vendredi 10 juillet 2020

Territoire et Identité 2


Ce cours se veut un questionnement est à resituer dans la problématique générale où l’on se demande si le territoire et la territorialité participent de l’être ensemble et de l’échange ou au contraire s’ils contribuent à les déstructurer voire les déchirer, les détruire. Une des grandes questions posées actuellement à la territorialité est de savoir quand le territoire et la territorialité créent un être collectif, quand ils favorisent un repli sur soi ; comment ils peuvent être un support et un ancrage à la fois du vouloir vivre ensemble, de valeurs sociales communes et de la désagrégation sociale, de l’atomisation sociale.

Il s’agit avant tout pour nous d’avancer dans la compréhension du phénomène territorial. Quels sont les sentiments et les valeurs, les comportements et les pratiques, individuelles et collectives attachés au territoire, à la territorialité ? Comment s’organisent les relations sociales entre un individu, un groupe et son territoire, entre des individus, des groupes, une société à propos de leur territoire ? De quelle nature sont ces relations ? Quel en est le contenu?

L’urgence d'une réponse à ces questions est sans doute due à la crise, au dérèglement voire de la disparition des territoires - qu’il s’agisse du problème des banlieues, de la désertification rurale, de l’imbrication des territoires régionaux et nationaux dans l’espace mondial ou qu’il s’agisse des guerres civiles, entre nations, ethnies, cultures...

Même s’il est par certains aspects notoirement en crise, le territoire reste le principe de base qui régit la communauté suprême, la communauté politique telle que nous la connaissons : “ Le territoire est un espace unifié de pouvoir, transcendant les formes spatiales d’occupation, d’organisation et de propriété du sol. Il est ce qui transcende tous les principes de division, de segmentation des groupes sociaux qui composent la collectivité nationale. Le territoire est une représentation, il est le symbole de la formation sociale et l’instrument de son identification dans la figure d’une communauté ”.

Dans cette situation où la territorialité peut-être encore assignée à une fonction sociale supérieure, il nous semble intéressant de savoir comment des individus légitiment, justifient leur rapport à une territorialité collective, c'est à dire à la fois comment ils expliquent ce rapport (sa justification) et justifient son bien fondé (sa “ justesse ”).

En fait, il faut revenir au nœud problématique qui supporte tout ce questionnement : la problématique de la territorialité et de l’identité. Chacun des aspects de notre questionnement se pose en fait à partir de la problématique identitaire : l’articulation de l’identité individuelle à l’identité collective, le passage de l’identité individuelle à l’identité collective, la construction et l’affirmation d’une identité collective locale, l’existence et le lien aujourd’hui des individus à une identité transcendante.

Pour architecturer ce cours, il nous faut  formuler 4 hypothèses:

hypothèse 1: La territorialité à la fois relève et participe d’une construction identitaire.

hypothèse 2: En tant qu’appropriation spécifique d’un espace par un individu et un groupe, elle est marquée et faite de l'identité (politique, économique, religieuse ...) de ceux-ci,. En retour, et dans un mouvement continu d’interactions, elle constitue un marqueur identitaire (au même titre qu’une langue par exemple).[1]

hypothèse 3: L’investissement symbolique[2] effectué dans le territoire et la territorialité est tel que tout individu, tout groupe est prêt à le préserver par tous les moyens. Et ce d’autant plus que ces significations, cet “ encodage culture ” sont inscrits dans une histoire, dans une mémoire - histoire et mémoire particulières à des individus - et se traduisent matériellement, prennent des formes sensibles particulières à des individus.

hypothèse 4 : Les identités sociales s’élaborent toujours dans le rapport à l’altérité, à l’autre, à la différence. De même le territoire se re-compose en fonction de l’autre qui est considéré, tel qu’il est, tel qu’il s’impose, tel qu’on se le représente... Toutes les identités sociales et par conséquent l’identité territoriale, résultent ainsi d’une situation donnée, d’une stratégie du moment, elles constituent un montage, un compromis provisoires.

 

A-QUESTION DE DEFINITIONS

 

A.1- Les apports de l’éthologie à la définition du territoire

C’est la démarche éthologique qui a mis en évidence l’importance de la notion d’espace. Elle révèle en particulier que le comportement animal est sous-tendu par un besoin fondamental ; celui de disposer d’un territoire et de maintenir une certaine distance par rapport à autrui.

Howard a introduit l’idée d’un comportement territorial ; depuis, l’instinct du territoire chez les animaux a été abondamment étudié. Voici quelques-uns des apports les plus révélateurs : l’animal établit sa présence par la délimitation d’un territoire ; il marque ainsi son espace et en défend l’entrée par des attitudes et des comportements significatifs. Vis-à-vis d’un attaquant, le territoire  la zone de référence qui permet de se repérer et de se défendre : sa dimension doit être telle que l’animal puisse en contrôler les frontières ; ceci implique qu’une partie des limites soit protégée par des obstacles.

Le territoire doit aussi, par sa disposition, permettre une position avantageuse pour celui qui s’y trouve et surtout garantir une zone de repli. Howard, qui a beaucoup étudié l’animal sauvage en captivité, a noté que la restriction de l’espace entraîne  chez cet animal un état de désarroi qui peut aller jusqu’au refus de se reproduire, de s’alimenter et même jusqu’à la mort.

Certaines recherches ont précisé le rôle du territoire dans les comportements. Calhoun a étudié l’influence de la densité sur le comportement d’une population de rats. L’expérience montra que l’augmentation de la densité entraînait des dérèglements tels que le comportement tout entier des individus s’en trouvait modifié. Leur agressivité croissait de manière considérable et leur activité sexuelle prenait des formes souvent déviantes.

Ces résultats ont passionné les psychologues. N’existe-t-il pas chez l’homme un instinct territorial semblable à celui que l’on observe chez beaucoup d’espèces animales ? C’est la thèse défendue par Ardrey dans l’impératif territorial et reprise dans la loi naturelle. Ardrey passe de l’individu à la société dans son ensemble car, pour lui, il n’est pas de groupe équilibré  sans une base territoriale qui permette d’exprimer ses instincts. Lorenz, de son côté, souligne le lien entre conduites agressives et territoire  - étant une garantie de survie – et n’hésite pas à appliquer à l’homme les observations faites sur les animaux. Les études du comportement animal ont fourni des données intéressantes à la psychologie humaine, car il apparaît comme une donnée beaucoup plus complexe et il ne peut être réduit à une fonction biologique comme chez l’animal. Plusieurs travaux ont dégagé une classification des territoires humains suivant, notamment,  leur mode d’utilisation. C’est le cas des recherches entreprises par Altman et qui le conduisent à distinguer trois types de territoires :

1)- Les territoires primaires, occupés par des groupes ou des personnes définies de manière stable, et dans lesquels l’intrusion constitue une violation de l’identité (bureau du cadre, salle des professeurs) ;

2)- Les territoires secondaires, contrôlés de façon privilégiée par certains individus ou certains groupes ;

3)- Les territoires publics-occupés de manière transitoire et incertaine (bancs publics).

D’autres recherches comme celles de Goffman ont attiré l’attention sur le fait que la conduite spatiale a une fonction sociale. Mais ce n’est pas seulement la nature des territoires qui a valeur d’analyse sociale, mais bien l’ensemble de la situation dans laquelle se produisent les comportements. Les travaux d’Esser, qui étudie les effets du statut des membres d’un groupe de malades en milieu psychiatrique sur le territoire contrôlé, en donnent une illustration : il constate à l’intérieur du groupe observé que plus le pouvoir dans le groupe est grand, plus la maîtrise sur l’espace est importante. Ainsi un tiers du groupe  se déplace partout ; un autre tiers ne circule qu’à l’intérieur de territoires délimités par leur zone de contact sociale ; enfin, le reste du groupe ne dispose que d’espaces très confinés marqués par l’absence de contacts.

Toutes ces études ont le mérite d’attirer l’attention sur le fait que le comportement territorial humain a valeur psychologique et non plus biologique : il représente un langage dans lequel s’exprime la réalité sociale. Les idées essentielles attachées à la territorialité sont en effet : une très forte relation de l’individu ou du groupe à son territoire, une relation vitale, une relation exclusive ; une relation inscrite dans le temps, marquées par une histoire ; une relation de pouvoir, d’autorité et donc l’idée à la fois sinon de possession, de propriété, dans tous les cas d’appropriation et de défense de ce territoire et de cette territorialité, par l’instauration de limites, de frontières à l’égard de l’extérieur, de l’étranger, cette relation passant souvent par le conflit.

Qu’il s’agisse de la réalité animale ou politique, il y a dans la territorialité très clairement cinq ou six éléments essentiels : l’appropriation plus ou moins exclusive à travers le temps d’un espace qui est l’espace d’un pouvoir ; la défense de cet espace approprié par la défense de frontières vis à vis d’un extérieur, d’un étranger à quoi, à qui est opposé cet espace et/ou ce pouvoir. Et la territorialité est bien pour nous ici l’action et le mode d’appropriation et le territoire, l’espace approprié (le résultat de cette appropriation à un moment donné).

La territorialité répond expressément à l’idée de symbolisation et de normalisation sociales : qu’il soit question des sociétés animales ou humaines, des codes sociaux très explicites, des comportements véritablement stéréotypés, des habitudes profondément intériorisées sont attachés à la territorialité. Bien que culturellement modifiés et modifiables, ces codes semblent universels (respect de l’appropriation, du franchissement des limites ...) ; conférant ainsi une certaine nécessité et universalité à la territorialité elle-même. Au-delà de la forme spécifique qu’elle prend et qui lui donne son efficacité, la territorialité semble imposer son ordre par elle-même : la territorialité existe à partir d’une codification impérative.

L’éthologie animale révèle le caractère inné, génétiquement inscrit de la territorialité et lui donne cet « impératif » [3] c’est-à-dire à la fois son caractère universel et inévitable et son caractère primaire, impulsif. La science politique représente le caractère construit, socialement et culturellement élaboré de la territorialité, elle fait de la territorialité une institution sociale, culturellement spécifique qui évolue et s’enrichit par une histoire, un passé. Pour l’éthologie animale, la codification territoriale sera plutôt primaire ou du moins subie par les individus, imposée à la société animale.

Pour nous, le fait de ne pas nier a priori la dimension éthologique de la territorialité humaine conduit à noter que non seulement chaque individu, systématiquement, nécessairement, est porteur de catégories territoriales mais qu’elles sont en outre profondément ancrées, intériorisées et donc combien elles ressortent pour une grande part de l’inconscient et de l’indicible, de l’impulsif et de l’irréductible. Ce qui, pour nous, ne doit en rien laisser préjuger ni une nature ni une origine innée, génétique de la territorialité. S’il fallait prédéterminer de manière définitive une origine et une nature de la territorialité, elle serait bien évidemment ici sociale, culturelle, collective.

Alexander ALLAND a longuement expliqué et illustré dans la dimension humaine comment “ certaines conditions devraient produire des analogies entre des comportements tels que la territorialité chez les animaux inférieurs qui ont une origine génétique, et des comportements culturels chez l’homme. Dans les deux cas l’environnement a favorisé un comportement d’un certain type mais dans le premier cas, la forme qui émerge se trouve directement sous le contrôle de mécanismes biologiques. Dans l’autre cas, le comportement adaptatif est sélectionné parmi une large gamme de comportements possibles, dont aucun n’est spécifiquement contrôle par le système génétique ”.

A.2- Qu’est ce que l’identité ?

L'identité fait désormais partie du langage de tous les jours. C'est même devenu l'argument qui explique ou justifie un ensemble d'événements qu'on découvre quotidiennement à la lecture des journaux ou en regardant la Télévision.

Sur le plan scientifique, l'identité occupe un champs de plus en plus large dans la recherche universitaire : identité des individus, appartenances groupales, mais aussi identités culturelles, urbaines ou politiques[4].

Comment donc définir et interpréter une notion aussi polysémique et aussi multidimensionnelle que la notion d'identité ? Quelle démarche adoptée pour "nettoyer" la notion de toutes les scories de l'idéologie ?

On peut tout d'abord noter que l'identité a été la préoccupation de la psychologie, en particulier la psychologie sociale. Par la suite, les apports des recherches américaines ont fait que sociologues et anthropologues se sont mis à utiliser plus fréquemment le concept d'identité culturelle.

Quand les questions relevant de la construction nationale et du rapport colonisation/décolonisation se sont imposées dans notre actualité politique, le droit, les sciences politiques et l'histoire se sont joint à la réflexion et au débat autour de cette notion d'identité.

Enfin, avec l'émergence de la question urbaine et de l'urbanisme dans l'enseignement universitaire et dans la pratique professionnelle, on a noté un intérêt accru pour la compréhension et l'analyse des identités urbaines. Cet intérêt n'est pas démenti aujourd'hui avec la globalisation économique et ce qu'elle entraîne comme interrogations sur le multiculturalisme, l'organisation de la ville, la métropolisation ou encore la dérive des Etats "souverains" et de leurs frontières.

Mais quel que soit le secteur de l'identité auquel on fait référence, on peut toujours dire que l'identité fait appel à un ensemble d'éléments qu'ont peut classer en quatre niveaux différents :

·      Le niveau matériel et physique : le territoire, l'organisation matérielle, les biens, la typo-morphologie architecturale et urbaine...

·      Le niveau historique : les origines, les faits marquants, les traditions et les coutumes...

·      Le niveau psychoculturel : les mentalités, le système cognitif, le système culturel...

·      Le niveau psychosocial : les références sociales, les valeurs sociales...

La remarque qu'on peut déjà faire par rapport au classement ci-dessus, c'est qu'une manifestation de l'identité, tel que posséder une habitation, renvoie à des éléments qui appartiennent à plusieurs niveaux en même temps. Ces niveaux s'entrecroisent et s'interpénètrent.

On peut tenter un autre découpage en cherchant à rattacher l’identité à trois échelles de manifestation: l'individu, le groupe social et la société. Ce découpage est en quelque sorte artificiel parce que l'identité, quand elle s'exprime, procède à l'agglutination des 3 échelles à la fois. Mais il a l'avantage de recouper des espaces de recherche et de définitions institutionnalisés par le spectre classique des disciplines universitaires : psychologie, sociologie, anthropologie, géographie...

A.2.1- Individu et identité

Les rapports entre individu et identité peuvent sembler, à première vue, simples et évidents. En fait, il n'en est rien et c'est lorsqu'on se met à analyser ces rapports pour formuler une définition précise et globale que l'on bute sur les premières difficultés.

L'identité individuelle ou "personnelle" (Edmond MARC. "Identité et communication". PUF, 1992) possède d'abord deux significations. La première est objective au sens où chacun de nous est unique de par son patrimoine génétique, sa réalité biologique. La seconde signification est subjective est concerne le sentiment qu'on a d'être singulier et d'exister dans une sorte de continuité dans l'espace et le temps : "je suis moi parce que je suis différent des autres. Et c[MBS1] e sentiment je l'avais hier, je l'ai aujourd'hui et, probablement, je continuerais à l'avoir demain".

On peut de même diviser l'identité individuelle en deux composantes essentielles : l'identité pour soi et l'identité pour autrui. Ainsi, on pourrait dire qu'il existe en chaque personne deux identités qui entretiennent des rapports dont la nature conflictuelle impose des choix, des compromis, des transactions.

Erik H.ERIKSON ("Adolescence et crise de la quête d'identité". Flammarion, 1972) souligne que "la naissance de l'identité personnelle est un processus actif et conflictuel où interviennent des dimensions sociales (modèles sociaux auxquels l'individu veut se conformer), psychologiques (l'idéal du moi), conscientes et inconscientes (identification aux modèles parentaux et culturels). L'identité s'affirme, évolue, se réaménage par crises et stades successifs ”.

Ce processus dynamique de la genèse et de l'affirmation de l'identité personnelle est une construction progressive dont les fondations se situent dans les toutes premières années de la vie. Henri Wallon  nous explique que "la conscience de soi n'est pas essentielle et primitive [...]. Elle est un produit déjà très différencié de l'activité psychique. C'est seulement à partir de trois ans que l'enfant commence à se conduire et à se connaître en sujet distinct d'autrui. Et pour qu'il arrive à s'analyser, à chercher les formules à l'aide desquelles il tentera d'exprimer son individualité subjective, il lui faut subir une évolution qui le mène jusqu'à l'adolescence ou à l'âge adulte et dont les degrés et les formes varient considérablement d'une époque à l'autre". (H. Wallon "les origines du caractère chez l'enfant", PUF, 1949).

Avant même de venir au monde, un enfant existe déjà dans l'imaginaire et le discours des parents. Quand il naît, la parole familiale anticipe et oriente la formation de l'identité de l'enfant ; elle le situe dans le groupe familial et lui suggère une image de son avenir et de son destin futur.

Outre les interactions précoces de l'enfant avec son entourage immédiat ; il existe un sentiment d'identité qui se constitue à partir de la perception du corps propre. (Paul Schilder. "L'image du corps" Gallimard, 1968). -

René Zazzo ("La genèse de la conscience de soi" PUF, 1973) et Jean Piaget ("la formation du symbole chez l'enfant" Delachaux et Niestlé, 1964) ont bien montré que les sphères motrices, sensitive, émotionnelles et cognitives interviennent tour à tour dans la formation de l'identité comme un processus interne à l'enfant.

L'identité individuelle se construit donc, dès les premiers âges de la vie, dans un double mouvement d'assimilation et de différenciation.

L'identification joue un rôle primordial dans ce processus en fonctionnant sur la base d'un rapport dialectique (identité recherchée/identité imposée) entre le sujet, les personnes de son entourage (famille, essentiellement) et les modèles socioculturels de son environnement.

L'enfant intériorise progressivement ses groupes d'appartenance tout en aspirant à des groupes de référence. Il faut donc souligner, comme l'avait fait notamment George Mead (G.H. Mead "l'Esprit, le Soi et la Société" PUF, 1963), que le soi se présente comme une structure culturelle et sociale qui "se développe chez un individu donné comme un résultat des relations que ce dernier soutient avec la totalité des processus sociaux et avec les individus qui y sont engagés". L'autre joue toujours le rôle de miroir dont chaque membre du groupe social a besoin pour se reconnaître lui-même.

L'identité enfantine entre en crise lors de la puberté qui marque le passage à l'adolescence. Cette période où le sujet voit son corps et son apparence physique se transformer profondément, est aussi un moment-clé dans l'intégration à une nouvelle identité.

Face à la complexité et à la délicatesse de cette adolescence, transition de l'enfance à l'âge adulte, les différentes cultures ont mis en place un certain nombre de "rites de passage" qui ont pour objectif de faciliter cette transition vers les nouveaux statuts de père ou de mère, de travailleur ou de cadre... un statut d'adulte.

Encore une fois, dans la vie d'un individu, la construction de l'identité s'affirme comme un processus dynamique, entrecoupé de ruptures et de crises, inachevé et toujours à reprendre.

A.2.2- Groupe et identité

Pour pouvoir identifier l'identité d'un groupe, on commence souvent par se poser la question suivante : quelles sont les manifestations possibles de l'identité du groupe dans la réalité sociale ? Et par ce biais, on arrive à découper l'environnement social du groupe en un ensemble de strates susceptibles de contenir des signes et des indices qui concrétisent l'identité groupale.

Les signifiants sociaux de l'identité du groupe les plus souvent utilisés sont au nombre six : (Cf. A. Mucchielli "L'identité" PUF "que sais-je", 1994).

*                    Le milieu de vie : site, situation, relief, climat, structure de l'habitat, agencement et aménagements internes, voies de communications... ;

*                    L'histoire  : archives, traditions, écrits, récits, histoire des relations avec les groupes voisins, dates des événements importants, héros...;

*                    La démographie : pyramide des âges, nombre d'individus par sexe, par activité, fluctuation du régime démographique, distribution selon les groupes dans l'espace, immigration et émigration, endogamie et exogamie, ... ;

*                    Les activités : types d’activités, répartition des activités selon la population, équipements divers, structure des flux économiques, analyse de la consommation ; étude du mode de vie, de la langue, des créations artistiques… ;

*                    L'organisation sociale : organisation officielle (règlement, procédures, fonction), nature du pouvoir, étude des conflits, étude sociométrique du groupe... ;

*                    La mentalité : codes et normes de conduite, modèles et contre-modèles, les représentations collectives, système des opinions et des croyances... Tous ces éléments sont l'expression symbolique, le contenu des manifestations collectives de la réalité sociale identifiées précédemment. Ils délimitent donc les contours de l'univers mental du groupe qui permet une "rationalisation" de ses activités et de l'environnement qu'il subit ou qu'il crée.

Dans une recherche concrète où l'objectif est d'identifier l'identité d'un groupe, il arrive très rarement qu'on utilise la liste exhaustive précédente des référents identitaires. Dans les faits chaque groupe articule ses pratiques autour de quelques activités dominantes, de préoccupations fondamentales, d'un mode de vie spécifique qu'il s'agit de repérer dans le répertoire précédent des variables de l'identité groupale.

La définition des différentes dimensions de l'identité du groupe rend plus aisée l'abord de la définition du groupe lui-même. On a donc choisi celle que nous propose G. Gurvitch qui affirme que le groupe est "une unité collective réelle, mais partielle, directement observable et fondée sur des attitudes collectives, continues et actives, ayant une oeuvre commune à accomplir, unité d'attitudes, d'oeuvres et de conduites, qui constitue un cadre social structurable tendant vers une cohésion relative des manifestations de la sociabilité".

Les groupes peuvent être primaires ou secondaires, des groupes institutionnalisés ou pas, des groupes virtuels ou réels, des groupes multi ou uni-dimensionnels etc...

L'identité groupale est pour G. Gruvitch un "mode -d'être- en relation" qui donne une cohérence, une intelligibilité et même une lisibilité au groupe. C'est également un filtre à travers lequel le groupe, comme les individus qui le composent, appréhendent le monde environnant. L'identité joue aussi le rôle d'un fil relativement durable qui relie au groupe.

Le groupe qui a pour tâche de construire ou de vivre son identité, cherche à planter des racines, à se donner un ou plusieurs points d'ancrages qu'on désigne souvent par "élément nodaux"  (Cf. Mucchielli op.cit).

Parmi tous les éléments de l'environnement du groupe, la mentalité occupe une position particulière car elle apparaît comme le noyau de l'identité du groupe. C'est sans doute parce que c'est la mentalité qui véhicule la vision du monde du groupe et qui génère ses attitudes concernant la réalité sociale qui l'entoure, que les analystes considèrent la mentalité comme le système culturel déterminant du groupe.

Comme l'identité personnelle ou individuelle, l'identité groupale est une totalité dynamique. Elle n'est jamais définitivement fixée et peut se modifier en fonction du temps et de la position du groupe dans l'espace social de référence. Dans son livre "la socialisation, construction des identités sociales et professionnelles" (Armand Colin, 1991), Claude Dubar relève que l'identité sociale est "au confluent d'une temporalité exprimant le mouvement des socialisations antérieures et d'une spatialité marquant la position dans un champ social significatif". En d'autres termes, on pourrait dire qu'il existe pour chaque groupe (professionnel, ethnique, sexuel ou religieux...) une sorte "d'espace-temps" en mouvement. Et en considérant que les institutions se transforment désormais à des rythmes rapides, nous pouvons dire que la dynamique identitaire résulte d'un mouvement ininterrompu d'ajustement des identités antérieures aux nouvelles formes identitaires qui sont offertes.

Quelles ont été les groupes dont l'identité a constitué un champ de recherche privilégié?

Il semble que certains groupes sociaux ont bénéficié, plus que d'autres, de l'intérêt des chercheurs et des théoriciens de l'identité groupale. Parmi eux, on peut citer :

- La famille : pour son rôle fondamental dans la socialisation des jeunes et la stabilisation de la personnalité adulte. (François de Singly "le Soi, le Couple et la Famille" Nathan, 1996) ;

- Les groupes qui ont un rapport au sport : clubs, supporters, foule de spectateurs font de plus en plus l'objet de recherche sur la gamme d'identification qu'ils véhiculent et les groupes qu'elles structurent. (Christian Bromrberger "Le match de football. Ethologie d'une passion partisane à Marseille, Naples et Turin". Maison des sciences de l'Homme, Paris, 1995);

- Les groupes professionnels dont l'identité subit des mutations rapides et profondes sous l'impact des évolutions technologiques et socio-économiques contemporaines (Renaud Sainsaulieu "L'identité au travail" Presses de Sciences - Po, 1985) ;

- Les groupes religieux qui construisaient traditionnellement leur identité de façon régulée et maîtrisée, révèlent ces trente premières années une effervescence et une dynamique qu'on leur ignorait dans le passé ;

- Les communautés urbaines dont l'identité se réalise par le biais d'un processus d'intégration sociale, culturelle et spatiale dans la ville. On peut même ajouter que l'identité est à la fois le fruit et le levain de certaines formes d'organisations spatiales et d'organisations sociales.

A.2.3- Identité et société

On peut aisément remarquer dans les paragraphe précédentes qu'il n'est rien de plus collectif, de plus sociétal, que l'identité personnelle et l'identité groupale : tout au long de sa "socialisation", l'individu s'imprègne des valeurs de la communauté des proches ; il se reconnaît dans les modèles identificatoires et les prototypes valorisés par la société, et cette dernière le reconnaît comme un de ses membres. L'identification est dans la majorité des situations le résultat de la réciprocité.

L'identité est donc la résultante des processus d'identification et de distinction par lesquels une société cherche à fonder sa cohésion ou son unité et à marquer sa position différente par rapport à d'autres sociétés.

Mais à l'intérieur même de cette société, les groupes qui la constituent entretiennent eux-mêmes des relations d'inclusion et d'exclusion. Et chaque groupe occupe une position définie par un ensemble de caractéristiques propres à la société qui le classe automatiquement dans la hiérarchie sociale.

On peut mieux comprendre le fonctionnement du binôme identité / société en abordant  les manifestations suivantes : l'identité culturelle, l'identité nationale et l'identité politique.

*                    L'identité culturelle :

Le thème de la culture dans ses rapports avec l'identité a fortement intéressé les sciences humaines et sociales pour la richesse de son contenu et la grande variété des situations géopolitiques qu'il permet d'appréhender. On a en effet relever que toute société secrète un "système culturel". Les groupes et les individus qui la composent sont appelés à intégrer ce système par le biais d'une "identification culturelle".

L'unité symbolique de la société peut être réalisée grâce à cette identification à un modèle culturel commun. Le contrôle social est là pour assurer cette conformité au système culturel.

L'identité culturelle peut aussi se manifester à travers la participation à une idéologie.

Les activités collectives où l'idéologie du groupe ou de la société est rappelée et développée, confortent son identité culturelle en renforçant le sentiment de puissance et en balayant les doutes nés de l'apparition de faits qui perturbent la stabilité culturelle de la société.

Enfin, les mythes, les fragments de l'histoire, les héros sont de même souvent utilisés pour assurer et reproduire l'identité culturelle.

Dans les différentes sociétés, le mythe remplit une fonction sociale, il manifeste et codifie les croyances, il protège les principes moraux et les impose, il assure l'efficacité des rites et des règles pratiques à l'usage des acteurs sociaux. En résumé, il garantit la cohésion de la formation sociale en réaffirmant les éléments culturels clefs de son identité.

Toute société est évidemment inscrite dans le temps et ne peut faire l'économie de son passé. La référence au passé implique que l'identité prends corps dans une histoire.

Une société constitue donc son identité en intégrant son histoire. La transmission et le rappel du passé collectif permettent à l'identité culturelle de se réaliser et de se perpétuer. Le retour au passé, la récupération du patrimoine à travers les récits, les oeuvres d'art, les commémorations et les cérémonies, ainsi qu'à travers la culture scolaire, contribuent à façonner l'identité culturelle d'une société.

*                    L'identité nationale

L'idée de nation en tant qu'organisation politique n'a pas une histoire très longue. Elle s'impose au 19ème siècle tout en se trouvant fortement liée à l'avènement de la démocratie et de la modernité politique.

De nos jours, on assiste à un affaiblissement objectif et subjectif de la nation sous l'impact de la mondialisation de la plupart des formes d'échange, d'une part, et de l'apparition d'autres sentiments d'appartenance, d'autres identifications, à un niveau à la fois infranational et supranational.

En dépit de ce qui précède, le sentiment d'appartenance nationale reste l'une des dimensions fondamentales de l'identité de chacun, au même titre que l'identité religieuse, sexuelle, familiale, sociale ou régionale. Nous possédons tous une composante nationale de notre identité. Les dimensions de la vie quotidienne, l'ensemble des modes de vie, le territoire, tout ce qui constitue la culture pour les anthropologues, nous en fournit de nombreux exemples. C'est pourquoi, à l'heure où l'on observe un affaiblissement objectif de la nation comme organisation politique, il n'en reste pas moins chez chacun de ses ressortissants une dimension nationale très forte, quelles que soient par ailleurs les différences qui existent toujours à l'intérieur de la nation parmi les ressortissants qui la composent.

En plus de sa dimension identitaire, la nation, dans son acception moderne, c'est-à-dire en tant que communauté politique, s'est historiquement formée en Europe autour de la notion de citoyen.

La citoyenneté, c'est cette utopie créatrice en fonction de laquelle ; les différences concrètes et réelles qui séparent les individus s'effacent devant leur égalité en ce qui concerne les droits et la participation politique.

C'est une utopie dans la mesure où les individus sont inégaux et différents les uns des autres. Mais le principe de la citoyenneté pose que, par delà ces différences, il existe une égalité de dignité impliquant que tous les individus soient traitées de la même manière du point de vue civil, juridique et politique. Le mode d'intégration de la modernité politique, c'est la transcendance par la citoyenneté, par cette affirmation utopique de l'égalité des êtres politiques malgré la différence entre les individus concrets.

La légitimité politique, auparavant fondée sur la tradition dynastique et religieuse, repose sur l'idée de citoyenneté et sur les lieux sociaux qui en découlent.

Chaque identité prend une signification différente dans l’interaction avec les identités des autres individus, des autres groupes. Les identités s’élaborent et évoluent à partir de deux processus fondamentaux : l’identification et la différenciation (ou ce que Pierre TAP a voulu appeler “ identisation ”. Pour définir et construire leur(s) identité(s), les individus et les groupes sont amenés à s’identifier aux autres et à se différencier des autres : je suis, nous sommes tels, pour être comme  et pour ne pas être comme les autres. Un processus est opéré en sens contradictoire et complémentaire à partir d’un même pôle : l’autre, l’altérité.

Cette hypothèse peut-être éprouvée à différents niveaux et à diverses occasions :qu’il s’agisse du sentiment national ou de l’appartenance à une communauté de voisinage, ceux-ci ne se révèlent à eux-mêmes, ne sont véritablement effectifs chez les individus que si un conflit éclate et lie les gens ensemble face à un agresseur commun. Peut-on aller jusqu'à supposer que certains individus provoquent le conflit pour se sentir dans une communauté, pour se refaire une communauté ?

Dans notre mise au point sur le collectif, il faut donc faire une place fondamentale à l’échange : il faut que le conflit puisse toujours permettre l’échange car c’est l’échange qui fonde les identités et les altérités. L’échange, de par sa nature même, met face à face des individus ou des groupes qui partagent une certaine identité puisque la communication est possible tout en étant différents, distants, les uns des autres, de part et d’autre de l’objet de l’échange.

Pour revenir à l’objet central de ce cours, nous dirons que notre questionnement principal consiste à se demander en quoi le rapport au territoire, la territorialité, est à la base l’identité, des identités, individuelles et collectives des individus. Une de nos hypothèses est de proposer la territorialité comme ayant un rôle spécifique dans la construction des identités.

 

B. TERRITOIRE TERRITORIALITEET IDENTITES TERRITORIALES

 

Pour atteindre la territorialité marquée et marqueur, faite et faiseuse à la fois d’une identité et d’une communauté, nous allons, cette fois-ci de manière plus théorique, considérer successivement les niveaux individuel et micro-territorial (1), collectif ou social et méso-territorial (2) et politique et méta-territorial (3) des identités.[5]

B.1- Identité individuelle et micro-territoires [6]

Au niveau individuel et psychologique, les travaux effectués montrent que la territorialité est essentiellement appréhendée comme un cadre et un mode d’identification et de personnalisation, de sécurité et d’intimité personnelles mais aussi d’acculturation et de socialisation (donc aussi appréhendée comme collective).

B.1.1- Le territoire et la territorialité

comme identification et personnalisation

Avant toute chose, peut-être faut-il commencer par préciser que c’est à partir de l’espace environnant que tout individu prend connaissance de lui-même et conscience de son existence durant les premières semaines et les premiers mois de sa vie : “ La preuve première d’existence, c’est d’occuper l’espace ”.

Les expériences de l’espace participent très directement à la construction du psychisme et de l’intellect des individus durant leur enfance : “ Le comportement quotidien des enfants dans leurs jeux, leurs mouvements, leurs déplacements, montre que l’environnement est un élément constant, une matière centrale en quelque sorte de leur développement et de leur apprentissage. On pourrait dire sommairement qu’un enfant se développe dans la mesure où il peut agir sur l’espace qui l’entoure et jouer avec lui ”. Ce sont plus particulièrement les travaux de PIAGET et de son équipe qui ont démontré comment l’enfant se construit psychiquement et intellectuellement en construisant son espace.

En retour, comme on a pu le constater à diverses reprises par rapport à l’espace de la maison, dans un rapport dynamique et dialectique, l’individu projette ses choix de normes et de rôles sociaux dans l’espace. Il personnalise son espace ; il se donne une personnalité en personnalisant son espace. Cette personnalisation - qui constitue une appropriation - s’effectue à la fois matériellement, physiquement et intellectuellement, symboliquement. Tout individu s’identifie en s’identifiant à son environnement en l’aménageant de manière spécifique : par les choix des éléments (meubles, ameublement, décor ...) qui le composent, leur originalité réfléchie, leur disposition raisonnée...

Ainsi les objets, la configuration physique du territoire d’un individu est-elle faite des goûts et des possibilités du moment, des projets et des représentations, des idéaux qu’il se donne en les donnant à son environnement immédiat. Le territoire d’un individu a donc une histoire, celle des projets et des rêves successifs que cet individu s’est fait de lui-même.

Il est difficile de séparer la dimension matérielle, physique de la dimension culturelle, symbolique du territoire et de la territorialité. On peut toutefois dire que l’individu identifie et personnalise matériellement son territoire et sa territorialité d’une part en leur donnant une certaine fonctionnalité.

L’individu fait correspondre son territoire et sa territorialité à ses besoins particuliers, à son mode de vie spécifique (et notamment à la spécificité de ses activités professionnelles et, à ce qui le caractérise encore plus spécifiquement, à ses loisirs, à l’aménagement de son temps hors-travail). Il s’aménage ainsi des “ coins ” privilégiés [N. HAUMONT, H. RAYMOND repris par PAUL-LEVY et SEGAUD, 1983] avec des objets personnels selon un ordre personnalisé.

L’individu se personnalise à travers son territoire et sa territorialité d’autre part en leur attribuant une certaine esthétique (au sens large). L’individu projette ses goûts et ses préférences dans son espace, dans l’aménagement de cet espace; autrement dit, il projette dans l’espace et dans son expérience quotidienne de l’espace certaines de ses valeurs les plus personnelles, les plus profondes (le beau dans les formes, l’ordre dans l’organisation). Le territoire et la territorialité y sont organisés de façon à ce que tous les sens de l’individu soient satisfaits (lieu silencieux ou prévu pour la musique, lumineux ou pas, ouvert ou interdit aux autres...). Qu’il en soit propriétaire ou utilisateur, définitivement ou ponctuellement, l’individu conçoit, transforme, adapte son espace à son image, image effective ou image rêvée.

Ainsi le territoire individuel et personnel a essentiellement une fonction de miroir. L’espace approprié qu’est la maison fonctionne essentiellement comme un miroir social, un miroir symbolique.

Quelle que soit l’importance de cette concrétisation et de cette matérialisation de la personnalisation d’un individu à travers et à partir de son identification à un espace, la part de personnalité attachée à cet espace physique et à des repères matériels, à une configuration concrète qu’il a lui-même participé à façonner ou du moins dans lequel il s’est projeté est désormais fondamentale. Les objets utilisés au quotidien, les pratiques “ domestiques ” répétées, les parcours souvent recommencés auront imprimé très fortement dans l’esprit de l’individu concerné un mode d’être, d’agir et de penser non seulement propre à l’individu mais que celui-ci aura participé à élaborer à travers son espace.

De manière générale (et pas seulement du point de vue esthétique par exemple) l’individu organise son espace en fonction de ses propres représentations ou du moins des représentations propres à sa culture, à son milieu social ; bref il le fait par lui-même et pour lui-même. Mais dans le même temps, l’individu donne une configuration à son espace pour se donner à voir aux autres, en fonction des autres, comme signe (preuve ?) et comme affirmation d’existence spécifique face aux autres. A partir de l’espace, c’est une image, une représentation de lui même qu’il veut donner aux autres. Comme on a pu l’observer à loisirs, “ l’individu s’est identifié avec certains des objets qui sont ainsi devenus les symboles de la personnalité qu’il présente aux autres ”.

Erving GOFFMAN a ainsi parlé dans son étude des “ territoires du moi ” de “ réserves égocentriques ” ou encore de “ territoire de la possession ” pour rendre compte de tous ces objets qui participent de la construction d’un territoire personnel. l a également montré comment dans les hôpitaux psychiatriques les patients sont dépersonnalisés par l’absence d’endroits personnels pour ranger leurs effets personnels : “ si les gens se trouvaient effectivement dépersonnalisés ou si on leur demandait de renoncer à leur personnalité, il pourrait paraître parfaitement normal de ne pas leur laisser d’endroit personnel pour ranger leurs affaires [...] ”. Mais il ajoute qu’en fait tout le monde garde toujours une sorte de personnalité et le manque d’endroit sûr suscite chez les malades [...] un tel sentiment de frustration que l’on comprend leurs efforts pour en trouver ”.

Ce lieu intime et profond entre l’individu et des marques concrètes de son espace rendent ainsi une partie du territoire et de la territorialité d’un individu fixe et stable. Un individu est attaché à des objets, des parcours, des formes spatiales en tant qu’ils sont la concrétisation de ses rêves et volontés d’être, autrement dit comme une partie de lui-même très importante : celle qui lui prouve (concrètement) qu’il a pu se réaliser.

Si le territoire et la territorialité ont une telle importance physique, matérielle et ont acquis notamment de ce fait une stabilité certaine, ils apportent une sécurité et une intimité privilégiées pour chaque individu.

B.1.2- L’identité territoriale individuelle : sécurité et intimité

Le territoire et la territorialité d’un individu font avant tout et surtout l’objet d’une parfaite connaissance : une connaissance cognitive, sensorielle... Pour saisir cette connivence entre l’individu et son espace, il est intéressant d’appréhender cet espace comme nombre de psycho (socio) logues l’on fait, c’est-à-dire comme un prolongement du corps humain. Tant du point de vue de la qualité des éléments qui le composent que de leur disposition, de leur fonctionnalité... qui ont été expérimentés, éprouvés, le micro-espace quotidien, l’espace personnel de l’individu est devenue un ensemble de comportements intériorisés, naturels, irréfléchis, donc un espace de sécurité et d’intimité par excellence.

Si l’espace personnel est un espace de sécurité c’est aussi parce qu’il est un espace de tranquillité psychique : l’individu sait (quelque soit la culture et la société considérée mais sauf situations exceptionnelles et/ou transitoires) que cet espace personnel est protégé, soumis qu’il est à des règles très explicites (pièces ou portes interdites) ou à des codes plus implicites (attitude ou comportement d’évitement). Pour faire respecter ces refuges, des marquages matériels mais aussi symboliques, verbaux et non verbaux sont utilisés.

C'est que l’espace personnel est avant tout un espace d’intimité. Là encore, beaucoup de psycho-sociologues qui se sont intéressés à l’espace se sont arrêtés sur la notion d’intimité ; certains en ont même fait la principale et l’essentielle fonction de la territorialité.

L’intimité créée par le territoire et la territorialité permet essentiellement de se positionner en dehors du regard des autres ou, d’une manière plus générale, en dehors des normes sociales. Il est alors possible pour l’individu de se libérer : l’espace personnel est synonyme d’affranchissement, d’émancipation (certains ont ainsi parlé de “ libération émotionnelle ” rendue possible par les comportements territoriaux)[7] mais aussi de détente, de repos (d’autant plus importants quand la tension, la fatigue, l’anxiété sont grandes).              

Plus généralement encore, cette intimité permet la liberté et l’autonomie personnelles : le territoire et la territorialité offrent la possibilité à l’individu de s’extraire du contrôle et du conditionnement social.

Les limites et les frontières entre soi et les autres, entre soi et l’extérieur jouent alors bien évidemment un rôle important. Mais si cette intimité est possible, c’est qu’il y a effectivement une véritable connaissance et un véritable investissement dans l’espace considéré, c’est que celui-ci a pu devenir pour l’individu la concrétisation, la réalisation tangible de ses projets et de son imaginaire.

L’intimité est, grâce à la panoplie des stratégies territoriales, relative, sélective. L’intimité sera réalisée avec certaines personnes et pas d’autres, dans certaines circonstances et pas d’autres (qui restent souvent inexplicables car contingentes). Elle est notamment variable selon les périodes de la vie, l’adolescence, les débuts d’un couple et la vieillesse la ressentent souvent comme vitale. Car si l’intimité apportée par le territoire et la territorialité est si importante, c’est que ceux-ci renferment et représentent les moments les plus forts, les plus importants de la vie personnelle, affective d’un individu.

Mais, comme on a pu le voir notamment quand on a posé le territoire comme image de soi pour soi et pour les autres, le territoire et la territorialité, y compris quand ils sont analysés au niveau individuel se révèlent être éminemment sociaux et collectifs. Car le territoire et la territorialité s’avèrent surtout être pour l’individu le cadre et le mode primordial de sa socialisation et de son acculturation c’est-à-dire de son acquisition des valeurs, représentations, comportements, pratiques de son milieu social et culture.

            B.1.3- Le territoire et la territorialité comme acculturation et socialisation

Une part importante de la transmission de la façon d’être, de penser et d’agir propre à une société et à une culture se fera par l’espace : à partir de la spatialisation des échanges sociaux, au sein des expériences spatiales, des relations à l’espace. Si les individus sont identifiés, socialement, culturellement (au sens large) à travers leurs comportements dans l’espace, c’est que, quel que soit le lieu considéré (habitat, école, place publique, lieu de travail, de culte...) on attendra de l’individu un type d’attitude bien déterminé selon la culture locale, ethnique, les caractéristiques sociales en cause.

Si les études maintenant anciennes de E. HALL ont montré - avec force d’exemples concrets à l’appui - que “ l’espace (ou la territorialité) est lié de manière subtile et variée au reste de la culture ” [1984 : 64] : ”[la territorialité] devient très complexe et subit des variations énormes selon les cultures ” [Ib. : 187] car “ [...] des individus appartenant à des cultures différentes non seulement parlent des langues différentes mais, ce qui est sans doute plus important, habitent des mondes sensoriels différents. ” [1978 : 15]. Si donc avec les éclairages de E. HALL, l’espace est un produit de la culture ou plutôt les différents espaces vécus sont des produits des différentes cultures, il est depuis (depuis notamment l’ouvrage de Françoise PAUL-LEVY et MARION SEGAUD en 1983) devenu nécessaire de renverser ou de tirer les conséquences des perspectives de HALL : “ Les configurations spatiales ne sont pas seulement des produits mais des producteurs de systèmes sociaux ou, pour faire image, n’occupent pas seulement la position de l’effet mais aussi celle de la cause ”.[8]              

C’est à travers les comportements territoriaux que les spécificités culturelles sont intégrées, assimilées, intériorisées et finalement reproduites, qu’il s’agisse de pratiques de nature aussi différente que les comportements alimentaires, les pratiques cultuelles ou encore les relations de parenté, le statut des personnes âgées ... La dimension spatiale est toujours présente lorsque la spécificité d’une habitude est apprise et comprise. Un comportement adéquat dans un territoire donné signifie l’appartenance à tel groupe culturel plutôt qu’à tel autre.

A l’intérieur de chaque culture, la socialisation par l’espace apparaît tout aussi - sinon plus - prégnante et évidente. Chacun de nous est amené à saisir toute l’organisation de la société à partir de l’espace et notamment les rôles et les statuts sociaux, ceux des autres et ceux qui nous sont assignés. Notre spécificité en tant qu’enfant ou parent, homme ou femme, appartenant à une classe aisée ou non ... apparaîtra toujours dans un premier temps dans et par l’espace.

Plus largement, tout espace est pour chacun de nous “ un espace où règnent certaines normes : on y adopte des façons de se comporter liées à ce qu’il ” convient “  d’être ou de faire ”, ou encore “ un dispositif à travers lequel va s’opérer l’intériorisation de normes de conduites, c’est-à-dire [...] où s’opère une inculcation des manières d’être et où l’individu apprend à se conduire selon ce qu’on lui demande d’être .” C’est dire combien l’espace est profondément marqué du collectif social (au sens large) auquel on appartient mais c’est dire aussi combien le territoire est un marqueur implicite, puissamment discret, et parfois peut-être sournois.

Il faudrait ainsi s’arrêter sur la fabrication de l’identité sexuelle à partir des pratiques spatiales (la construction socio-spatiale des sexes).

Jean-Luc PIVETEAU pense que non seulement la territorialité est un “ corrélat de longue durée de la sexuation ”, mais qu’en outre notre relation au territoire “ porte une empreinte masculine manifeste ” - même si elle très changeante en fonction des lieux et des époques. Pour Jacqueline COUTRAS, il existe bien un “ inégal rapport des sexes à l’espace ” issu d’une appropriation inégale de l’espace ” à partir du moment où des pratiques différentes engendrent une appropriation différenciée et donc une maîtrise inégale des possibilités contenues dans l’espace, elles engendrent des rapports inégalitaires entre les groupes. ”).

Dans cette perpective, puisqu’un territoire est en grande partie produit par la culture et la société et puisque ces dernières sont profondément ancrées et intériorisées par l’individu, celui-ci sera toujours en mesure de reconstituer son espace personne, quelque soit le lieu où il se déplace et souvent quelles que soient les conditions dans lesquelles il se trouve. Le territoire et la territorialité s’avèrent pour une part malléables, transposables, transportables.

Il reste cependant très difficile de concevoir au niveau personnel et individuel la construction d’une identité dans et par l’espace qui est toujours culturelle et sociale et donc toujours collective.

B.2- Identité collective et sociale et méso-territoires

Au niveau collectif et social la territorialité se révèle être pour l’identité le support de référents partagés, les cadres et les formes d’une vie collective et un principe actif d’ordre et de classement.

            B.2.1- Le territoire et la territorialité

                        comme supports et objets de référents communs

Tout d’abord, le territoire, en tant que partage d’un même espace, en tant que proximité spatiale réelle, directe, physique, (en tant que “ voisinage ”, mais un voisinage élargi) offre la possibilité d’un système d’interconnaissances. Qu’on suscite ou qu’on déplore ce réseau d’interconnaissances, chacun de nous “ sait des choses ” sur son voisin et ce voisin sait des choses sur nous.

Ces savoirs réciproques des uns sur les autres peuvent reposer sur des échanges verbaux superficiels, laconiques voire même seulement sur des regards, des observations visuelles. Ils se sont régulièrement et progressivement enrichis dans le temps ou ne sont faits que de bribes d’informations. Ils portent directement sur des aspects importants de la vie sociale (famille, travail) et constituent expressément des échanges d’opinions et de valeurs fondamentales ou au contraire ces derniers doivent être décodés, découverts derrière les échanges anodins du quotidien et de la politesse.

Dans tous les cas, cette interconnaissance élabore un nous, un collectif. Les informations échangées, volontairement ou non, lient les personnes, les familles, les unes aux autres. Nous sommes liés les uns aux autres par ce que nous savons les uns des autres. Cette interdépendance constitue peut-être pour certains le degré zéro ou le degré minimum de solidarité puisque c’est avant tout la proximité physique, la nécessité matérielle qui sont en jeu.

Mais ces savoirs réciproques peuvent certainement représenter une “ forte ” ou une “ vraie ” solidarité dans le sens où, très régulièrement, dans certains cas (espaces contigus), à tout instant, les comportements et les agissements (et pas seulement les dires qui peuvent s’effacer) des uns sont connus par les autres. Je suis tenue à l’autre par ce qu’il sait de moi : non par ce que je dis que je fais mais directement par ce que je fais. D’autre part, cette interconnaissance, si ténue soit-elle, informe sur les attitudes et les comportements à adopter. Elle constitue alors la base, la première étape d’une solidarité au sein de la collectivité : chacun sait ce qu’il doit faire, ce qu’il a à faire pour qu’une harmonie s’installe ou du moins qu’une coexistence soit possible dans cet espace commun.

A un autre niveau, moins explicité, c’est le territoire lui-même qui est la source de savoirs et donc de liens. Ces savoirs s’articulent notamment autour des topologies et des généalogies : les personnes qui partagent un même espace sont amenées à échanger des connaissances sur ce lieu et son évolution, ses habitants et leur histoire.

Ce ne sont pas seulement les informations échangées elles-mêmes qui créent un lien, c’est aussi et tout autant la façon dont s’effectue cet échange. On raconte et se raconte les lieux et les gens sans avoir à se les présenter ou se les expliquer. Chacun sait que l’autre sait, ce qu’il sait, comment il le sait, comment il l’appréhende, ce qu’il en pense : il y a connivence.

Davantage, chacun sait ce qu’il doit savoir des autres, ce qu’il doit en dire, comment il doit l’exprimer... La simple évocation d’un événement survenue dans l’espace partagé suffit à renvoyer des interlocuteurs dans un univers commun de significations même si leur origine sociale et leur statut social dans la société locale sont différents, et s’ils ne partagent pas par ailleurs les mêmes valeurs. Ce qui fera lien, ce sont alors les sobriquets utilisés pour parler d’un tel, les lieux-dits pour tel endroit, les noms vernaculaires pour telle plante, etc.

Le sentiment d’appartenance au local, à la localité passe ainsi pour certains auteurs par le rôle particulier des toponymes, ils ont montré que la toponymie remplit une “ fonction d’identification territoriale au sein de la communauté paysanne ” [MARTINELLI, 1982 : 27] et que “ c’est par le recours à un réservoir collectif d’appellatifs qu’[une collectivité rurale] se désigne et se perçoit ” [Ib. : 13]. On peut également se reporter à l’étude de Jean-Claude CHAMBOREDON sur Lucien GALLOIS et ses “ noms de pays ” où l’on voit finalement que l’enjeu des noms de pays et du “ travail de nomination ” des lieux est avant tout un enjeu (notamment économique, politique) pour l’adhésion et l’identification sociales [1988 : 34].

On peut toutefois redire qu’ici, ce n’est pas véritablement l’action de l’espace qui est impliquée dans la fabrication du lien social. L’espace n’est que le cadre, le support - passif - du lien social. C’est essentiellement le phénomène de proximité qui intervient (la localisation d’un fait, en elle-même, n’explique rien). Or, le territoire est bien évidemment directement actif dans la production des collectifs sociaux.

B.2.2- Le territoire et la territorialité comme principe actif d’ordre et de classement

Que le territoire soit d’autre part constitutif du collectif en tant que principe fondamental de classification et de hiérarchisation sociales est finalement assez connu et assez facilement vérifiable puisque chacun de nous peut-être quotidiennement rassuré (ou au contraire inquiété) quant à son appartenance à une communauté en vérifiant la place (le rôle et la fonction qu’il exerce dans un lieu donné) qu’on lui assigne dans celle-ci. On peut considérer que ce principe d’ordre et de classement intervient à divers niveaux de la vie sociale : assez simplement pour différencier les activités sociales entre elles (l’espace du travail de celui du non travail par exemple), de manière beaucoup plus complexe pour hiérarchiser les classes sociales notamment.[9]

Une communauté est nécessairement faite d’une diversité sociale et surtout d’inégalités sociales qu’elle se doit de structurer et de “ normaliser ” pour la faire respecter et les faire accepter. Le territoire et le principe de territorialité sont utilisés pour cela. Les géographes l’ont particulièrement noté : “ on ne peut comprendre l’équilibre social sans faire intervenir la dimension, la distance, l’étendue ”. Mais d’autres aussi : “ L’espace retranscrit matériellement et symboliquement la structuration sociale globale, mais en même temps il la conforte en assignant à chacun une place : une place dans la hiérarchie sociale. Reflet - et révélateur - de l’ordre social existant, l’espace contribue simultanément à sa reproduction, en tant que vecteur d’inculcation des valeurs et normes sociales dominantes. ” Il existe un code spatial qui constitue et permet un contrôle social.

Pour la normalisation des rapports de classe, on peut utiliser de manière appropriée le concept d’habitus de P. BOURDIEU : “ [...] chacun apprend donc à classer, en utilisant (avec ou sans adaptation personnelle) les typologies sociales en usage. Ce classement, dont Pierre Bourdieu a essentiellement développé l’analyse dans une logique de classe, c’est aussi un classement spatial, car chacun connaît ou sent les limites de son territoire [..]. En ce sens, on pourrait envisager la territorialité comme la dimension spatiale de l’habitus [...] ”

B.3 Identité politique et méta-territoires

Au niveau politique, le territoire et la territorialité sont le support à la fois d’une identité nationale et d’une citoyenneté. Mais consacrent-ils pour autant une/des identité (s) collective (s) ?

            B.3.1- Territoire, territorialité et identité nationale

Au-delà de ses identités individuelles et collectives, de ses territoires personnels et sociaux, chaque individu se trouve inséré dans un territoire plus vaste et une identité plus englobante : le territoire national (et avec lui le système international) et l’identité nationale. Les identités et les territoires personnels et sociaux de tout individu se trouvent systématiquement imbriqués dans et régis par une identité et un territoire supérieurs qui sont celui de l’Etat, plus précisément de l’Etat-nation.

L’inscription dans le territoire national, stato-national donne de fait à chaque individu une identité “ supérieure ”, englobante qui est l’identité politique lato sensu : cette identité territoriale supérieure s’exprime en tant qu’identité nationale et en tant que citoyenneté. En tant qu’identité nationale, elle correspond à l’unité et à la continuité d’une certaine identité sociale et culturelle collective et à l’appartenance plus ou moins consciente et volontaire à cette identité ; en tant que citoyenneté, elle correspond au système juridico-politique de droits et de devoirs (plus ou moins reliés à l’identité nationale) attribué à chaque individu.

Pour ce qui est de l’identité nationale, l’inscription dans le territoire national donne à tous les individus, qu’ils en soient conscients ou non, qu’ils le veuillent ou non, une seule et même identité sociale, une seule et même identité collective qui contient et dépasse leurs diverses appartenances identitaires (territoriales). Autrement dit, les individus qui partagent un même territoire national, au-delà et en plus de leurs diverses appartenances identitaires (professionnelles, culturelles, religieuses...), ont en commun une même identité. Cette identité est celle d’individus parlant la même langue, ayant été intégrés dans un même système éducatif, étant attachés à un même ensemble de droits et de devoirs sociaux et politiques et plus généralement, participant à/d’une même histoire sociale et politique...

L’origine ou l’explication de cette identité peut être double : soit on considère que c’est l’Etat qui a besoin du territoire pour réunir une communauté d’intérêts particuliers ; soit on considère que c’est une communauté d’intérêts individuels qui a besoin du principe de territorialité pour se donner un principe d’ordre et de pouvoir supérieurs. Mais dans tous les cas, la construction de cette identité englobante est directement et intrinsèquement liée aux modes d’organisation du pouvoir et plus généralement du contrôle social - qui n’est pas seulement politique ou qui est politique mais s’exprime à travers diverses institutions : famille, école, justice... Il est intéressant de voir que ces constructions dialectiques et réciproques des principes de territorialité et d’autorité se combinent à différents niveaux et relèvent de différents ordres.

Il faut donc tout de suite commencer par dire que ce n’est pas le territoire lui-même, ce n’est pas la relation directe entre la “ terre ” et une collectivité qui fondent la communauté nationale. Ce n’est pas à une théorie des climats (même tempérée...) qu’il faut se rattacher pour comprendre comment le territoire, “ le terroir ” en l’occurrence, est à l’origine d’une communauté élargie. Toutes les identités collectives établies à partir d’un terroir, tirées simplement et seulement d’un terroir, c’est-à-dire des caractéristiques physiques, naturelles spécifiques d’un territoire sont fallacieuses. Une communauté (a fortiori quand elle est élargie comme l’est une communauté nationale) ne se forme pas du fait que tous les membres qui la composent, ayant vécu dans les mêmes conditions physiques et naturelles, se ressemblent et s’assemblent. Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de relation d’identité entre une communauté et le territoire qu’elle occupe.

Par contre, il est indéniable qu’une rhétorique de l’enracinement a effectivement prévalu à la fabrication de certaines nations et en particulier de la nation française : l’enracinement est “ une composante à part entière du patriotisme français et qui stipule que c’est à travers la prise de possession d’un espace donné que se produit l’attouchement nécessaire des valeurs léguées par le passé...”.

En s’appuyant notamment sur le fait que la France a été pendant longtemps un pays de paysans (Cf. MICHELET), la terre a été abondamment utilisée pour asseoir un sentiment national. La terre est mise en avant soit en tant qu’épouse ; soit le plus souvent en tant que mère (“ la mère patrie ”) qui a alors pour vocation de réunir tous ses fils. Dans les deux cas elle exige obéissance ou fidélité c’est-à-dire qu’on la défende voir qu’on meure pour elle (Cf. KANTORMOWICZ). Cette rhétorique de l’enracinement est régulièrement reprise par un certain nationalisme “ qui conçoit la nation, à l’image de l’individu et de la famille, comme un tout organique, formé par une longue suite de générations, et comme tel, ne pouvant être ni partagé, ni modifié ”.

Il est clair que le territoire fonde une communauté nationale en fondant avant tout l’histoire, le passé de la nation. Le territoire national, encore aujourd’hui, contient les symboles de l’unité et de la continuité d’une collectivité nationale que rien d’autre - pas même une langue - ne peut offrir. Par les “ hauts-lieux ”, lieux témoins de “ hauts-personnages ” et de “ hauts-faits ” nationaux qu’il renferme, il constitue une mémoire collective qui fonde et entretient une entité collective. Ces hauts-lieux ou lieux de mémoire, notamment ceux qui rappellent les morts pour la patrie ou les plus grands représentants de la nation, ont une “ efficacité symbolique, une capacité à représenter une continuité nationale et à susciter, par l’effet d’une sacralité toute laïque, une émotion et une communion d’ordre civique ”.

Le territoire national constitue l’histoire collective nationale où chaque histoire individuelle peut s’y retrouver, en en étant, d’une manière ou d’une autre, partie prenante. Même si cette efficace s’affaiblit, le territoire national est fait de lieux et notamment de monuments “ où se croisent des itinéraires individuels différents et où parfois l’histoire singulière prend conscience de rencontrer l’histoire collective - à l’occasion d’événements importants, éventuellement, ou plus habituellement du seul fait de la pérennité monumentale dont chaque individu éprouve plus ou moins obscurément le caractère provocateur. ”.

C’est cette importance du temps et de l’histoire qui a fait que le territoire a fondé pendant longtemps une collectivité en constituant une patrie, c’est-à-dire l’héritage, concret, matérialisé transmis par les pères.

Il faut toutefois remarquer qu’il se produit alors un “ raisonnement circulaire ” où l’on ne sait plus qui du territoire ou de la communauté est premier par rapport à l’autre et qui est fondateur l’un de l’autre.

Aujourd’hui, si des individus participent d’un territoire d’une communauté, si des individus se sentent appartenir à la fois à une collectivité et à un territoire élargis en même temps que cette collectivité et ce territoire élargis leur appartiennent, c’est sans doute pour des raisons différentes. C’est que certains individus ont conscience de participer à la vie de leur pays par une activité particulière, leur travail quotidien, leur vie sociale habituelle et plus simplement encore, en s’inscrivant dans la continuité des générations.

Le territoire fonde une nation du fait qu’il est objet et moyen d’un projet social, d’un projet collectif supérieur et englobant. C’est dire aussi que le territoire fonde une nation parce qu’il est la concrétisation et la manifestation tangible de valeurs et de modes de penser partagés sur la vie en société. Ainsi, il peut y avoir une relation d’identification (et non d’identité) entre une communauté et le territoire qu’elle occupe (des individus, une communauté tout entière “  se retrouve ” dans son territoire).

Le territoire rassemble d’autre part une communauté en ce qu’il rassemble des identités différentes qui ont besoin les unes des autres et qui se complètent pour constituer une entité. Avec le territoire et par la diversité qui lui est attachée, chacun a besoin de chacun, quelque soit son rôle et sa place dans la société. Ces identités différentes sont bien sûr d’ordre économique : le territoire forme avant tout une nation parce qu’il constitue un idéal autarcique. Mais cette complémentarité est également sociale et culturelle.

Le territoire national devient ainsi un espace sécurisé à l’intérieur de frontières. Chaque individu et chaque communauté ressent le besoin d’appartenir à une entité qui le/la dépasse pour se sentir en sécurité.

            B.3.2- Territoire, territorialité et citoyenneté

L’inscription dans un territoire stato-national participe de la construction d’une identité sociale supérieure et englobante du fait que l’ensemble de ce territoire est régi par un même et unique système institutionnel (politique, juridique, administratif). Il se forme une communauté sociale et politique à partir du même espace puisque celui-ci, selon le principe de territorialité, soumet tous les individus qui s’y trouvent à la même loi : au même ensemble de droits et de devoirs.

La famille, l’école, la justice, le rapport au religieux, au pouvoir lui-même constituent par principe une même matrice institutionnelle (au sens large) pour les individus vivant sur un même territoire. Le territoire national est d’autre part le territoire d’une langue, elle aussi ciment fondamental d’une collectivité élargie. Dans ce cas, la “ simple ” appartenance à un territoire commun constitue ainsi les bases fondamentales d’une identité collective transcendant les particularismes.[10]

Là aussi, il est possible de caractériser cette cohésion sociale comme une cohésion minimale ou forcées ou encore pour reprendre la terminologie de E. DURKHEIM, comme une “ solidarité mécanique ” (où les individus, identiques s’assemblent parce qu’ils se ressemblent et non parce que, différents, ils se complètent, sont interdépendants dans une solidarité organique). Il semble toutefois que seul ce type de solidarités semble permettre la coexistence d’individus en tant qu'égaux (égaux devant la loi car égaux sur le territoire) dans une communauté indifférenciée. C’est par l’homogénéisation du territoire que s'établit une uniformité et donc une unité des individus. Le territoire et le principe de territorialité incarnent la communauté de citoyens. L’individu trouve dans le territoire la personnification directe de la société élargie à laquelle il appartient.

Mais dans le même temps le territoire et le principe de territorialité sont utilisés plus directement, en tant que tels par le pouvoir pour produire et reproduire une communauté nationale. Car une société n’est pas et ne peut pas être aussi égalitaire et indifférenciée dans la réalité que dans un projet politique, aussi bien intentionné soit-il. L’Etat utilise en fait le territoire et la territorialité pour structurer, organiser, hiérarchiser les différences et les contradictions sociales.

Les rapports entre classes sociales, entre jeunes et vieux, entre sexes, tous sont ordonnés par un code spatial qui les reproduit de manière à éviter toute dé/conflagration sociale. La forme et l’organisation de l’espace permettent notamment de distinguer le public du privé. Le rapport au pouvoir résulte lui-même d’un code spatial formalisé : rapport centre - périphérie, rapport ascendant / descendant... Les choix politiques de l’Etat sont alors déterminants dans la gestion des relations sociales inégales.

On a affaire cette fois à une autre conception juridico-politique du territoire : “ le territoire comme fonction de l’Etat ” : “ la conception du territoire limite de la souveraineté est  insuffisante et d’ailleurs dépassée par les faits. [...] Les travaux publics, la réglementation de la propriété foncière, l’exploitation des richesses naturelles, la défense nationale, l’aménagement de la puissance publique apparaissent toujours comme des activités séparées de l’Etat, alors que toutes renvoient [...] à une même utilisation du territoire, à un territoire qui est moyen d’action de l’Etat, et pas seulement un cadre géophysique de compétence ”.

Le rapport n’est donc pas direct entre le territoire, le principe de territorialité et la communauté nationale : le territoire incarne et personnifie avant tout l’Etat ; le territoire représente en premier lieu l’Etat. L’individu ne retrouve, quand il le retrouve, que bien indirectement un lien social supérieur à travers son allégeance au territoire national. Le respect du territoire s’accomplit d’abord en tant qu’allégeance à l’Etat, au pouvoir politique et non à la collectivité qu’il est supposé représenter.

Ainsi Pierre LEGENDRE écrit-il que “ le territoire n’est pas la simple division géographique, ni la répartition des compétences hiérarchiques. Il est une manifestation quasi épiphanique du pouvoir répandu sur l’humanité. Le territoire stipule une crainte spirituelle et porte l’inscription d’une peur sacrée, lumineuse, dont doit être entouré le pouvoir imaginaire, celui que personne n’a jamais vu, et qui peut tout exiger y compris leur mort ”.

Le territoire et le principe de territorialité sont utilisés par l’Etat pour exercer son “ monopole légitime de la violence ”, en tout cas pour la surveillance et le contrôle des citoyens par une puissante administration et des institutions spécialisées.[11] Autrement dit, si le territoire est utilisé par le pouvoir politique pour créer une communauté politique, c’est parce qu’il constitue un extraordinaire moyen de manipulation et d’encadrement social.

Le territoire et le principe de territorialité sont à la fois le support plus ou moins passif et le moyen plus ou moins actif de la citoyenneté.

 
D- NOUVEAUX TERRITOIRES ET NOUVELLES IDENTITES

 

D’après certains observateurs, l’échange généralisé et notamment l’essor des réseaux que nous connaissons, obligerait à abandonner territoire et territorialité. Pour d’autres au contraire, les réseaux renforceraient la territorialité qui garderait une fonction fondamentale par rapport au lien social.

D.1- Les réseaux, les “ non-lieux ” ou la fin des territoires

Les nouveaux moyens de déplacement et de circulation à la fois des hommes, des informations et des marchandises auraient, schématiquement, apporté le même type de modifications des rapports sociaux à l’espace. Cette nouvelle mobilité ou cette mobilité accrue aurait dans tous les cas atteint les relations entre individus et entre groupes, les relations des individus à leur espace et par conséquent, les identités (notamment territoriales) des individus.

Jusqu'à maintenant, la logique du territoire et de la territorialité inscrivait les relations sociales dans la durée et elle les circonscrivait dans un certain espace et à un certain nombre de personnes, les rendant directes, maîtrisées. Bref, la logique territoriale était plutôt une logique de fermeture, pétrie par le passé. Maintenant au contraire, l’espace serait définitivement ouvert, éclaté : le temps compressé, aboli ; les distances, les limites disparues.

Il s’imposerait aujourd’hui une logique de réseau : l’individu est l’élément (“ le nœud”) de référence à partir duquel se construit un réseau de relations socio-spatiales fort complexifié et “ désidentifié ”. Le cadre de référence (qu’il s’agisse des lieux ou des personnes voire des représentations et des valeurs sociales) est pluriel, changeant et finalement pour une part interchangeable car désincarné, “ dé-spécifié ”.

M. AUGE[12] cite en exemple les zones de transit (gares, aéroports), aux voies de communication (autoroutes, échangeurs ...) ou les grandes surfaces commerciales (et à l’usage de la carte bancaire ...). Il laisse entendre  que nous passons et investissons tous, ou la plupart d’entre nous, une partie importante de notre temps dans ces “ non-lieux ”. La “ surmodernité ” c’est-à-dire la modernité poussée dans ses extrêmes et ses excès, correspondrait à un “ excès d’espace ” en même temps qu’à un “ rétrécissement de l’espace ” où l’histoire s'accélérerait (excès d’événements) et où les référents collectifs, sociaux s'individualiseraient. Des territoires et territorialités, il ne resterait plus que des individus faits de “ solitude et de similitude ”, “ où ni l’identité, ni la relation, ni l’histoire ne sont symbolisés ”.

Pour ce qui est de la désidentification des relations socio-spatiales (c’est-à-dire des lieux et des personnes) induite par le fonctionnement réticulaire qui nous intéresse ici plus spécifiquement on peut trouver une première interprétation dans la thèse défendue à plusieurs reprises par Michel MAFFESOLI. Ce dernier veut rompre et se défaire de certaines dichotomies : la masse (pôle englobant) et la tribu (cristallisation particulière), la statique (espace, structures) et la dynamique (histoires, discontinuités). Pour ce faire, M. MAFFESSOLI “ [aimerait] faire ressortir que la constitution de microgroupes, de tribus qui ponctuent la spatialité, se fait à partir du sentiment d’appartenance, en fonction d’une éthique spécifique et dans le cadre d’un réseau de communication ”.

Comme il l’avait déjà exprimé dans Le temps des tribus : “ la délimitation territoriale [physique et symbolique] est structurellement fondatrice de multiples socialités ” ; “ les réseaux [...] peuvent être considérés comme l’inscription spatiale de la multiplicité de goûts, de modes de vie, de passions et d’expériences qui font qu’une société est ce qu’elle est ”. Contrairement à l’approche de M. AUGE, M. MAFFESOLI voit dans les espaces quotidiens (cafés, école, telle rue ...) une multiplicité de lieux sécrétant leur valeurs propres, et faisant fonction de ciment pour ceux qui font ces valeurs et qui leur appartiennent.

On peut donc penser que la facilité plus grande de posséder des repères communs, de maîtriser des codes généraux, de partager sinon une langue du moins un langage collectif permet la rencontre des spécificités. Cet échange élargi engage à adopter, intégrer des caractères identitaires différents et/ou en se confrontant à eux, à (re)connaître et consolider les siens. Les outils et les pratiques (au sens large) qui sont utilisés pour communiquer (au sens large) comme les objets échangés (idem) eux-mêmes, peuvent transmettre non seulement des valeurs universelles mais également dans le même temps (peut-être précisément pour les contrecarrer) des sentiments inconnus, des expériences originales, etc.

Les réseaux sociaux et techniques ont de fait toujours permis et organisé la vie sociale des individus et des groupes et donc de leurs territoires et territorialités. Un territoire n’est sans doute pas autre chose que l’identification et la délimitation d’un système de réseaux cohérent et stable à un moment donné pour un individu ou un groupe donné. Et la territorialité est le mode de gestion et de structuration à la fois physique et symbolique d’un ensemble de réseaux matériels et culturels.

D.2- Des réseaux renforçant les territoires individuels: les espaces-temps des NTIC

Il semble en fait que si nous sommes de plus en plus amenés à conclure à la disparition des territoires et de la territorialité c’est parce que nous nous retrouvons de plus en plus dans l’incapacité de les penser dans leur nouvelle configuration, dans la nouvelle configuration de leur fonction, de leur rôle.

Pourtant, certains ont déjà mis en place de nouveaux concepts ou du moins de nouvelles approches pour atteindre ces réalités polymorphes, hybridées...

Francis JAUREGUIBERRY observe que les individus qui utilisent beaucoup les “ nouvelles technologies d’information et de communication ” (N.T.I.C.) et qui sont censés être profondément déterritorialisés sont en fait amenés à confirmer les échanges formels établis grâces au N.T.I.C. par des échanges concrets. Ce qui les amène à se déplacer davantage.

Ainsi F. JAUREGUIBERRY remarque que, paradoxalement, plus il y a de télécommunications et de téléinformations et plus il y a de déplacements concrets. Il observe en fait qu’il y a chez la plupart des gros utilisateurs de N.T.I.C. une sur valorisation du face à face. L’individu qui est imbriqué dans un important réseau de relations ressent tout particulièrement la nécessité de maîtriser et de contrôler ses relations, ou certaines d’entre elles, par un contact à la fois plus direct et plus informel (“ le face-à-face permet en effet un très subtil échange d’impressions entre les interlocuteurs grâce au partage d’un même espace-temps et à l’usage de l’ensemble de leurs sens ”.

De la même façon, et cela est peut-être encore plus déterminant, ces individus sont amenés à valoriser en plus, à coté de leurs échanges éclatés dans l’espace, un territoire local. Celui-ci “ renvoie à la permanence, à ce qui fut avant et sera après soi, à cette vérité que ce n’est pas les lieux qui sont éphémères (encore que tout soit fait pour) mais ceux qui y passent ”. Ce territoire local est construit (“ fantasmé ” selon F. JAUREGUIBERRY) en contrepoint de l’espace et de l’espace-temps des N.T.I.C. : il est fait de stabilité, d’authenticité et il permet la réflexion, le retour sur soi..., il correspond au temps de l’attente, du différé, du rêve, de l’anticipation et de l’espoir ”.

Ainsi, au niveau individuel, en même temps qu’une inscription dans des réseaux délocalisés ou multilocalisés,  internationaux et mondiaux se produirait un réinvestissement du local, et finalement des propriétés et des fonctions des territoires et de la territorialité. Le réseau attire le territoire et provoque la “ reterritorialisation ”. Territoire et réseau se nourrissent l’un l’autre. Il faut dépasser la dichotomisation.

Mais il est encore plus intéressant pour nous de voir comment les territoires renforcent des territoires collectifs.

D.3- Des réseaux renforçant des territoires collectifs: les DIASPORAS

Les recherches menées ces dernières années sur la mobilité des hommes, c'est-à-dire sur le phénomène migratoire et plus particulièrement sur les diasporas sont particulièrement intéressantes pour comprendre ce qui se passe au niveau collectif.[13] En effet, il semble que tous les auteurs observent que la communauté d’une diaspora est très souvent amenée à conjuguer à la fois une forte territorialité voire une forte  tertiarisation et une pluri-territorialité, une territorialité évolutive, voire  une “ exterritorialité ”.

Ainsi Michel BRUNEAU explique-t-il dans un essai de comparaison que les diasporas existent (à l’opposé des Etats-nations) sur le mode du transnational et donc comme des “ organismes extrêmement décentralisés, polycentriques, aux limites très floues, mal définies ”, avec un “ espace discontinu et réticulé [...] hétérogène, polycéphale...”. Mais il montre également comment elles s’organisent à partir de marqueurs territoriaux “ à forte valeur symbolique ” tels que la maison mais aussi et surtout des lieux de culte ou de culture : les édifices religieux ou les sièges d’association ethniques sont les lieux de la mémoire et de la continuité, de la renaissance et de la résistance identitaire culturelle, politique, économique... ”.

EMMANUEL MA MUNG a plutôt tendance à observer à partir de l’exemple de la diaspora chinoise que les membres d’une diaspora vivent des non-lieux, des utopies (en tant qu’a-topies) qui préfigurent une certaine fin des territoires. Une fois intériorisés les caractères essentiels de la diaspora, c’est-à-dire la multipolarité de la migration (ou dispersion) et l’interpolarité des relations avec le pays d’origine et entre les différents pôles de la migration [1994 : 107] les membres de la diaspora feraient de leur culture le seul référent territorial : “ [...] le rapport à la culture se présente comme substitut au rapport à la mère-patrie, entité humaine et territoriale ”, “ le corps social devient le territoire en tant qu’il permet de fixer l’identité individuelle et collective [...] ”.

Mais dans le même temps, E. MA MUNG explique en fait (il faut pour cela renverser sa démonstration) que le mouvement, la fluidité, l’ubiquité constitutifs de la diaspora ne sont possibles, ne s’organisent et ne sont pensables que parce qu’il y a un ici et un ailleurs : ailleurs est ici car ici est ailleurs... Cette dialectique laisse entendre qu’il y a bien une territorialité ou comme l’auteur le dit lui-même : une  “exterritorialité ”. Or une exterritorialité ne suppose-t-elle pas ipso-facto une territorialité ? Par cette notion E. MA MUNG entend en effet la construction d’un espace imaginaire, fantasmé, reconstruit à l’échelle internationale : un “ territoire imaginaire parce que désiré, convoqué mais jamais réalisé ”. C’est donc bien qu’il y a territoire et territorialité : “ [Ailleurs] doit rester ailleurs parce qu’ainsi il garantit d’être ici ”. Peut-être est-il même possible de dire que ce territoire et cette territorialité sont plus forts et plus prégnants que d’autres en ce qu’ils sont plus fortement rêvés et investis de projets ?

D.4- “ territoire circulatoire ”, “ territorialités nomades et sédentaires ”

A.TARRIUS a proposé dans le cadre d’une “ anthropologie du mouvement ” le concept de “ territoire circulatoire ”. A travers ce concept, il veut montrer que “ l’ordre né des sédentarités n’est pas essentiel à la manifestation du territoire ” et que “ la mobilité spatiale exprime bien plus qu’un mode d’usage des espaces, un déplacement d’activité à activité, mais aussi des hiérarchies sociales, des reconnaissances identitaires qui donnent force et pouvoir ”.

C’est ensuite à partir de l’exemple des commerçants maghrébins de Marseille sur lesquels il a longuement travaillé que A. TARRIUS a pu préciser son concept central. A travers ces territoires circulatoires, il y a “ productions de mémoires collectives et de pratiques d’échanges sans cesse plus amples, où valeurs éthiques et économiques spécifiques créent culture et différencient des populations sédentaires ”. Car le propre du territoire circulatoire est de se superposer aux autres espaces et à leurs frontières (espaces résidentiels, espaces délimités administrativement ...).

Xavier PIOLLE a proposé, dans le même esprit, de parler de territorialité nomade et de territorialité sédentaire. Caractérisant la territorialité comme “ [implicant] à la fois un investissement différentiel des lieux de “ vie ” - au sens le plus large du mot - et une mémorisation collective de ces lieux, permettant ainsi la constitution d'un ensemble collectif de référence ”. X. PIOLLE parle de territorialité sédentaire “ lorsque ces lieux sont proches, qu’ils établissent un espace continu et qu’ils sont majoritairement partagés par ceux qui “ vivent ” dans cet espace, comme référence commune et première, voire unique. Si les repères spatiaux sont dissociés, distants et différents d’un groupe à l’autre, on traitera de “ territorialité nomade ”.

Cet auteur rejoint ainsi les perspectives de M. MAFFESOLI : “ ce n’est pas en général la proximité géographique qui construit le groupe, mais une proximité de goûts, de pratiques communes qui doivent être vécues dans un même lieu et au même moment ”. Il y a donc un jonglage, un jeu complexe entre ces différents territoires et territorialités où est mise en valeur tantôt une territorialité sédentaire (sur un “ espace territoire ”) tantôt une territorialité nomade (sur un “ territoire délocalisé ”).

 

                                                                                              Moncef BEN SLIMANE

                                                                                                          Juin 2003

 



[1]  En tant que supports d’une entité identitaire (qui dépasse la seule identité territoriale, qui est faite de la langue, de la religion, de pratiques économiques particulières, du système de parenté ...) et vecteurs particuliers de l’identité (l’identité territoriale proprement dite), le territoire et la territorialité assurent l’individu de son inscription dans une communauté et consacrent les identités collectives, le sujet collectif.

[2]  Dans son sens étymologique, c’est-à-dire comme signe de reconnaissance entre les individus.

[3]  Un territoire est un espace vital terrestre, aquatique ou aérien qu’un animal ou un groupe d’animaux défend comme étant sa propriété exclusive. Par “ impératif territorial ” on entend l’impulsion qui porte tout être animé, à conquérir cette propriété et à la protéger contre toute violation. Une espèce territoriale est donc une catégorie animale dont les mâles et parfois les femelles ont essentiellement tendance à se rendre maîtres d’un domaine et à lutter pour le conserver ”. [ARDREY, 1967 (1966) : 15].

[4] On a calculé que le vocable "identité" a été utilisé 71 fois dans les thématiques de recherche des laboratoires du département des sciences de l'homme et de la société du CNRS.

[5]  Il semble impossible d’échapper à un découpage - simplifié et réducteur - pour présenter le plus clairement possible ce que représente la territorialité pour l’identité. Le découpage utilisé semble être toujours le même bien qu’il s’exprime plutôt en terme de territoire privé, semi privé ou semi public (voir ALTMAN, [1975 : 112 - 120] : territoire primaire, secondaire et public).

[6]  Ce niveau d’analyse (individuel et personnel) des identités territoriales relève plus particulièrement de la géographie des représentations, de certains anthropologues (par exemple E. HALL, I. GOFFMAN) mais surtout des psycho(socio)logues de l’environnement (notamment CI. LEVY-LEBOYER, J. MORVAL) et de l’espace (G. N. FISHER, A. MOLES, R. SOMMER entre autres) et aussi par la psychanalyse (A. FERNANDEZ-ZOILA, G. PANKO, SAMI-ALI) et bien sûr des écrivains et de philosophes (HEIDEGGER, G. PEREC et beaucoup, beaucoup d’autres).

[7] Voir MORVAL [1981 : 98-99] pour ces “ fonctions de l’intimité ”.

[8]  Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de “ tenter une anthropologie dans l’espace mais de proposer une anthropologie de l’espace ” [PAUL-LEVY, SEGAUD, 1983 : 17] ; anthropologie de l’espace que F. PAUL-LEVY et M. SEGAUD ont conçue en reprenant et en organisant une très riche bibliographie.

[9]  La notion de hiérarchie est d’une certaine façon consubstantielle à celle d’espace. Il ne peut pas y avoir de hiérarchie sans espace : “ la hiérarchie ne peut [...]que se formuler par l’espace [...] toute hiérarchie est topique [...] l’espace définit la hiérarchie, la hiérarchie construit l’espace ”. [MAZERES, 1985 : 177, 178, 180].

 

[10]  Dans ce cas-là le territoire est conçu comme une étendue, une surface réceptacle et plus exactement comme une aire de compétences, un support de souveraineté (cf. la théorie du “ territoire limite ”).

[11]  Michel FOUCAULT et d’autres en ont donné des illustrations ou plutôt des idéal-types.

[12]Les analyses de Marc AUGE sur le lieu anthropologique semblent être particulièrement enrichissantes puisqu’elles reposent sur une longue expérience ethnologique et par conséquent sur les concepts éprouvés de culture et d’identité : “ le lieu se définira comme identitaire (en ce sens qu’un certain nombre d’individus, les mêmes, peuvent y lire la relation qui les unit les uns aux autres) et historique (en ce sens que les occupants du lieu peuvent y retrouver les traces diverses d’une implantation ancienne, le signe d’une filiation). Ainsi le lieu est-il triplement symbolique (au sens où le symbole établit une relation de complémentarité entre deux êtres ou deux réalités) : il symbolise le rapport de chacun de ses occupants à lui-même, aux autres occupants et à leur histoire commune ”.

Marc AUGE a précisé par ailleurs que “  [ ...] le dispositif spatial est à la fois ce qui exprime l’identité du groupe (les origines du groupes sont souvent diverses, mais c’est l’identité du lieu qui le fonde, le rassemble et l’unit) et ce que le groupe doit défendre contre les menaces externes et internes pour que le langage de l’identité garde un sens ”. Il reste que cet anthropologue voit notre époque de “ surmodernité ” de plus en plus marquée par des non-lieux (représentés essentiellement par les grands centres commerciaux, les aéroports, les autoroutes, les stations services et les hôtels ...) et ne semble alors n’appréhender les lieux anthropologiques occidentaux qu’à travers les haut lieux ou les lieux exemplaires.

 

[13]  Pour M. BRUNEAU et G. SHEFFER, la diaspora peut être définie par trois caractéristiques essentielles : “ la conscience et le fait de revendiquer une identité ethnique ou nationale ; l’existence d’une organisation politique, religieuse ou culturelle du groupe dispersé (richesse de la vie associative) ; l’existence de contacts sous diverses formes, réelles ou imaginaires, avec le territoire ou pays d’origine ”. [BRUNEAU, 1994 : 7].


 [MBS1]

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