I– Introduction
Un survol rapide de près de vingt
années d'enseignement des sciences humaines et sociales à l'ITAAU, puis l'ENAU,
me laisse l'impression d'une expérience pédagogique inachevée et sans cesse
objet de débats et de controverses.
Cette impression personnelle a été probablement forgée par suite des nombreux problèmes d'adaptation de contenus, de partage de cursus, d'enveloppe horaire, de conflits de compétence que j'ai rencontrés en enseignant les sciences humaines et sociales (SHS) dans une école d'architecture.
Sans doute, plusieurs collègues, autres qu'architectes, partageraient ce sentiment avec moi et confirmeraient l'état de "ni guerre, ni paix" qui gère les rapports entre l'architecture, d'une part, et la sociologie, la géographie, les mathématiques, le droit..., d'autre part.
Toutefois, et sans nier l'effet d'érosion des meilleures volontés, entraîné par ce type d'environnement, je dois reconnaître que, paradoxalement, une pratique d'enseignement - toujours soumise à l'épreuve et à la preuve - peut susciter de l'intérêt pour des expériences innovantes, un peu en dehors des chemins battus de l'enseignement universitaire classique.
Malgré cela, il est certain, qu'aussi bien l'enseignement de l'architecture que de l'urbanisme se trouve confronté au même défi pédagogique : comment aborder un objet unique et commun, l'espace, par des disciplines que l'histoire de la connaissance et la pratique universitaire ont tout fait pour les séparer et pour tracer des frontières étanches entre elles ?
La meilleure manière de répondre à cette question centrale est, me semble-t-il, le retour sur mon parcours personnel d'enseignant avec la distance nécessaire pour une auto-évaluation la plus objective possible.
II. La première piste :le cours “ Introduction aux composantes sociales et culturelles de l'espace dans les Sciences Humaines »
En entreprenant dès 1980 des
recherches et des lectures pour ma thèse de troisième cycle , je pus accumuler
un matériau intéressant pour structurer
un cours sur la notion d'espace.
Les notes de lecture puisées dans les écrits des sociologues, géographes, anthropologues, psychologues et sémiologues allaient constituer l'ossature et le corps d'un cours sur l'espace dans les Sciences Humaines.
La notion d'espace, pour ce cours, serait une sorte de prisme dont chaque facette représente le contenu que lui assigne une discipline des SHS. Il faut aussi préciser que ce n'est pas tout ce qui a été dit par la géographie, par exemple, sur l'espace qui est communiqué à l'étudiant, mais un concept pris dans le travail d'un chercheur.
Ce projet de cours prit une forme presque définitive en 1987 et s'articula autour des concepts et auteurs suivants : Le territoire (l'approche éthologique) ; les coquilles (A. Moles) ; la bulle (E.Hall) ; la carte mentale (K. Lynch) ; l'espace de l'enfant (J. Piaget) ; l'espace a priori (E. Kant)...
Les concepts présentés étaient la plupart du temps le résultat d'une expérimentation, rendant ainsi la chose plus familière à des étudiants plus habitués à des exposés d'expériences scientifiques qu'à des discours intellectuels et théoriques.
Mes travaux de thèse m'ont également permis de proposer un cours optionnel destiné aux étudiants du 2nd cycle architecture. Intitulé "les pratiques de l'espace de l'habitat et du quartier", cet enseignement s'adressait aux étudiants désireux de soutenir une thèse d'architecture sur l'habitat. Le contenu consistait en effet en un ensemble d'instruments de réflexion et de techniques d'investigation susceptibles d'être mis en branle dans une recherche.
Confrontés souvent à la phase
"Analyse du site" où ils doivent après coup insérer leur proposition
spatiale, les étudiants en thèse sont souvent demandeurs de méthodologie et de
techniques d'enquête pour aborder cette phase d'analyse.
III.
La seconde piste : l'atelier
pluridisciplinaire d’architecture
Quand on parle de pluridisciplinarité dans les écoles d'architecture, ça sous-entend généralement trois champs de la connaissance : l'architecture, les arts plastiques et les sciences humaines et sociales.
Bien que ponctué par des moments de tension, mon séjour dans les ateliers fut une expérience fort enrichissante car elle m'a offert un poste d'observation extraordinaire sur ces lieux de transmission du savoir architectural.
Au début, ma participation se limitait à quelques discussions avec les étudiants sans un apport organisé et réfléchi de ma part. Ce n'est qu'au moment où j'ai pénétré d'une façon satisfaisante le fonctionnement pédagogique de l'atelier et du projet, que mon "suivi" des étudiants devint productif et précis.
Ma mission consista
alors à offrir une "aide à la maturation" du projet architectural et
ce, en poussant l'étudiant à la clarification et à la conceptualisation des
idées, des intentions et des choix d'organisation d'espaces qui sont l'objet et
l'enjeu de l'exercice d'atelier.
Les phases principales de cette
pédagogie du projet sont généralement au nombre de trois : l'analyse, la
programmation et la mise en forme, durant lesquelles il n’y a véritablement
besoin d'encadrement en Sciences Humaines qu'au cours de la première et le
début de la seconde phase.
En cette étape, l'étudiant s'adresse principalement à l'enseignant des sciences humaines puisqu'on exige de lui l'analyse des modes de vie et des comportements spatiaux induits par le projet.
Ma contribution consistait à suggérer à l'étudiant une méthode pour différencier les comportements de sa population cible en usant surtout des critères socio-démographiques (origine, revenu, situation, taille de la famille...). Pour introduire des éléments dynamiques et symboliques, je ne manquais pas de sensibiliser l'étudiant à l'environnement culturel global et aux aspirations sociales véhiculées par les usagers potentiels de son projet.
En fait, mon objectif consistait à amener l'étudiant à comprendre que les modes de vie identifiés et différenciés se traduisent par des pratiques spécifiques de l'espace référant au projet.
Au cours de la phase de programmation, le message pédagogique des sciences humaines traite surtout de la confrontation des normes proposées par des grilles de programmation aux quantités et qualités spatiales déterminées par les pratiques des acteurs sociaux concrets.
Quand l'atelier aborde la phase de la mise en forme, c'est-à-dire la traduction spatiale des intentions architecturales arrêtées lors de l'analyse et de la programmation, mon rôle se réduit souvent à une présence presque formelle.
J'ai pensé au début que ma "mise à l'écart" était le résultat de la concurrence déloyale et de la mauvaise volonté des architectes-enseignants de l'atelier. Mais avec le temps et la réflexion, je me suis rangé à l'idée que la nature même d cette phase de mise en forme du projet ne peut nullement cadrer ni avec l'esprit de la démarche des sciences humaines et sociales, ni avec la didactique. Je reviendrais plus loin (cf. IV.2) sur cet aspect pour l'expliciter
L'état de déliquescence du département architecture, le reflux de la demande des SHS et des difficultés de toutes sortes s'accumulèrent pour me décider à mettre un terme à ma présence dans les ateliers d'architecture après huit ans d'expérience.
Tout au long du récit de mon itinéraire d'enseignant au sein du département architecture, j'ai signalé à plusieurs reprises les problèmes soulevés par l'insertion des SHS dans le cursus pédagogique.
Mes remarques à ce propos n'ont pas dépassé l'aspect descriptif de la question. Il serait peut-être intéressant de les approfondir dans le cadre d'un essai de réflexion sur la place des Sciences humaines et sociales de l'espace dans la formation des architectes.
IV. Les obstacles à l'intégration des Sciences Humaines.
1. Les lacunes du secondaire
Il me semble que l'un des handicaps les plus sérieux qui frappe les bacheliers (Math, Sciences) orientés vers l'architecture, fut leur "analphabétisme" pour tout ce qui ne touche pas aux sciences exactes.
Le "degré zéro" atteint par le niveau de la culture générale des étudiants des filières scientifiques a d'ailleurs largement motivé la réforme générale de l'enseignement de 1990 qui a cherché à revaloriser les disciplines à caractère culturel et social dans les classes scientifiques du second cycle du secondaire.
Toutefois, au département
architecture, les cohortes d'étudiants qui se sont succédées ces vingt
dernières années présentaient des lacunes si grandes qu'elles rendaient souvent
désespérante toute tentative de transmettre des rudiments de connaissance en
matière de SHS.
· Le niveau très faible de la culture générale et de la maîtrise de la langue française qui est la langue d'enseignement ;
· L'absence de "sens critique" et de raisonnement logique dus à une pédagogie directive privilégiant l'effort de mémorisation et ne prédisposant pas l'élève à l'effort d'autodidaxie.
2. Architecture et Sciences Humaines : Deux esprits différents
Il existe une distance difficile à combler entre l'architecture et les SHS. Chacune des deux disciplines, quand elle aborde la problématique de l'espace, procède d'un mouvement de l'esprit singulier.
L'architecture est l'instrument didactique, par excellence, de la "création formelle". Tandis que les SHS cherchent à doter l'étudiant d'outils intellectuels pour "l'activité d'analyse".
L'écart entre les postures des deux disciplines est donc bien réel : la conception et la création d'espace sous-entend une "posture anticipatrice" (l'architecture) ; par contre, l'objet des SHS est la description et l'analyse de l'espace à partir "d'une posture explicative".
On ne peut donc dépasser allègrement
ces problèmes de fond qui rendent difficiles la proximité entre ces deux
disciplines pour l'enseignement du projet. Comment en effet préserver les
frontières épistémologiques de chacune de
ces disciplines et leur demander, en même temps, de s'ouvrir l'une à
l'autre dans le cadre de la pluridisciplinarité ? Un exercice didactique
funambulesque !
3. Le mouvement de bascule
Les mouvements d'attraction et de répulsion qui règlent les rapports entre architecture et SHS resurgissent encore une fois quand il s'agit de choisir le type d'institution universitaire où on désire enseigner.
En effet, les enseignants de l'ITAAU se posent à intervalles réguliers l'éternelle question : devons-nous choisir le modèle école ou faculté pour notre institution d'enseignement ? Quand la formulation varie, on dit alors : n'avons-nous pas une "spécificité" et une position particulière dans l'université à défendre? Sommes-nous des enseignants-universitaires, au sens classique du terme, ou un corps particulier (les architectes) ?
Des questions qui émergent à chaque crise de l'institution et qui traduisent ce mouvement de bascule de l'ITAAU entre le système d'école (d'art) et le modèle facultaire
Une hésitation à choisir entre :
· D'une part, un enseignement subordonné à la profession, à la tradition des "Maîtres" selon le modèle des "Beaux-Arts". Le risque, dans ce cas, est celui d'aboutir à une formation basée sur la reproduction des compétences ;
· D'autre part, un enseignement universitaire, modèle facultaire, avec des enseignants maîtrisant avant tout la pédagogie et la discipline. Mais la formation qui en résulte risque, alors, de couper les ponts avec les réalités de l'exercice professionnel.
Pour surmonter cet insoutenable tiraillement, on a souvent pensé que le traitement consisterait à faire une "bonne" réforme, autrement dit, à trouver les textes juridiques, les structures pédagogiques et les contenus didactiques capables de garantir un "métissage" heureux des disciplines.
Quand
la réforme n'est pas à l'ordre du jour, on gérait au mieux les situations de
conflit entre enseignement et enseignants d'ateliers, d'un côté, et ceux des
cours théoriques, de l'autre côté.
4. Les tendances
Par ailleurs, les tendances architecturales dans lesquelles se reconnaissent les enseignants-architectes de l'ITAAU ont leurs répercussions, négatives ou positives, sur la nature des rapports entre architecture et SHS.
Je pense qu'on peut ranger dans les rangs de ceux qui sont favorables aux SHS, les architectes-enseignants qui adhèrent à une "ligne humaniste". Une tendance qui se fonde sur une critique de l'architecture d'agence et qui appelle à un enseignement où les dimensions sociales, culturelles et symboliques de l'espace sont valorisées. C'est surtout les enseignants du 1er cycle qui participent à ce courant d'idées.
La seconde tendance qui ne cache pas sa méfiance, sinon son hostilité, à l'égard des historiens, géographes et autres « pauvres sociologues », développe un discours de type libéral et technocratique. Elle enveloppe ses choix pédagogiques dans une sorte d'idéologie où on retrouve les thèmes en vogue du mérite, de la rationalité scientifique, de l'efficacité technique et de la “ réussite ” sociale.
Ces architectes-enseignants sont fortement présents dans le second cycle où ils pratiquent un enseignement soumis aux règles de la rentabilité. Il s'agit pour les étudiants de "pondre" de bons projets d'architecture à l'image de leur professeur qui a réussi et dont l'agence "marche". C’est l’esprit de ‘’l’Ordre’’ ( des architectes, bien sûr) qui règne sur ce type de formation.
Évidemment, dans ce type de pédagogie, l'analyse multidimensionnelle de l'espace revendiquée par les sciences humaines ne peut être considérée que comme une perte de temps et une rhétorique sans intérêt.
Je dois reconnaître que la tendance libérale et technocratique a marqué une avancée sensible ces dix dernières années à l'ITAAUT. Quels sont les facteurs qui l'ont favorisée ? On peut en déceler trois : le désengagement de l'Etat du secteur public et social de la construction, la crise de la profession d'architecte et les réajustements qu'elle entraîne, l'hégémonie au sein de l'université d'un modèle pédagogique élitiste.
Les textes publiés en 1995 et organisant l'enseignement dans le département architecture ont, en grande partie, entériné les choix précédents.
L'apathie des enseignants et des étudiants et la "crise" du service public n'ont fait que conforter les tenants de la méritocratie et de la "top-archi".
L'administration de tutelle de l'ENAU a suivi le mouvement et a soutenu cette réforme 95 des études d'architecture qui enterre celle de 1980. Elle l'a fait avec d’autant plus de satisfaction qu'elle dénie aux modules d'enseignement autres que ceux de l'architecture toute légitimité pédagogique, tout en leur assurant une présence légale dans les formes et illusoire dans la réalité.
On
peut dire que l'expérience de la pluridisciplinarité, qui a longtemps
caractérisé l'enseignement de l'architecture à l'ITAAU, a vécu ses derniers
jours en 1995.
V. Prudence
Les développements précédents concernant mon vécu de l'expérience d'intégration des SHS à l'ITAAU montrent à quel point une pédagogie de la multidisciplinarité est difficile à mettre en pratique dans l'enseignement des ateliers d'architecture.
Cette option pédagogique nécessite sans doute un travail théorique et pratique de longue haleine dans une atmosphère de sérénité et loin des jalousies et conflits entre enseignants de spécialité différente.
J'aurais même tendance à croire qu'il faudrait de l'optimisme et plus de distance culturelle et idéologique pour que des passerelles entre, architecture et SHS se mettent en place.
Aujourd’hui, je suis convaincu que la “ recette miracle ” n’existe pas, et que ces passerelles entre secteurs différents de la connaissance doivent être construites sans brusquer le mouvement naturel des êtres et des idées par un excès d'enthousiasme et de volontarisme.
Dans
ce métissage entre les disciplines, il n’y va pas seulement de l’avenir de
l’enseignement de l’architecture mais de tout l’enseignement universitaire.
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