L’économiste – du 21 Septembre au 6 Octobre 2011
L’économiste Maghrébin : Comment se porte l’université
tunisienne ? Quel bilan dressez-vous notamment du système « License –
Mastère – Doctorat » (LMD) ?
Moncef Ben Slimane : Ce dont a principalement souffert
l’université, c’est du transfert mimétique du LMD, un système qui a d’abord été
importé des Etats-Unis en Europe, puis d’Europe en Tunisie. Or en Tunisie,
l’esprit « LMD » n’existe pas, encore moins les structures ou les
acteurs. Pour avoir une idée de grandeur, il suffit de se référer aux
chiffres : les Européens ont mis 8 ans pour mettre en place ce système, à
la suite de nombreux débats, de polémiques et, surtout d’adaptations ; en
Tunisie, le texte a été rédigé et mis en application tel quel, 8 mois après. Le
LMD a été importé pour mettre l’université tunisienne au diapason des normes
internationales en matière de formation et de diplômes. Ce n’est pas un fait
nouveau : en 1962, nous nous étions déjà alignés sur l’université
napoléonienne ! La question n’est pas d’être pour ou contre le LMD mais
les tunisiens auraient pu reprendre le concept et le retravailler en fonction
de nos spécificités, sans pour autant sortir du cadre global. Permettez-moi de
vous donner un exemple. Le LMD suppose une licence en 3 ans ; or
auparavant, on avait une maîtrise en 4 ans. Résultat : on a comprimé le
programme de 4 années pour qu’il tienne en 3 ans seulement ! Avant on
donnait des notes comme 10 ou 12 ; maintenant, avec les crédits
d’enseignement, on va dire qu’à partir de 11, le crédit est accordé mais avec
8, c’est 50% du crédit ! On est loin de l’esprit du LMD : c’est
plutôt du rafistolage d’anciennes formations pour les forcer à entrer dans le
moule LMD !
Ensuite, c’est tout l’aspect pédagogique la relation
entre enseignement et étudiant, qui est à revoir. Le LMD vise à donner de
l’autonomie à l’étudiant ; or les étudiants tunisiens ont été pendant 50
ans formatés dans un système qui bridait leur autonomie. Les enseignants
arrivent en classe, dictent leur cours, et ressortent ; les étudiants
apprennent leurs leçons par cœur et les débitent telles quelles durant
l’examen. Quand on leur demande de travailler seuls, de prendre des notes, de
faire des recherches de façon autonome, ils ne savent pas faire. Cette chose
extraordinaire que d’apprendre l’autonomie aux étudiants, de les rendre acteurs
de leur apprentissage et pas seulement de consommateurs passifs, n’a pas été
initiée et a même été fourvoyée. Moi, je continue à avoir des salles de classe composée
d’étudiants amorphes, qui m’observent et qui répètent textuellement ce que je
dis.
Le problème trouve sa source dans l’enseignement
secondaire, voire primaire : c’est pour ça qu’il fallait bien réfléchir
avant d’appliquer mécaniquement le système LMD ! Quand on accepte la
philosophie du LMD et son mode de fonctionnement, il faut au préalable revenir
sur la formation des universitaires et leur apprendre à enseigner, parce qu’ils
ne savent pas promouvoir chez leurs étudiants l’autonomie pédagogique. Il faut
« re-former » les étudiants en ce sens. Du coup, quand on a des
modèles parachutés de la sorte sans réflexion a priori, il n’est pas étonnant
que ça ne marche pas ! Certes, le modèle existe mais dans son application,
ce n’est pas du LMD.
Il en va ainsi des cursus « à la carte ». Dans
le système LMD, vous avez en principe le droit de changer de parcours :
vous pouvez commencer votre licence à la fac de lettres du 9 Avril puis prendre
quelques cours à l’IHEC, aller à l’ISG faire 2 ou 3 crédits et débarquer à l’école
d’architecture pour suivre un cours d’histoire de l’architecture ! On en
est bien loin… Cela relève de l’utopie. Si vous êtes inscrits à la faculté du 9
Avril, vous y resterez jusqu’à la fin de vos études, point barre.
·
Qu’en est-il de la gouvernance universitaire ? Quel
a été l’impact de la révolution du 14 Janvier ?
« Il faut « re-former » les
étudiants »
Sur la refonte des structures de gouvernance, il y a
beaucoup à dire. Depuis au moins 20 ou 30 ans, l’université est mise au service
de l’administration universitaire. Jusqu’à aujourd’hui, l’enseignant et la
recherche universitaire sont au service de l’administration : ce ne sont
pas les directeurs généraux, ce ne sont pas les agents du ministère, ce ne sont
pas les secrétaires généraux qui sont au service de l’enseignement, c’est vous
enseignant, qui êtes là à quémander une photocopie, à quémander un rendez-vous,
à vous excuser de « déranger » pour organiser une soutenance… Je ne
parle même pas de la prise des rendez-vous avec les cadres de l’administration
du rectorat : c’est la croix et la bannière ! Quant au courrier
jamais de réponse… Cette domination de l’administration se reflétait jusque
dans les attitudes : les enseignants craignent les secrétaires généraux,
tremblaient devant les recteurs ! L’administration avec l’appui des
organes du RCD, faisait régner la terreur. Ici, à l’école d’architecture, il y
avait du mauve et des portraits de Ben Ali partout, dans les classes comme à
l’extérieur. Le plus triste dans tout ça, c’est qu’on se retrouvait à juste
quatre ou cinq enseignants pour exiger de l’administration de retirer la
banderole… Réponse de l’administration : trouvez-nous dix personnes et on
tiendra compte de vos protestations… La peur était telle parmi mes collègues
que nous n’y sommes jamais arrivés. L’administration, dans son fonctionnement
jusqu’à aujourd’hui, a mis les enseignants à sa botte, dans les grands
problèmes comme dans les détails du quotidien. Il y eu véritablement un climat
d’arrogance des bureaucrates encouragé par l’impunité et la délation, qui a
touché à la dignité des universitaires. C’est la force de Ben Ali : il a
mis en place une administration « flico-académique » qui nous
littéralement broyés et anesthésiés. Le 5 août 2008, par exemple, à
l’université du 7 Novembre à Carthage accorde à Kadhafi le titre du Docteur
Honoris Causa ! Vous vous imaginez Kadhafi, Docteur Honoris Causa !
C’est un véritable crime contre l’humanité intelligente, contre l’homo sapiens…
·
La part pandémique des jeunes étudiants (assistants et
maîtres-assistants) dans l’effectif universitaire n’a-t-elle pas contribué à
cette mainmise ?
Depuis le milieu des années 90, on observe une
dépolitisation massive des jeunes. Cette génération d’étudiants, débarquant à
l’université fraîchement auréolés de leur doctorat, n’a, depuis une bonne
dizaine d’années, aucune culture ni même velléité d’engagement politique. Car,
contrairement à la génération de leurs aînés (la mienne, par exemple), ils
n’ont pas fait leurs armes syndicales et politiques dans le mouvement
étudiant ! Du coup, les contestataires sont des quinquagénaires, des vieux
quoi (rires)… J’exagère un peu le trait, il y a bien entendu des jeunes
enseignants impliqués politiquement mais ils restent une minorité. Vous savez,
dans les élections des conseils scientifiques ces dernières années, le RCD est
arrivé à rafler près de 80% des sièges réservés aux étudiants élus ! C’est
le paysage électoral et politique durant ces dix dernières années ! Des
étudiants élus par d’autres étudiants membres du RCD ! J’ai assisté dans
mon école à des élections truquées, vidées de leur sens, sans que personne ne
proteste, ne s’oppose… L’élite universitaire n’avait d’élite que le nom :
nous étions devenus de simples fonctionnaires de l’enseignement ! Et le
syndicat de l’enseignement supérieur – qui avait la réputation d’être
indiscipliné et de dire son mot – a été malheureusement mis au pas depuis cinq
ou six ans par le bureau exécutif de l’UGTT. Tel était le bilan au 14 Janvier
2011.
·
Le Forum Universitaire Tunisien (FUT) est l’un des fruits
du 14 Janvier. Quelle en est la mission ? Quels espoirs portez-vous pour l’enseignement
supérieur ?
Le FUT est né de deux constats. Tout d’abord,
contrairement à d’autres corps professionnels (comme les avocats, les juges,
les agents de la municipalité, la police,…) les universitaires tunisiens ont
été les grands absents et de la scène politique, avant et après le 14 Janvier.
Deuxième constat : les universitaires ne bénéficiaient d’un lieu, d’un
cadre de débats et d’échanges suite à une série de déceptions causées par le
syndicat national et la direction de l’UGTT. Après le 14 Janvier, les
universitaires étaient dans l’expectative, dans l’attente d’un changement de
fond. Dès la reprise des cours, fin janvier 2011, des contacts se sont noués
entre enseignants – via les réseaux sociaux notamment – pour engager une
action, pour être présents dans la société civile. Et la forme choisie pour cet
engagement était naturellement la création d’une association. Le FUT est né
pour reconstruire des liens entre universitaires et pour créer un espace
d’échanges, de débats et de propositions dans le cadre d’une action citoyenne.
L’idée était de créer une association qui ne serait pas un syndicat sous une
nouvelle forme avec ses pratiques désuètes, ses manipulations, son
instrumentalisation du corps universitaire. C’est en fait une action citoyenne
des universitaires pour créer un lieu de convergence où s’exprimerait leur
parole, dans toute sa diversité.
L’élite universitaire n’avait d’élite que
le nom : nous étions devenus de simples fonctionnaires de
l’enseignement !
·
Comment comptez-vous contribuer
à l’identification de l’université d’après le 14 Janvier ?
On pense organiser les Etats généraux de
l’université en y impliquant toutes les parties prenantes. Une entrevue avec le
ministre de l’Enseignement supérieur, M. Chaabouni, a été sollicité : il a
accueilli favorablement notre proposition. Nous lui avons également fait part
de notre vision quant aux modalités de l’élection (et de réélection) des
directeurs, des recteurs et des doyens d’université, pour qu’elles soient
désormais fondées sur la transparence et la responsabilité. Un vote responsable
doit consacrer la démocratie représentative mais il suppose, nécessairement,
que le vote doit être précédé de la présentation orale et de la discussion, par
chacun des candidats à ces postes, de leur programme, et de leurs engagements
afin que, nous électeurs, ayons la possibilité de comparer et de décider en
connaissance de cause. Ce système amènerait en plus les élus à répondre,
régulièrement au cours de leur mandat, de l’avancement de la réalisation de
leur programme. La responsabilité va ici de pair avec le contrôle. Mais les
dernières élections des responsables universitaires post-14 Janvier ce sont, à
mon avis, fondamentalement déroulées selon les règles de l’ancien système.
C’est vrai, les nominations ont disparu et le principe des élections a été
généralisé, mais c’est l’arbre qui cache la forêt. Le mal endémique de la
démocratie élective à l’université vient du fait qu’il y trois groupes de
lobbies qui agissent : le lobby disciplinaire – par exemple, les doyens de
la faculté de Sciences de Tunis sont souvent issus du département de physique,
juste parce qu’ils sont importants du point quantitatif ! – le lobby
syndical et le lobby politique. En général, on est élu en fonction des rapports
de force entre ces trois groupes de pression. Cette règle du jeu a continué à
fonctionner lors des dernières élections… Faire preuve de sa compétence, présenter
un programme devant les enseignants-électeurs, c’était à mon avis, le SMIG
universitaire pour ces élections post-révolutionnaires. On peut être un
syndicaliste très populaire mais être le pire des électeurs ou des
recteurs !
Deuxième revendication adressée au ministre : doter
les conseils scientifiques d’université – le seul pouvoir local susceptible de
contrebalancer le pouvoir central – d’un rôle non plus consultatif mais
exécutif, lui permettant de prendre des décisions. Là encore, on a fait chou
blanc. Les conseils scientifiques élus n’ont pas été à la hauteur de nos
attentes, ni à celles de la révolution. Il aurait fallu être plus ambitieux,
que les autorités aient réellement confiance dans les universitaires. Mais
c’est peut-être trop demander au gouvernement provisoire que de
« digérer » l’élan révolutionnaire…
L’autre plaie dont souffre l’université, c’est de voir
encore manœuvrer les responsables du RCD dissous et les
« mounachidine » : c’est inacceptable et indécent. Il ne faut
pas déclencher une chasse aux sorcières mais tout simplement établir la liste
avec la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution et
les écarter définitivement ! C’est la moindre des choses à faire, par
respect pour l’université. Je ne me résous pas à accepter qu’un enseignant mette
des étudiants dans un bus pour les emmener soi-disant faire un exercice sur
terrain, dévie le bus vers la tante de la compagne de Ben Ali et leur intime
l’ordre de descendre pour exprimer leur soutien et de participer aux
festivités ! Ce type de personnage n’a rien à voir avec l’université. Il
faut mettre un terme à la capacité de nuisance de ces énergumènes, il y va de
la dignité des universitaires.
Propos recueillis par Sihem Bouzid
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