A l’instar des
observateurs de la scène politique tunisienne, notre association Lam Echaml fut
surprise par les résultats des élections de 2019. Il nous a donc paru
nécessaire d’entreprendre une étude[1] à laquelle une partie a
tenté de répondre à une question que s’est souvent posée l’opinion
publique : quelles sont les motivations et les facteurs qui ont poussé une
majorité des jeunes à voter Kais Saied aux élections de 2019 ?
Plus de 4000
jeunes des deux sexes ont été interrogés dans les 24 gouvernorats de la
République.
Cette étude a pu être menée à bon port grâce au soutien de
l’Union Européenne et à la collaboration des experts[2], et des
enquêteurs/enquêtrices de Lam Echaml.
Une décennie de rupture des jeunes avec la classe politique et l’Etat :
Les élections de 2011, les premières libres dans une Tunisie
débarrassée de son régime autoritaire, étaient marquées par une forte
participation de la population, d’une part, et une abstention sensible des jeunes,
d’autre part.
Selon notre enquête, cette forte abstention aux élections
reflétant les faibles niveaux de participation politique des jeunes, est l’un
des multiples paradoxes d’une révolution qui avait été initiée par eux, mais
vite subtilisée par les «vieux»[3]
politiciens. Pour autant, la faible réponse des pouvoirs établis après 2011 aux
revendications des jeunes n’a fait que consolider la rupture entre ces
derniers, la classe dirigeante et les instituions de l’Etat.
Les différents gouvernements qui se sont succédé au cours de cette
décennie n’ont pas réussi à mettre un terme à la persistance du chômage, à
l’aggravation de l’injustice sociale et à la corruption.
Les
jeunes, Facebook et les élections de 2019 :
Le rendez-vous électoral de
2019 s’est distingué par une forte activité des jeunes sur les réseaux sociaux.
L’enquête a d’abord noté que tous les candidats n’ont pas été suivis avec la
même ampleur sur Facebook. K. Saied a bénéficié du suivi le plus régulier,
suivi de S. Said (8,2%) N. Karoui (6,1%).
Pour K. Saied, ce sont les
jeunes des classes moyennes qui l’ont le plus suivi régulièrement sur Facebook.
Pour N. Karoui, A. Moussi, Y. Chahed et S. Said, ce sont, au contraire, les
jeunes issues des classes supérieurs à la moyenne qui les ont suivis
régulièrement.
Le suivi régulier sur
Facebook est plus marqué pour ceux qui ont un engagement politique citoyen,
alors que le niveau d’instruction n’a pas l’air d’avoir eu un impact sur cette
activité.
Quel profil de président les jeunes tunisiens
souhaitent-ils ?
Selon les jeunes interrogés,
l’intégrité est la première qualité souhaitée pour un président[4].
Ce choix reflète en quelque sorte les problèmes que vit le pays, à savoir :
l’extension de la corruption sur tout le territoire.
Les difficultés à gérer les
affaires de l’Etat et les problèmes de gouvernance ont conduit les jeunes à
choisir l’expérience dans l’exercice des fonctions étatiques comme
seconde qualité[5].
Le marasme économique dans
lequel le pays s’est enlisé, a amené presque 1/5ème des jeunes à
choisir comme troisième qualité : un candidat qui a un programme
économique.
Très peu de jeunes ont
mentionné l’appartenance à un parti au pouvoir ou à un parti
d’opposition.
Malgré le fait qu’on ait
observé une forme de régionalisme dans le vote, le choix d’un candidat de la même
région n’apparait pas comme qualité importante[6].
Cependant l’appartenance régionale du candidat pèse
dans l’orientation du vote sensiblement dans le Nord et le Centre et un peu
moins dans le Sud.
Il est intéressant de noter
également que la religion a une très faible influence sur les jeunes (2,4%) pour le choix du candidat à
la présidence.
Les surprises du second tour des élections de 2019
Le second tour des élections
présidentielles a confirmé la forte victoire de K. Saied. Les résultats de
l’enquête montrent que 88,7% des jeunes ont voté pour lui et 12,3% pour N.
Karoui. Ces résultats sont comparables à ceux trouvés dans les enquêtes menées
à la sortie des urnes et qui ont indiqué que 90% des jeunes âgés de 18 à 25 ans
ont voté pour K. Saied. Ceux qui ont voté pour lui au premier tour ont
renouvelé le même vote (93,5%).
Une année après comment les jeunes jugent-ils l’exercice de
K. Saied ?
Après une année à la tête de
l’Etat, l’évaluation par les jeunes des performances du Président K. Saied
soulève un certain nombre de questions.
Un peu plus du quart des
jeunes enquêtés pensent que l’exercice du Président de la République est de
bonne qualité, presque la moitié la juge moyenne et le quart qui reste la
trouve plutôt mauvaise. Est-ce le signe d’une déception politique ? Est-il
assez tôt pour juger des performances de K. Saied ?
Le croisement de cette évaluation selon le
candidat pour qui le jeune a voté au premier tour va nous renseigner davantage.
Dans la cohorte des déçus de
K. Saied, les plus négatifs sont ceux qui ont voté pour N. Karoui, A. Mourou,
Y. Chahed et S. Makhlouf au premier tour. Par contre 27% des jeunes qui ont
voté M. Abbou pensent que les performances du Président sont bonnes alors que 17,6%
les jugent plutôt mauvaises. Ces pourcentages sont respectivement de 31,8% et
19,2% pour ceux qui ont voté pour L. Mraihi, et 18,7% et 19,6% pour les
électeurs de S. Said.
Une année après : Sont-ils prêts à voter pour les mêmes
candidats une secondefois ?
L’enquête de Lam Echaml a
cherché à savoir pour qui voteraient les jeunes au cas où des élections se
tiendraient aujourd’hui (Décembre 2020). Presque un quart des enquêté(e)s
(26,3%) s’abstiendrait et un autre quart (24,6%) est composé d’indécis et ne
savent pas pour qui ils vont voter. Pour le reste la majorité voterait pour K.
Saied (21,7%), A. Moussi (4,4%) et S. Said (4,8%).
On notera donc que K. Saied
n’a pas pu, au cours de cette première année de sa présidence, fidéliser ceux
qui sont venus renforcer son électorat au second tour.
La structure du vote (si les
élections se tenaient aujourd’hui) semble figée car une grande partie des
jeunes qui ont voté pour A. Moussi, N. Karoui, K. Saied et S. Said ne seraient
pas enclins à accorder leur voix à un autre candidat, alors que nombre d’entre
eux, demeureraient hésitants, ne sachant pas pour qui ils accorderaient leur
voix ou même s’ils prendraient la peine d’aller voter.
En conclusion on peut dire
que les jeunes vivent l’injustice au quotidien, en plus de leur exclusion
sociale, économique et politique, ils sont exposés à différentes formes de
violence comme la « Hogra », la violence verbale et physique et la corruption.
Le plus inquiétant, c’est
qu’un grand nombre de jeunes pour échapper à leur marginalisation, sont prêt à
courir tous les risques. Beaucoup ont déclaré avoir pensé à la
« Harga » (la migration clandestine).
En tête de leurs
préoccupations, les jeunes placent le travail et la famille avant la religion,
la patrie et la politique.
Les attitudes des jeunes
vis-à-vis de l’égalité des sexes restent en deçà du niveau souhaité. Parmi les
enquêté(e)s plusieurs ont répondu que ce n’était pas une question importante pour
eux.
L’étude s’est également
intéressée à la question de la séparation entre la religion et la politique :
la moitié des jeunes pensent que cette séparation est nécessaire alors qu’un
peu plus que le quart d’entre eux ne l’acceptent pas. Cela ne veut pas dire que
le principe de laïcité est compris et assumé.
Concernant la répartition
des richesses, une minorité de jeunes la juge équitable. Par contre les 2/3
soutiennent que l’essentiel des ressources sont entre les mains de quelques
privilégiés.
Cette perception de la
société tunisienne n’empêche nullement qu’un grand nombre de jeunes restent
optimistes quant à l’existence de solutions pour améliorer les conditions de
vie de la population en Tunisie.
L’étude a abordé également
un sujet d’actualité : la position des jeunes vis-à-vis des élites et des
partis politiques. Les résultats de l’enquête ont montré qu’une grande majorité
(les 2/3) des jeunes est contre eux. La déception des jeunes tunisien(ne)s a,
dix ans après la révolution, a atteint des proportions inquiétantes, puisque le
tiers des enquêté(e)s (appartenant à tous les niveaux d’instruction) pense que
la démocratie ne convient pas au pays.
Enfin, les événements du 25
Juillet 2021 qui furent l’expression de la colère des jeunes tunisiens, corroborent
ce que l’étude de Lam Echaml a signalé plus d’une année avant : peu de
jeunes sont intéressés par la politique, mais ce désintéressement ne veut pas
dire la non-participation à l’action politique, citoyenne de protestation qui
les attire de par sa spontanéité, son caractère non organisé et quelquefois
anarchique. Elle leur donne l’occasion de faire de la politique d’une autre
manière.
[1]
Rapport de Lam Echaml sur: « Enquête sur les déterminants du vote des
jeunes tunisiens aux élections de 2019 » (Novembre 2020).
[2]
Lam Echaml remercie vivement MM Hafedh Chkir et Ahmed Mzoughi pour le pilotage
de cette étude.
[3]Seuls 4% des membres de l’ANC étaient
âgés de moins de 30 ans et 17% étaient âgés entre 30 et 40 ans
[4](32,8%) des jeunes l’ont cité en
premier.
[5]28,1% pour le total des deux sexes
mais beaucoup plus pour les femmes (32,9%) que pour les hommes (23,4%).
[6]Uniquement 4,5% des jeunes l’ont mentionné comme
qualité première
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