous donner un exemple. Le LMD suppose une licence en 3 ans ; or auparavant, on avait une maîtrise en 4 ans. Résultat : on a comprimé le programme de 4 années pour qu’il tienne en 3 ans seulement ! Avant on donnait des notes comme 10 ou 12 ; maintenant, avec les crédits d’enseignement, on va dire qu’à partir de 11, le crédit est accordé mais avec 8, c’est 50% du crédit ! On est loin de l’esprit du LMD : c’est plutôt du rafistolage d’anciennes formations pour les forcer à entrer dans le moule LMD !

Ensuite, c’est tout l’aspect pédagogique la relation entre enseignement et étudiant, qui est à revoir. Le LMD vise à donner de l’autonomie à l’étudiant ; or les étudiants tunisiens ont été pendant 50 ans formatés dans un système qui bridait leur autonomie. Les enseignants arrivent en classe, dictent leur cours, et ressortent ; les étudiants apprennent leurs leçons par cœur et les débitent telles quelles durant l’examen. Quand on leur demande de travailler seuls, de prendre des notes, de faire des recherches de façon autonome, ils ne savent pas faire. Cette chose extraordinaire que d’apprendre l’autonomie aux étudiants, de les rendre acteurs de leur apprentissage et pas seulement de consommateurs passifs, n’a pas été initiée et a même été fourvoyée. Moi, je continue à avoir des salles de classe composée d’étudiants amorphes, qui m’observent et qui répètent textuellement ce que je dis.

Le problème trouve sa source dans l’enseignement secondaire, voire primaire : c’est pour ça qu’il fallait bien réfléchir avant d’appliquer mécaniquement le système LMD ! Quand on accepte la philosophie du LMD et son mode de fonctionnement, il faut au préalable revenir sur la formation des universitaires et leur apprendre à enseigner, parce qu’ils ne savent pas promouvoir chez leurs étudiants l’autonomie pédagogique. Il faut « re-former » les étudiants en ce sens. Du coup, quand on a des modèles parachutés de la sorte sans réflexion a priori, il n’est pas étonnant que ça ne marche pas ! Certes, le modèle existe mais dans son application, ce n’est pas du LMD.

Il en va ainsi des cursus « à la carte ». Dans le système LMD, vous avez en principe le droit de changer de parcours : vous pouvez commencer votre licence à la fac de lettres du 9 Avril puis prendre quelques cours à l’IHEC, aller à l’ISG faire 2 ou 3 crédits et débarquer à l’école d’architecture pour suivre un cours d’histoire de l’architecture ! On en est bien loin… Cela relève de l’utopie. Si vous êtes inscrits à la faculté du 9 Avril, vous y resterez jusqu’à la fin de vos études, point barre.

·        Qu’en est-il de la gouvernance universitaire ? Quel a été l’impact de la révolution du 14 Janvier ?

« Il faut « re-former » les étudiants »

Sur la refonte des structures de gouvernance, il y a beaucoup à dire. Depuis au moins 20 ou 30 ans, l’université est mise au service de l’administration universitaire. Jusqu’à aujourd’hui, l’enseignant et la recherche universitaire sont au service de l’administration : ce ne sont pas les directeurs généraux, ce ne sont pas les agents du ministère, ce ne sont pas les secrétaires généraux qui sont au service de l’enseignement, c’est vous enseignant, qui êtes là à quémander une photocopie, à quémander un rendez-vous, à vous excuser de « déranger » pour organiser une soutenance… Je ne parle même pas de la prise des rendez-vous avec les cadres de l’administration du rectorat : c’est la croix et la bannière ! Quant au courrier jamais de réponse… Cette domination de l’administration se reflétait jusque dans les attitudes : les enseignants craignent les secrétaires généraux, tremblaient devant les recteurs ! L’administration avec l’appui des organes du RCD, faisait régner la terreur. Ici, à l’école d’architecture, il y avait du mauve et des portraits de Ben Ali partout, dans les classes comme à l’extérieur. Le plus triste dans tout ça, c’est qu’on se retrouvait à juste quatre ou cinq enseignants pour exiger de l’administration de retirer la banderole… Réponse de l’administration : trouvez-nous dix personnes et on tiendra compte de vos protestations… La peur était telle parmi mes collègues que nous n’y sommes jamais arrivés. L’administration, dans son fonctionnement jusqu’à aujourd’hui, a mis les enseignants à sa botte, dans les grands problèmes comme dans les détails du quotidien. Il y eu véritablement un climat d’arrogance des bureaucrates encouragé par l’impunité et la délation, qui a touché à la dignité des universitaires. C’est la force de Ben Ali : il a mis en place une administration « flico-académique » qui nous littéralement broyés et anesthésiés. Le 5 août 2008, par exemple, à l’université du 7 Novembre à Carthage accorde à Kadhafi le titre du Docteur Honoris Causa ! Vous vous imaginez Kadhafi, Docteur Honoris Causa ! C’est un véritable crime contre l’humanité intelligente, contre l’homo sapiens…

·        La part pandémique des jeunes étudiants (assistants et maîtres-assistants) dans l’effectif universitaire n’a-t-elle pas contribué à cette mainmise ?

Depuis le milieu des années 90, on observe une dépolitisation massive des jeunes. Cette génération d’étudiants, débarquant à l’université fraîchement auréolés de leur doctorat, n’a, depuis une bonne dizaine d’années, aucune culture ni même velléité d’engagement politique. Car, contrairement à la génération de leurs aînés (la mienne, par exemple), ils n’ont pas fait leurs armes syndicales et politiques dans le mouvement étudiant ! Du coup, les contestataires sont des quinquagénaires, des vieux quoi (rires)… J’exagère un peu le trait, il y a bien entendu des jeunes enseignants impliqués politiquement mais ils restent une minorité. Vous savez, dans les élections des conseils scientifiques ces dernières années, le RCD est arrivé à rafler près de 80% des sièges réservés aux étudiants élus ! C’est le paysage électoral et politique durant ces dix dernières années ! Des étudiants élus par d’autres étudiants membres du RCD ! J’ai assisté dans mon école à des élections truquées, vidées de leur sens, sans que personne ne proteste, ne s’oppose… L’élite universitaire n’avait d’élite que le nom : nous étions devenus de simples fonctionnaires de l’enseignement ! Et le syndicat de l’enseignement supérieur – qui avait la réputation d’être indiscipliné et de dire son mot – a été malheureusement mis au pas depuis cinq ou six ans par le bureau exécutif de l’UGTT. Tel était le bilan au 14 Janvier 2011.

·        Le Forum Universitaire Tunisien (FUT) est l’un des fruits du 14 Janvier. Quelle en est la mission ? Quels espoirs portez-vous pour l’enseignement supérieur ?

Le FUT est né de deux constats. Tout d’abord, contrairement à d’autres corps professionnels (comme les avocats, les juges, les agents de la municipalité, la police,…) les universitaires tunisiens ont été les grands absents et de la scène politique, avant et après le 14 Janvier. Deuxième constat : les universitaires ne bénéficiaient d’un lieu, d’un cadre de débats et d’échanges suite à une série de déceptions causées par le syndicat national et la direction de l’UGTT. Après le 14 Janvier, les universitaires étaient dans l’expectative, dans l’attente d’un changement de fond. Dès la reprise des cours, fin janvier 2011, des contacts se sont noués entre enseignants – via les réseaux sociaux notamment – pour engager une action, pour être présents dans la société civile. Et la forme choisie pour cet engagement était naturellement la création d’une association. Le FUT est né pour reconstruire des liens entre universitaires et pour créer un espace d’échanges, de débats et de propositions dans le cadre d’une action citoyenne. L’idée était de créer une association qui ne serait pas un syndicat sous une nouvelle forme avec ses pratiques désuètes, ses manipulations, son instrumentalisation du corps universitaire. C’est en fait une action citoyenne des universitaires pour créer un lieu de convergence où s’exprimerait leur parole, dans toute sa diversité.

L’élite universitaire n’avait d’élite que le nom : nous étions devenus de simples fonctionnaires de l’enseignement !

·        Comment comptez-vous contribuer à l’identification de l’université d’après le 14 Janvier ?  

 On pense organiser les Etats généraux de l’université en y impliquant toutes les parties prenantes. Une entrevue avec le ministre de l’Enseignement supérieur, M. Chaabouni, a été sollicité : il a accueilli favorablement notre proposition. Nous lui avons également fait part de notre vision quant aux modalités de l’élection (et de réélection) des directeurs, des recteurs et des doyens d’université, pour qu’elles soient désormais fondées sur la transparence et la responsabilité. Un vote responsable doit consacrer la démocratie représentative mais il suppose, nécessairement, que le vote doit être précédé de la présentation orale et de la discussion, par chacun des candidats à ces postes, de leur programme, et de leurs engagements afin que, nous électeurs, ayons la possibilité de comparer et de décider en connaissance de cause. Ce système amènerait en plus les élus à répondre, régulièrement au cours de leur mandat, de l’avancement de la réalisation de leur programme. La responsabilité va ici de pair avec le contrôle. Mais les dernières élections des responsables universitaires post-14 Janvier ce sont, à mon avis, fondamentalement déroulées selon les règles de l’ancien système. C’est vrai, les nominations ont disparu et le principe des élections a été généralisé, mais c’est l’arbre qui cache la forêt. Le mal endémique de la démocratie élective à l’université vient du fait qu’il y trois groupes de lobbies qui agissent : le lobby disciplinaire – par exemple, les doyens de la faculté de Sciences de Tunis sont souvent issus du département de physique, juste parce qu’ils sont importants du point quantitatif ! – le lobby syndical et le lobby politique. En général, on est élu en fonction des rapports de force entre ces trois groupes de pression. Cette règle du jeu a continué à fonctionner lors des dernières élections… Faire preuve de sa compétence, présenter un programme devant les enseignants-électeurs, c’était à mon avis, le SMIG universitaire pour ces élections post-révolutionnaires. On peut être un syndicaliste très populaire mais être le pire des électeurs ou des recteurs !

Deuxième revendication adressée au ministre : doter les conseils scientifiques d’université – le seul pouvoir local susceptible de contrebalancer le pouvoir central – d’un rôle non plus consultatif mais exécutif, lui permettant de prendre des décisions. Là encore, on a fait chou blanc. Les conseils scientifiques élus n’ont pas été à la hauteur de nos attentes, ni à celles de la révolution. Il aurait fallu être plus ambitieux, que les autorités aient réellement confiance dans les universitaires. Mais c’est peut-être trop demander au gouvernement provisoire que de « digérer » l’élan révolutionnaire…

L’autre plaie dont souffre l’université, c’est de voir encore manœuvrer les responsables du RCD dissous et les « mounachidine » : c’est inacceptable et indécent. Il ne faut pas déclencher une chasse aux sorcières mais tout simplement établir la liste avec la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution et les écarter définitivement ! C’est la moindre des choses à faire, par respect pour l’université. Je ne me résous pas à accepter qu’un enseignant mette des étudiants dans un bus pour les emmener soi-disant faire un exercice sur terrain, dévie le bus vers la tante de la compagne de Ben Ali et leur intime l’ordre de descendre pour exprimer leur soutien et de participer aux festivités ! Ce type de personnage n’a rien à voir avec l’université. Il faut mettre un terme à la capacité de nuisance de ces énergumènes, il y va de la dignité des universitaires.

                                                        Propos recueillis par Sihem Bouzid   

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