Ce cours se veut un
questionnement est à resituer dans la problématique générale où l’on se demande
si le territoire et la territorialité participent de l’être ensemble et
de l’échange ou au contraire s’ils contribuent à les déstructurer voire
les déchirer, les détruire. Une des grandes questions posées
actuellement à la territorialité est de savoir quand le territoire et la
territorialité créent un être collectif, quand ils favorisent un repli sur
soi ; comment ils peuvent être un support et un ancrage à la fois du
vouloir vivre ensemble, de valeurs sociales communes et de la désagrégation
sociale, de l’atomisation sociale.
Il s’agit avant tout
pour nous d’avancer dans la compréhension du phénomène territorial.
Quels sont les sentiments et les valeurs, les comportements et les pratiques,
individuelles et collectives attachés au territoire, à la territorialité ?
Comment s’organisent les relations sociales entre un individu, un groupe et son
territoire, entre des individus, des groupes, une société à propos de leur
territoire ? De quelle nature sont ces relations ? Quel en est le
contenu?
L’urgence d'une réponse à ces
questions est sans doute due à la crise, au dérèglement voire de la disparition
des territoires - qu’il s’agisse du problème des banlieues, de la
désertification rurale, de l’imbrication des territoires régionaux et nationaux
dans l’espace mondial ou qu’il s’agisse des guerres civiles, entre nations,
ethnies, cultures...
Même s’il est par certains
aspects notoirement en crise, le territoire reste le principe de base qui régit
la communauté suprême, la communauté politique telle que nous la
connaissons : “ Le territoire est un espace unifié de pouvoir,
transcendant les formes spatiales d’occupation, d’organisation et de propriété
du sol. Il est ce qui transcende tous les principes de division, de
segmentation des groupes sociaux qui composent la collectivité nationale. Le
territoire est une représentation, il est le symbole de la formation sociale et
l’instrument de son identification dans la figure d’une communauté ”.
Dans cette situation où la
territorialité peut-être encore assignée à une fonction sociale supérieure, il
nous semble intéressant de savoir comment des individus légitiment, justifient
leur rapport à une territorialité collective, c'est à dire à la fois comment
ils expliquent ce rapport (sa justification) et justifient son bien fondé (sa
“ justesse ”).
En fait, il faut revenir au
nœud problématique qui supporte tout ce questionnement : la
problématique de la territorialité et de l’identité. Chacun des aspects
de notre questionnement se pose en fait à partir de la problématique
identitaire : l’articulation de l’identité individuelle à l’identité
collective, le passage de l’identité individuelle à l’identité collective, la
construction et l’affirmation d’une identité collective locale, l’existence et
le lien aujourd’hui des individus à une identité transcendante.
Pour architecturer ce cours,
il nous faut formuler 4 hypothèses:
hypothèse 1: La territorialité à la fois relève et
participe d’une construction identitaire.
hypothèse 2: En tant qu’appropriation spécifique d’un
espace par un individu et un groupe, elle est marquée et faite de
l'identité (politique, économique, religieuse ...) de ceux-ci,. En retour, et
dans un mouvement continu d’interactions, elle constitue un marqueur
identitaire (au même titre qu’une langue par exemple).[1]
hypothèse 3: L’investissement symbolique[2] effectué dans le territoire et la territorialité est tel que tout
individu, tout groupe est prêt à le préserver par tous les moyens. Et ce
d’autant plus que ces significations, cet “ encodage culture ” sont
inscrits dans une histoire, dans une mémoire - histoire et mémoire particulières
à des individus - et se traduisent matériellement, prennent des formes
sensibles particulières à des individus.
hypothèse
4 : Les identités sociales
s’élaborent toujours dans le rapport à l’altérité, à l’autre, à la
différence. De même le territoire se re-compose en fonction de l’autre qui est
considéré, tel qu’il est, tel qu’il s’impose, tel qu’on se le représente...
Toutes les identités sociales et par conséquent l’identité territoriale,
résultent ainsi d’une situation donnée, d’une stratégie du moment, elles
constituent un montage, un compromis provisoires.
A-QUESTION DE DEFINITIONS
A.1- Les apports de
l’éthologie à la définition du territoire
C’est la démarche éthologique
qui a mis en évidence l’importance de la notion d’espace. Elle révèle en
particulier que le comportement animal est sous-tendu par un besoin fondamental ;
celui de disposer d’un territoire et de maintenir une certaine distance par
rapport à autrui.
Howard a introduit l’idée
d’un comportement territorial ; depuis, l’instinct du territoire chez les
animaux a été abondamment étudié. Voici quelques-uns des apports les plus
révélateurs : l’animal établit sa présence par la délimitation d’un
territoire ; il marque ainsi son espace et en défend l’entrée par des
attitudes et des comportements significatifs. Vis-à-vis d’un attaquant, le
territoire la zone de référence qui
permet de se repérer et de se défendre : sa dimension doit être telle que
l’animal puisse en contrôler les frontières ; ceci implique qu’une partie
des limites soit protégée par des obstacles.
Le territoire doit aussi, par
sa disposition, permettre une position avantageuse pour celui qui s’y trouve et
surtout garantir une zone de repli. Howard, qui a beaucoup étudié l’animal
sauvage en captivité, a noté que la restriction de l’espace entraîne chez cet animal un état de désarroi qui peut
aller jusqu’au refus de se reproduire, de s’alimenter et même jusqu’à la mort.
Certaines recherches ont
précisé le rôle du territoire dans les comportements. Calhoun a étudié
l’influence de la densité sur le comportement d’une population de rats. L’expérience
montra que l’augmentation de la densité entraînait des dérèglements tels que le
comportement tout entier des individus s’en trouvait modifié. Leur agressivité
croissait de manière considérable et leur activité sexuelle prenait des formes
souvent déviantes.
Ces résultats ont
passionné les psychologues. N’existe-t-il pas chez l’homme un instinct
territorial semblable à celui que l’on observe chez beaucoup d’espèces
animales ? C’est la thèse défendue par Ardrey dans l’impératif territorial
et reprise dans la loi naturelle. Ardrey passe de l’individu à la société dans
son ensemble car, pour lui, il n’est pas de groupe équilibré sans une base territoriale qui permette
d’exprimer ses instincts. Lorenz, de son côté, souligne le lien entre conduites
agressives et territoire - étant une
garantie de survie – et n’hésite pas à appliquer à l’homme les observations
faites sur les animaux. Les études du comportement animal ont fourni des
données intéressantes à la psychologie humaine, car il apparaît comme une donnée
beaucoup plus complexe et il ne peut être réduit à une fonction biologique
comme chez l’animal. Plusieurs travaux ont dégagé une classification des
territoires humains suivant, notamment,
leur mode d’utilisation. C’est le cas des recherches entreprises par
Altman et qui le conduisent à distinguer trois types de territoires :
1)- Les territoires
primaires, occupés par des groupes ou des personnes définies de manière stable,
et dans lesquels l’intrusion constitue une violation de l’identité (bureau du
cadre, salle des professeurs) ;
2)- Les territoires
secondaires, contrôlés de façon privilégiée par certains individus ou certains
groupes ;
3)- Les territoires
publics-occupés de manière transitoire et incertaine (bancs publics).
D’autres recherches comme celles
de Goffman ont attiré l’attention sur le fait que la conduite spatiale a une
fonction sociale. Mais ce n’est pas seulement la nature des territoires qui a
valeur d’analyse sociale, mais bien l’ensemble de la situation dans laquelle se
produisent les comportements. Les travaux d’Esser, qui étudie les effets du
statut des membres d’un groupe de malades en milieu psychiatrique sur le
territoire contrôlé, en donnent une illustration : il constate à
l’intérieur du groupe observé que plus le pouvoir dans le groupe est grand,
plus la maîtrise sur l’espace est importante. Ainsi un tiers du groupe se déplace partout ; un autre tiers ne
circule qu’à l’intérieur de territoires délimités par leur zone de contact
sociale ; enfin, le reste du groupe ne dispose que d’espaces très confinés
marqués par l’absence de contacts.
Toutes ces études ont le
mérite d’attirer l’attention sur le fait que le comportement territorial humain
a valeur psychologique et non plus biologique : il représente un langage
dans lequel s’exprime la réalité sociale. Les idées essentielles attachées à la
territorialité sont en effet : une très forte relation de l’individu ou du
groupe à son territoire, une relation vitale, une relation exclusive ; une
relation inscrite dans le temps, marquées par une histoire ; une relation
de pouvoir, d’autorité et donc l’idée à la fois sinon de possession, de
propriété, dans tous les cas d’appropriation et de défense de ce territoire et
de cette territorialité, par l’instauration de limites, de frontières à l’égard
de l’extérieur, de l’étranger, cette relation passant souvent par le conflit.
Qu’il s’agisse de la réalité
animale ou politique, il y a dans la territorialité très clairement cinq ou six
éléments essentiels : l’appropriation plus ou moins exclusive à travers
le temps d’un espace qui est l’espace d’un pouvoir ; la défense
de cet espace approprié par la défense de frontières vis à vis d’un
extérieur, d’un étranger à quoi, à qui est opposé cet espace et/ou ce
pouvoir. Et la territorialité est bien pour nous ici l’action et le mode
d’appropriation et le territoire, l’espace approprié (le résultat de cette
appropriation à un moment donné).
La territorialité répond
expressément à l’idée de symbolisation et de normalisation sociales :
qu’il soit question des sociétés animales ou humaines, des codes sociaux très
explicites, des comportements véritablement stéréotypés, des habitudes
profondément intériorisées sont attachés à la territorialité. Bien que
culturellement modifiés et modifiables, ces codes semblent universels (respect
de l’appropriation, du franchissement des limites ...) ; conférant ainsi
une certaine nécessité et universalité à la territorialité elle-même. Au-delà
de la forme spécifique qu’elle prend et qui lui donne son efficacité, la
territorialité semble imposer son ordre par elle-même : la territorialité
existe à partir d’une codification impérative.
L’éthologie animale révèle le
caractère inné, génétiquement inscrit de la territorialité et lui donne cet
« impératif » [3] c’est-à-dire à la fois son caractère universel et inévitable et
son caractère primaire, impulsif. La science politique représente le caractère
construit, socialement et culturellement élaboré de la territorialité, elle
fait de la territorialité une institution sociale, culturellement spécifique
qui évolue et s’enrichit par une histoire, un passé. Pour l’éthologie animale,
la codification territoriale sera plutôt primaire ou du moins subie par les
individus, imposée à la société animale.
Pour nous, le fait de ne pas
nier a priori la dimension éthologique de la territorialité humaine conduit à
noter que non seulement chaque individu, systématiquement,
nécessairement, est porteur de catégories territoriales mais qu’elles sont en
outre profondément ancrées, intériorisées et donc combien elles
ressortent pour une grande part de l’inconscient et de l’indicible, de
l’impulsif et de l’irréductible. Ce qui, pour nous, ne doit en rien laisser
préjuger ni une nature ni une origine innée, génétique de la territorialité.
S’il fallait prédéterminer de manière définitive une origine et une nature de
la territorialité, elle serait bien évidemment ici sociale, culturelle,
collective.
Alexander ALLAND a longuement
expliqué et illustré dans la dimension humaine comment “ certaines
conditions devraient produire des analogies entre des comportements tels que la
territorialité chez les animaux inférieurs qui ont une origine génétique, et
des comportements culturels chez l’homme. Dans les deux cas l’environnement a
favorisé un comportement d’un certain type mais dans le premier cas, la forme
qui émerge se trouve directement sous le contrôle de mécanismes biologiques.
Dans l’autre cas, le comportement adaptatif est sélectionné parmi une large
gamme de comportements possibles, dont aucun n’est spécifiquement contrôle par
le système génétique ”.
A.2- Qu’est ce que
l’identité ?
L'identité fait désormais
partie du langage de tous les jours. C'est même devenu l'argument qui explique
ou justifie un ensemble d'événements qu'on découvre quotidiennement à la
lecture des journaux ou en regardant la Télévision.
Sur le plan scientifique,
l'identité occupe un champs de plus en plus large dans la recherche
universitaire : identité des individus, appartenances groupales, mais aussi
identités culturelles, urbaines ou politiques[4].
Comment donc définir et
interpréter une notion aussi polysémique et aussi multidimensionnelle que la
notion d'identité ? Quelle démarche adoptée pour "nettoyer" la notion
de toutes les scories de l'idéologie ?
On peut tout d'abord noter
que l'identité a été la préoccupation de la psychologie, en particulier la
psychologie sociale. Par la suite, les apports des recherches américaines ont
fait que sociologues et anthropologues se sont mis à utiliser plus fréquemment
le concept d'identité culturelle.
Quand les questions relevant
de la construction nationale et du rapport colonisation/décolonisation se sont
imposées dans notre actualité politique, le droit, les sciences politiques et
l'histoire se sont joint à la réflexion et au débat autour de cette notion d'identité.
Enfin, avec l'émergence de la
question urbaine et de l'urbanisme dans l'enseignement universitaire et dans la
pratique professionnelle, on a noté un intérêt accru pour la compréhension et
l'analyse des identités urbaines. Cet intérêt n'est pas démenti aujourd'hui
avec la globalisation économique et ce qu'elle entraîne comme interrogations
sur le multiculturalisme, l'organisation de la ville, la métropolisation ou
encore la dérive des Etats "souverains" et de leurs frontières.
Mais quel que soit le secteur
de l'identité auquel on fait référence, on peut toujours dire que l'identité
fait appel à un ensemble d'éléments qu'ont peut classer en quatre niveaux
différents :
· Le niveau matériel et
physique : le territoire, l'organisation matérielle, les biens, la
typo-morphologie architecturale et urbaine...
· Le niveau historique :
les origines, les faits marquants, les traditions et les coutumes...
· Le niveau
psychoculturel : les mentalités, le système cognitif, le système culturel...
· Le niveau psychosocial
: les références sociales, les valeurs sociales...
La remarque qu'on peut déjà
faire par rapport au classement ci-dessus, c'est qu'une manifestation de
l'identité, tel que posséder une habitation, renvoie à des éléments qui
appartiennent à plusieurs niveaux en même temps. Ces niveaux s'entrecroisent et
s'interpénètrent.
On peut tenter un autre
découpage en cherchant à rattacher l’identité à trois échelles de
manifestation: l'individu, le groupe social et la société. Ce découpage est en
quelque sorte artificiel parce que l'identité, quand elle s'exprime, procède à
l'agglutination des 3 échelles à la fois. Mais il a l'avantage de recouper des
espaces de recherche et de définitions institutionnalisés par le spectre
classique des disciplines universitaires : psychologie, sociologie,
anthropologie, géographie...
A.2.1- Individu et identité
Les rapports entre individu
et identité peuvent sembler, à première vue, simples et évidents. En fait, il
n'en est rien et c'est lorsqu'on se met à analyser ces rapports pour formuler
une définition précise et globale que l'on bute sur les premières difficultés.
L'identité individuelle ou
"personnelle" (Edmond MARC. "Identité et communication".
PUF, 1992) possède d'abord deux significations. La première est objective au
sens où chacun de nous est unique de par son patrimoine génétique, sa réalité
biologique. La seconde signification est subjective est concerne le sentiment
qu'on a d'être singulier et d'exister dans une sorte de continuité dans
l'espace et le temps : "je suis moi parce que je suis différent des
autres. Et c[MBS1]e sentiment je l'avais hier, je l'ai
aujourd'hui et, probablement, je continuerais à l'avoir demain".
On peut de même diviser
l'identité individuelle en deux composantes essentielles : l'identité pour soi
et l'identité pour autrui. Ainsi, on pourrait dire qu'il existe en chaque
personne deux identités qui entretiennent des rapports dont la nature
conflictuelle impose des choix, des compromis, des transactions.
Erik H.ERIKSON
("Adolescence et crise de la quête d'identité". Flammarion, 1972)
souligne que "la naissance de l'identité personnelle est un processus
actif et conflictuel où interviennent des dimensions sociales (modèles sociaux
auxquels l'individu veut se conformer), psychologiques (l'idéal du moi),
conscientes et inconscientes (identification aux modèles parentaux et
culturels). L'identité s'affirme, évolue, se réaménage par crises et stades
successifs ”.
Ce processus dynamique de la
genèse et de l'affirmation de l'identité personnelle est une construction progressive
dont les fondations se situent dans les toutes premières années de la vie.
Henri Wallon nous explique que "la
conscience de soi n'est pas essentielle et primitive [...]. Elle est un produit
déjà très différencié de l'activité psychique. C'est seulement à partir de
trois ans que l'enfant commence à se conduire et à se connaître en sujet
distinct d'autrui. Et pour qu'il arrive à s'analyser, à chercher les formules à
l'aide desquelles il tentera d'exprimer son individualité subjective, il lui
faut subir une évolution qui le mène jusqu'à l'adolescence ou à l'âge adulte et
dont les degrés et les formes varient considérablement d'une époque à
l'autre". (H. Wallon "les origines du caractère chez l'enfant",
PUF, 1949).
Avant même de venir au monde,
un enfant existe déjà dans l'imaginaire et le discours des parents. Quand il
naît, la parole familiale anticipe et oriente la formation de l'identité de
l'enfant ; elle le situe dans le groupe familial et lui suggère une image de
son avenir et de son destin futur.
Outre les interactions
précoces de l'enfant avec son entourage immédiat ; il existe un sentiment
d'identité qui se constitue à partir de la perception du corps propre. (Paul
Schilder. "L'image du corps" Gallimard, 1968). -
René Zazzo ("La genèse
de la conscience de soi" PUF, 1973) et Jean Piaget ("la formation du
symbole chez l'enfant" Delachaux et Niestlé, 1964) ont bien montré que les
sphères motrices, sensitive, émotionnelles et cognitives interviennent tour à
tour dans la formation de l'identité comme un processus interne à l'enfant.
L'identité individuelle se
construit donc, dès les premiers âges de la vie, dans un double mouvement
d'assimilation et de différenciation.
L'identification joue un rôle
primordial dans ce processus en fonctionnant sur la base d'un rapport
dialectique (identité recherchée/identité imposée) entre le sujet, les
personnes de son entourage (famille, essentiellement) et les modèles
socioculturels de son environnement.
L'enfant intériorise
progressivement ses groupes d'appartenance tout en aspirant à des groupes de
référence. Il faut donc souligner, comme l'avait fait notamment George Mead
(G.H. Mead "l'Esprit, le Soi et la Société" PUF, 1963), que le soi se
présente comme une structure culturelle et sociale qui "se développe chez un
individu donné comme un résultat des relations que ce dernier soutient avec la
totalité des processus sociaux et avec les individus qui y sont engagés".
L'autre joue toujours le rôle de miroir dont chaque membre du groupe social a
besoin pour se reconnaître lui-même.
L'identité enfantine entre en
crise lors de la puberté qui marque le passage à l'adolescence. Cette période
où le sujet voit son corps et son apparence physique se transformer
profondément, est aussi un moment-clé dans l'intégration à une nouvelle
identité.
Face à la complexité et à la
délicatesse de cette adolescence, transition de l'enfance à l'âge adulte, les
différentes cultures ont mis en place un certain nombre de "rites de
passage" qui ont pour objectif de faciliter cette transition vers les
nouveaux statuts de père ou de mère, de travailleur ou de cadre... un statut
d'adulte.
Encore une fois, dans la vie
d'un individu, la construction de l'identité s'affirme comme un processus
dynamique, entrecoupé de ruptures et de crises, inachevé et toujours à
reprendre.
A.2.2- Groupe et identité
Pour pouvoir identifier
l'identité d'un groupe, on commence souvent par se poser la question suivante :
quelles sont les manifestations possibles de l'identité du groupe dans la
réalité sociale ? Et par ce biais, on arrive à découper l'environnement social
du groupe en un ensemble de strates susceptibles de contenir des signes et des
indices qui concrétisent l'identité groupale.
Les signifiants sociaux de
l'identité du groupe les plus souvent utilisés sont au nombre six : (Cf. A.
Mucchielli "L'identité" PUF "que sais-je", 1994).
*
Le milieu de vie :
site, situation, relief, climat, structure de l'habitat, agencement et
aménagements internes, voies de communications... ;
*
L'histoire : archives, traditions, écrits, récits,
histoire des relations avec les groupes voisins, dates des événements
importants, héros...;
*
La démographie :
pyramide des âges, nombre d'individus par sexe, par activité, fluctuation du
régime démographique, distribution selon les groupes dans l'espace, immigration
et émigration, endogamie et exogamie, ... ;
*
Les activités : types d’activités, répartition des activités selon
la population, équipements divers, structure des flux économiques, analyse de
la consommation ; étude du mode de vie, de la langue, des créations
artistiques… ;
*
L'organisation sociale
: organisation officielle (règlement, procédures, fonction), nature du pouvoir,
étude des conflits, étude sociométrique du groupe... ;
*
La mentalité : codes
et normes de conduite, modèles et contre-modèles, les représentations
collectives, système des opinions et des croyances... Tous ces éléments sont
l'expression symbolique, le contenu des manifestations collectives de la
réalité sociale identifiées précédemment. Ils délimitent donc les contours de
l'univers mental du groupe qui permet une "rationalisation" de ses
activités et de l'environnement qu'il subit ou qu'il crée.
Dans une recherche concrète
où l'objectif est d'identifier l'identité d'un groupe, il arrive très rarement
qu'on utilise la liste exhaustive précédente des référents identitaires. Dans
les faits chaque groupe articule ses pratiques autour de quelques activités
dominantes, de préoccupations fondamentales, d'un mode de vie spécifique qu'il
s'agit de repérer dans le répertoire précédent des variables de l'identité
groupale.
La définition des différentes
dimensions de l'identité du groupe rend plus aisée l'abord de la définition du
groupe lui-même. On a donc choisi celle que nous propose G. Gurvitch qui
affirme que le groupe est "une unité collective réelle, mais partielle,
directement observable et fondée sur des attitudes collectives, continues et
actives, ayant une oeuvre commune à accomplir, unité d'attitudes, d'oeuvres et
de conduites, qui constitue un cadre social structurable tendant vers une
cohésion relative des manifestations de la sociabilité".
Les groupes peuvent être
primaires ou secondaires, des groupes institutionnalisés ou pas, des groupes
virtuels ou réels, des groupes multi ou uni-dimensionnels etc...
L'identité groupale est pour
G. Gruvitch un "mode -d'être- en relation" qui donne une cohérence,
une intelligibilité et même une lisibilité au groupe. C'est également un filtre
à travers lequel le groupe, comme les individus qui le composent, appréhendent
le monde environnant. L'identité joue aussi le rôle d'un fil relativement
durable qui relie au groupe.
Le groupe qui a pour tâche de
construire ou de vivre son identité, cherche à planter des racines, à se donner
un ou plusieurs points d'ancrages qu'on désigne souvent par "élément
nodaux" (Cf. Mucchielli op.cit).
Parmi tous les éléments de
l'environnement du groupe, la mentalité occupe une position particulière car
elle apparaît comme le noyau de l'identité du groupe. C'est sans doute parce
que c'est la mentalité qui véhicule la vision du monde du groupe et qui génère
ses attitudes concernant la réalité sociale qui l'entoure, que les analystes
considèrent la mentalité comme le système culturel déterminant du groupe.
Comme l'identité personnelle
ou individuelle, l'identité groupale est une totalité dynamique. Elle n'est
jamais définitivement fixée et peut se modifier en fonction du temps et de la
position du groupe dans l'espace social de référence. Dans son livre "la
socialisation, construction des identités sociales et professionnelles"
(Armand Colin, 1991), Claude Dubar relève que l'identité sociale est "au
confluent d'une temporalité exprimant le mouvement des socialisations
antérieures et d'une spatialité marquant la position dans un champ social
significatif". En d'autres termes, on pourrait dire qu'il existe pour
chaque groupe (professionnel, ethnique, sexuel ou religieux...) une sorte
"d'espace-temps" en mouvement. Et en considérant que les institutions
se transforment désormais à des rythmes rapides, nous pouvons dire que la
dynamique identitaire résulte d'un mouvement ininterrompu d'ajustement des
identités antérieures aux nouvelles formes identitaires qui sont offertes.
Quelles ont été les groupes
dont l'identité a constitué un champ de recherche privilégié?
Il semble que certains
groupes sociaux ont bénéficié, plus que d'autres, de l'intérêt des chercheurs
et des théoriciens de l'identité groupale. Parmi eux, on peut citer :
- La famille : pour son rôle
fondamental dans la socialisation des jeunes et la stabilisation de la
personnalité adulte. (François de Singly "le Soi, le Couple et la
Famille" Nathan, 1996) ;
- Les groupes qui ont un
rapport au sport : clubs, supporters, foule de spectateurs font de plus en plus
l'objet de recherche sur la gamme d'identification qu'ils véhiculent et les
groupes qu'elles structurent. (Christian Bromrberger "Le match de
football. Ethologie d'une passion partisane à Marseille, Naples et Turin".
Maison des sciences de l'Homme, Paris, 1995);
- Les groupes professionnels
dont l'identité subit des mutations rapides et profondes sous l'impact des
évolutions technologiques et socio-économiques contemporaines (Renaud
Sainsaulieu "L'identité au travail" Presses de Sciences - Po, 1985) ;
- Les groupes religieux qui
construisaient traditionnellement leur identité de façon régulée et maîtrisée,
révèlent ces trente premières années une effervescence et une dynamique qu'on
leur ignorait dans le passé ;
- Les communautés urbaines
dont l'identité se réalise par le biais d'un processus d'intégration sociale,
culturelle et spatiale dans la ville. On peut même ajouter que l'identité est à
la fois le fruit et le levain de certaines formes d'organisations spatiales et
d'organisations sociales.
A.2.3- Identité et société
On peut aisément remarquer
dans les paragraphe précédentes qu'il n'est rien de plus collectif, de plus
sociétal, que l'identité personnelle et l'identité groupale : tout au long de
sa "socialisation", l'individu s'imprègne des valeurs de la
communauté des proches ; il se reconnaît dans les modèles identificatoires et
les prototypes valorisés par la société, et cette dernière le reconnaît comme
un de ses membres. L'identification est dans la majorité des situations le
résultat de la réciprocité.
L'identité est donc la
résultante des processus d'identification et de distinction par lesquels une
société cherche à fonder sa cohésion ou son unité et à marquer sa position
différente par rapport à d'autres sociétés.
Mais à l'intérieur même de
cette société, les groupes qui la constituent entretiennent eux-mêmes des
relations d'inclusion et d'exclusion. Et chaque groupe occupe une position
définie par un ensemble de caractéristiques propres à la société qui le classe
automatiquement dans la hiérarchie sociale.
On peut mieux comprendre le
fonctionnement du binôme identité / société en abordant les manifestations suivantes : l'identité
culturelle, l'identité nationale et l'identité politique.
*
L'identité culturelle :
Le thème de la culture dans
ses rapports avec l'identité a fortement intéressé les sciences humaines et
sociales pour la richesse de son contenu et la grande variété des situations
géopolitiques qu'il permet d'appréhender. On a en effet relever que toute
société secrète un "système culturel". Les groupes et les individus
qui la composent sont appelés à intégrer ce système par le biais d'une
"identification culturelle".
L'unité symbolique de la
société peut être réalisée grâce à cette identification à un modèle culturel
commun. Le contrôle social est là pour assurer cette conformité au système
culturel.
L'identité culturelle peut
aussi se manifester à travers la participation à une idéologie.
Les activités collectives où
l'idéologie du groupe ou de la société est rappelée et développée, confortent
son identité culturelle en renforçant le sentiment de puissance et en balayant
les doutes nés de l'apparition de faits qui perturbent la stabilité culturelle
de la société.
Enfin, les mythes, les
fragments de l'histoire, les héros sont de même souvent utilisés pour assurer
et reproduire l'identité culturelle.
Dans les différentes
sociétés, le mythe remplit une fonction sociale, il manifeste et codifie les
croyances, il protège les principes moraux et les impose, il assure
l'efficacité des rites et des règles pratiques à l'usage des acteurs sociaux.
En résumé, il garantit la cohésion de la formation sociale en réaffirmant les
éléments culturels clefs de son identité.
Toute société est évidemment
inscrite dans le temps et ne peut faire l'économie de son passé. La référence
au passé implique que l'identité prends corps dans une histoire.
Une société constitue donc
son identité en intégrant son histoire. La transmission et le rappel du passé
collectif permettent à l'identité culturelle de se réaliser et de se perpétuer.
Le retour au passé, la récupération du patrimoine à travers les récits, les
oeuvres d'art, les commémorations et les cérémonies, ainsi qu'à travers la
culture scolaire, contribuent à façonner l'identité culturelle d'une société.
*
L'identité nationale
L'idée de nation en tant
qu'organisation politique n'a pas une histoire très longue. Elle s'impose au 19ème
siècle tout en se trouvant fortement liée à l'avènement de la démocratie et de
la modernité politique.
De nos jours, on assiste à un
affaiblissement objectif et subjectif de la nation sous l'impact de la
mondialisation de la plupart des formes d'échange, d'une part, et de
l'apparition d'autres sentiments d'appartenance, d'autres identifications, à un
niveau à la fois infranational et supranational.
En dépit de ce qui précède,
le sentiment d'appartenance nationale reste l'une des dimensions fondamentales
de l'identité de chacun, au même titre que l'identité religieuse, sexuelle,
familiale, sociale ou régionale. Nous possédons tous une composante nationale
de notre identité. Les dimensions de la vie quotidienne, l'ensemble des modes
de vie, le territoire, tout ce qui constitue la culture pour les
anthropologues, nous en fournit de nombreux exemples. C'est pourquoi, à l'heure
où l'on observe un affaiblissement objectif de la nation comme organisation
politique, il n'en reste pas moins chez chacun de ses ressortissants une
dimension nationale très forte, quelles que soient par ailleurs les différences
qui existent toujours à l'intérieur de la nation parmi les ressortissants qui
la composent.
En plus de sa dimension
identitaire, la nation, dans son acception moderne, c'est-à-dire en tant que
communauté politique, s'est historiquement formée en Europe autour de la notion
de citoyen.
La citoyenneté, c'est cette
utopie créatrice en fonction de laquelle ; les différences concrètes et réelles
qui séparent les individus s'effacent devant leur égalité en ce qui concerne
les droits et la participation politique.
C'est une utopie dans la
mesure où les individus sont inégaux et différents les uns des autres. Mais le
principe de la citoyenneté pose que, par delà ces différences, il existe une
égalité de dignité impliquant que tous les individus soient traitées de la même
manière du point de vue civil, juridique et politique. Le mode d'intégration de
la modernité politique, c'est la transcendance par la citoyenneté, par cette
affirmation utopique de l'égalité des êtres politiques malgré la différence
entre les individus concrets.
La légitimité politique,
auparavant fondée sur la tradition dynastique et religieuse, repose sur l'idée
de citoyenneté et sur les lieux sociaux qui en découlent.
Chaque identité prend une
signification différente dans l’interaction avec les identités des
autres individus, des autres groupes. Les identités s’élaborent et évoluent à
partir de deux processus fondamentaux : l’identification et la
différenciation (ou ce que Pierre TAP a voulu appeler
“ identisation ”. Pour définir et construire leur(s) identité(s), les
individus et les groupes sont amenés à s’identifier aux autres et à se différencier
des autres : je suis, nous sommes tels, pour être comme et pour ne pas être comme les autres. Un
processus est opéré en sens contradictoire et complémentaire à partir d’un même
pôle : l’autre, l’altérité.
Cette hypothèse peut-être
éprouvée à différents niveaux et à diverses occasions :qu’il s’agisse du
sentiment national ou de l’appartenance à une communauté de voisinage, ceux-ci
ne se révèlent à eux-mêmes, ne sont véritablement effectifs chez les individus
que si un conflit éclate et lie les gens ensemble face à un agresseur commun.
Peut-on aller jusqu'à supposer que certains individus provoquent le conflit
pour se sentir dans une communauté, pour se refaire une communauté ?
Dans notre mise au point sur
le collectif, il faut donc faire une place fondamentale à l’échange : il
faut que le conflit puisse toujours permettre l’échange car c’est
l’échange qui fonde les identités et les altérités. L’échange, de par sa nature
même, met face à face des individus ou des groupes qui partagent une certaine
identité puisque la communication est possible tout en étant différents,
distants, les uns des autres, de part et d’autre de l’objet de l’échange.
Pour revenir à l’objet
central de ce cours, nous dirons que notre questionnement principal consiste à
se demander en quoi le rapport au territoire, la territorialité, est à la base
l’identité, des identités, individuelles et collectives des individus. Une de
nos hypothèses est de proposer la territorialité comme ayant un rôle spécifique
dans la construction des identités.
B. TERRITOIRE
TERRITORIALITEET IDENTITES TERRITORIALES
Pour atteindre la territorialité marquée et
marqueur, faite et faiseuse à la fois d’une identité et d’une communauté, nous
allons, cette fois-ci de manière plus théorique, considérer successivement les
niveaux individuel et micro-territorial (1), collectif ou social et
méso-territorial (2) et politique et méta-territorial (3) des identités.[5]
B.1- Identité individuelle
et micro-territoires [6]
Au niveau individuel et
psychologique, les travaux effectués montrent que la territorialité est
essentiellement appréhendée comme un cadre et un mode d’identification et de
personnalisation, de sécurité et d’intimité personnelles mais aussi
d’acculturation et de socialisation (donc aussi appréhendée comme collective).
B.1.1- Le territoire et la territorialité
comme identification et
personnalisation
Avant toute chose, peut-être
faut-il commencer par préciser que c’est à partir de l’espace environnant que
tout individu prend connaissance de lui-même et conscience de son existence
durant les premières semaines et les premiers mois de sa vie : “ La
preuve première d’existence, c’est d’occuper l’espace ”.
Les expériences de l’espace
participent très directement à la construction du psychisme et de l’intellect
des individus durant leur enfance : “ Le comportement quotidien des
enfants dans leurs jeux, leurs mouvements, leurs déplacements, montre que
l’environnement est un élément constant, une matière centrale en quelque sorte
de leur développement et de leur apprentissage. On pourrait dire sommairement
qu’un enfant se développe dans la mesure où il peut agir sur l’espace qui
l’entoure et jouer avec lui ”. Ce sont plus particulièrement les travaux
de PIAGET et de son équipe qui ont démontré comment l’enfant se construit psychiquement
et intellectuellement en construisant son espace.
En retour, comme on a pu le
constater à diverses reprises par rapport à l’espace de la maison, dans un
rapport dynamique et dialectique, l’individu projette ses choix de normes et de
rôles sociaux dans l’espace. Il personnalise son espace ; il se donne une
personnalité en personnalisant son espace. Cette personnalisation - qui
constitue une appropriation - s’effectue à la fois matériellement, physiquement
et intellectuellement, symboliquement. Tout individu s’identifie en
s’identifiant à son environnement en l’aménageant de manière spécifique :
par les choix des éléments (meubles, ameublement, décor ...) qui le composent,
leur originalité réfléchie, leur disposition raisonnée...
Ainsi les objets, la configuration
physique du territoire d’un individu est-elle faite des goûts et des
possibilités du moment, des projets et des représentations, des idéaux qu’il se
donne en les donnant à son environnement immédiat. Le territoire d’un individu
a donc une histoire, celle des projets et des rêves successifs que cet individu
s’est fait de lui-même.
Il est difficile de séparer
la dimension matérielle, physique de la dimension culturelle, symbolique du
territoire et de la territorialité. On peut toutefois dire que l’individu
identifie et personnalise matériellement son territoire et sa territorialité
d’une part en leur donnant une certaine fonctionnalité.
L’individu fait correspondre
son territoire et sa territorialité à ses besoins particuliers, à son mode de
vie spécifique (et notamment à la spécificité de ses activités professionnelles
et, à ce qui le caractérise encore plus spécifiquement, à ses loisirs, à
l’aménagement de son temps hors-travail). Il s’aménage ainsi des
“ coins ” privilégiés [N. HAUMONT, H. RAYMOND repris par PAUL-LEVY et
SEGAUD, 1983] avec des objets personnels selon un ordre personnalisé.
L’individu se personnalise à
travers son territoire et sa territorialité d’autre part en leur attribuant une
certaine esthétique (au sens large). L’individu projette ses goûts et
ses préférences dans son espace, dans l’aménagement de cet espace; autrement
dit, il projette dans l’espace et dans son expérience quotidienne de l’espace
certaines de ses valeurs les plus personnelles, les plus profondes (le beau
dans les formes, l’ordre dans l’organisation). Le territoire et la
territorialité y sont organisés de façon à ce que tous les sens de l’individu
soient satisfaits (lieu silencieux ou prévu pour la musique, lumineux ou pas,
ouvert ou interdit aux autres...). Qu’il en soit propriétaire ou utilisateur,
définitivement ou ponctuellement, l’individu conçoit, transforme, adapte son
espace à son image, image effective ou image rêvée.
Ainsi le territoire
individuel et personnel a essentiellement une fonction de miroir. L’espace
approprié qu’est la maison fonctionne essentiellement comme un miroir social,
un miroir symbolique.
Quelle que soit l’importance
de cette concrétisation et de cette matérialisation de la personnalisation d’un
individu à travers et à partir de son identification à un espace, la part de
personnalité attachée à cet espace physique et à des repères matériels,
à une configuration concrète qu’il a lui-même participé à façonner ou du moins
dans lequel il s’est projeté est désormais fondamentale. Les objets utilisés au
quotidien, les pratiques “ domestiques ” répétées, les parcours
souvent recommencés auront imprimé très fortement dans l’esprit de l’individu
concerné un mode d’être, d’agir et de penser non seulement propre à l’individu
mais que celui-ci aura participé à élaborer à travers son espace.
De manière générale (et pas
seulement du point de vue esthétique par exemple) l’individu organise son
espace en fonction de ses propres représentations ou du moins des
représentations propres à sa culture, à son milieu social ; bref il le
fait par lui-même et pour lui-même. Mais dans le même temps, l’individu donne
une configuration à son espace pour se donner à voir aux autres, en
fonction des autres, comme signe (preuve ?) et comme affirmation
d’existence spécifique face aux autres. A partir de l’espace, c’est une image,
une représentation de lui même qu’il veut donner aux autres. Comme on a pu
l’observer à loisirs, “ l’individu s’est identifié avec certains des
objets qui sont ainsi devenus les symboles de la personnalité qu’il présente
aux autres ”.
Erving GOFFMAN a ainsi parlé
dans son étude des “ territoires du moi ” de “ réserves
égocentriques ” ou encore de “ territoire de la possession ”
pour rendre compte de tous ces objets qui participent de la construction d’un
territoire personnel. l a également montré comment dans les hôpitaux
psychiatriques les patients sont dépersonnalisés par l’absence d’endroits
personnels pour ranger leurs effets personnels : “ si les gens se
trouvaient effectivement dépersonnalisés ou si on leur demandait de renoncer à
leur personnalité, il pourrait paraître parfaitement normal de ne pas leur
laisser d’endroit personnel pour ranger leurs affaires [...] ”. Mais il
ajoute qu’en fait tout le monde garde toujours une sorte de personnalité et le
manque d’endroit sûr suscite chez les malades [...] un tel sentiment de
frustration que l’on comprend leurs efforts pour en trouver ”.
Ce lieu intime et profond
entre l’individu et des marques concrètes de son espace rendent ainsi une
partie du territoire et de la territorialité d’un individu fixe et stable. Un
individu est attaché à des objets, des parcours, des formes spatiales en tant
qu’ils sont la concrétisation de ses rêves et volontés d’être, autrement dit
comme une partie de lui-même très importante : celle qui lui prouve
(concrètement) qu’il a pu se réaliser.
Si le territoire et la
territorialité ont une telle importance physique, matérielle et ont acquis
notamment de ce fait une stabilité certaine, ils apportent une sécurité et une
intimité privilégiées pour chaque individu.
B.1.2- L’identité
territoriale individuelle : sécurité et intimité
Le territoire et la
territorialité d’un individu font avant tout et surtout l’objet d’une parfaite
connaissance : une connaissance cognitive, sensorielle... Pour saisir
cette connivence entre l’individu et son espace, il est intéressant
d’appréhender cet espace comme nombre de psycho (socio) logues l’on fait,
c’est-à-dire comme un prolongement du corps humain. Tant du point de vue de la
qualité des éléments qui le composent que de leur disposition, de leur
fonctionnalité... qui ont été expérimentés, éprouvés, le micro-espace
quotidien, l’espace personnel de l’individu est devenue un ensemble de
comportements intériorisés, naturels, irréfléchis, donc un espace de sécurité
et d’intimité par excellence.
Si l’espace personnel est un
espace de sécurité c’est aussi parce qu’il est un espace de tranquillité
psychique : l’individu sait (quelque soit la culture et la société
considérée mais sauf situations exceptionnelles et/ou transitoires) que cet
espace personnel est protégé, soumis qu’il est à des règles très
explicites (pièces ou portes interdites) ou à des codes plus implicites
(attitude ou comportement d’évitement). Pour faire respecter ces refuges, des
marquages matériels mais aussi symboliques, verbaux et non verbaux sont
utilisés.
C'est que l’espace personnel
est avant tout un espace d’intimité. Là encore, beaucoup de
psycho-sociologues qui se sont intéressés à l’espace se sont arrêtés sur la
notion d’intimité ; certains en ont même fait la principale et
l’essentielle fonction de la territorialité.
L’intimité créée par le
territoire et la territorialité permet essentiellement de se positionner en
dehors du regard des autres ou, d’une manière plus générale, en dehors des
normes sociales. Il est alors possible pour l’individu de se libérer :
l’espace personnel est synonyme d’affranchissement, d’émancipation (certains
ont ainsi parlé de “ libération émotionnelle ” rendue possible par
les comportements territoriaux)[7] mais aussi de détente, de repos (d’autant plus importants quand la
tension, la fatigue, l’anxiété sont grandes).
Plus généralement encore,
cette intimité permet la liberté et l’autonomie personnelles : le
territoire et la territorialité offrent la possibilité à l’individu de
s’extraire du contrôle et du conditionnement social.
Les limites et les frontières
entre soi et les autres, entre soi et l’extérieur jouent alors bien évidemment
un rôle important. Mais si cette intimité est possible, c’est qu’il y a
effectivement une véritable connaissance et un véritable investissement dans
l’espace considéré, c’est que celui-ci a pu devenir pour l’individu la
concrétisation, la réalisation tangible de ses projets et de son imaginaire.
L’intimité est, grâce à la
panoplie des stratégies territoriales, relative, sélective. L’intimité sera
réalisée avec certaines personnes et pas d’autres, dans certaines circonstances
et pas d’autres (qui restent souvent inexplicables car contingentes). Elle est
notamment variable selon les périodes de la vie, l’adolescence, les débuts d’un
couple et la vieillesse la ressentent souvent comme vitale. Car si l’intimité
apportée par le territoire et la territorialité est si importante, c’est que
ceux-ci renferment et représentent les moments les plus forts, les plus
importants de la vie personnelle, affective d’un individu.
Mais, comme on a pu le voir
notamment quand on a posé le territoire comme image de soi pour soi et pour les
autres, le territoire et la territorialité, y compris quand ils sont analysés
au niveau individuel se révèlent être éminemment sociaux et collectifs. Car le
territoire et la territorialité s’avèrent surtout être pour l’individu le cadre
et le mode primordial de sa socialisation et de son acculturation c’est-à-dire
de son acquisition des valeurs, représentations, comportements, pratiques de
son milieu social et culture.
B.1.3-
Le territoire et la territorialité comme acculturation et socialisation
Une part importante de la
transmission de la façon d’être, de penser et d’agir propre à une société et à
une culture se fera par l’espace : à partir de la spatialisation des
échanges sociaux, au sein des expériences spatiales, des relations à l’espace.
Si les individus sont identifiés, socialement, culturellement (au sens large) à
travers leurs comportements dans l’espace, c’est que, quel que soit le lieu
considéré (habitat, école, place publique, lieu de travail, de culte...) on
attendra de l’individu un type d’attitude bien déterminé selon la culture
locale, ethnique, les caractéristiques sociales en cause.
Si les études maintenant
anciennes de E. HALL ont montré - avec force d’exemples concrets à l’appui -
que “ l’espace (ou la territorialité) est lié de manière subtile et variée
au reste de la culture ” [1984 : 64] : ”[la territorialité]
devient très complexe et subit des variations énormes selon les cultures ”
[Ib. : 187] car “ [...] des individus appartenant à des cultures
différentes non seulement parlent des langues différentes mais, ce qui est sans
doute plus important, habitent des mondes sensoriels différents. ”
[1978 : 15]. Si donc avec les éclairages de E. HALL, l’espace est un
produit de la culture ou plutôt les différents espaces vécus sont des produits
des différentes cultures, il est depuis (depuis notamment l’ouvrage de
Françoise PAUL-LEVY et MARION SEGAUD en 1983) devenu nécessaire de renverser ou
de tirer les conséquences des perspectives de HALL : “ Les
configurations spatiales ne sont pas seulement des produits mais des
producteurs de systèmes sociaux ou, pour faire image, n’occupent pas seulement
la position de l’effet mais aussi celle de la cause ”.[8]
C’est à travers les
comportements territoriaux que les spécificités culturelles sont intégrées,
assimilées, intériorisées et finalement reproduites, qu’il s’agisse de
pratiques de nature aussi différente que les comportements alimentaires, les
pratiques cultuelles ou encore les relations de parenté, le statut des
personnes âgées ... La dimension spatiale est toujours présente lorsque la spécificité
d’une habitude est apprise et comprise. Un comportement adéquat dans un
territoire donné signifie l’appartenance à tel groupe culturel plutôt qu’à tel
autre.
A l’intérieur de chaque
culture, la socialisation par l’espace apparaît tout aussi - sinon plus -
prégnante et évidente. Chacun de nous est amené à saisir toute l’organisation
de la société à partir de l’espace et notamment les rôles et les statuts
sociaux, ceux des autres et ceux qui nous sont assignés. Notre
spécificité en tant qu’enfant ou parent, homme ou femme, appartenant à une
classe aisée ou non ... apparaîtra toujours dans un premier temps dans et par
l’espace.
Plus largement, tout espace
est pour chacun de nous “ un espace où règnent certaines normes :
on y adopte des façons de se comporter liées à ce qu’il ”
convient “ d’être ou de faire ”, ou encore “ un dispositif
à travers lequel va s’opérer l’intériorisation de normes de conduites,
c’est-à-dire [...] où s’opère une inculcation des manières d’être et où
l’individu apprend à se conduire selon ce qu’on lui demande d’être .”
C’est dire combien l’espace est profondément marqué du collectif social (au
sens large) auquel on appartient mais c’est dire aussi combien le territoire
est un marqueur implicite, puissamment discret, et parfois peut-être sournois.
Il faudrait ainsi s’arrêter
sur la fabrication de l’identité sexuelle à partir des pratiques spatiales (la
construction socio-spatiale des sexes).
Jean-Luc PIVETEAU pense que
non seulement la territorialité est un “ corrélat de longue durée de la
sexuation ”, mais qu’en outre notre relation au territoire “ porte
une empreinte masculine manifeste ” - même si elle très changeante en
fonction des lieux et des époques. Pour Jacqueline COUTRAS, il existe bien un
“ inégal rapport des sexes à l’espace ” issu d’une appropriation
inégale de l’espace ” à partir du moment où des pratiques différentes
engendrent une appropriation différenciée et donc une maîtrise inégale des
possibilités contenues dans l’espace, elles engendrent des rapports inégalitaires
entre les groupes. ”).
Dans cette perpective,
puisqu’un territoire est en grande partie produit par la culture et la société
et puisque ces dernières sont profondément ancrées et intériorisées par
l’individu, celui-ci sera toujours en mesure de reconstituer son espace
personne, quelque soit le lieu où il se déplace et souvent quelles que soient
les conditions dans lesquelles il se trouve. Le territoire et la territorialité
s’avèrent pour une part malléables, transposables, transportables.
Il reste cependant très
difficile de concevoir au niveau personnel et individuel la construction d’une
identité dans et par l’espace qui est toujours culturelle et sociale et donc
toujours collective.
B.2- Identité collective
et sociale et méso-territoires
Au niveau collectif et social
la territorialité se révèle être pour l’identité le support de référents
partagés, les cadres et les formes d’une vie collective et un principe actif
d’ordre et de classement.
B.2.1- Le territoire et la territorialité
comme supports et objets de référents communs
Tout d’abord, le territoire,
en tant que partage d’un même espace, en tant que proximité spatiale
réelle, directe, physique, (en tant que “ voisinage ”, mais un
voisinage élargi) offre la possibilité d’un système d’interconnaissances.
Qu’on suscite ou qu’on déplore ce réseau d’interconnaissances, chacun de nous
“ sait des choses ” sur son voisin et ce voisin sait des choses sur
nous.
Ces savoirs réciproques des
uns sur les autres peuvent reposer sur des échanges verbaux superficiels,
laconiques voire même seulement sur des regards, des observations visuelles.
Ils se sont régulièrement et progressivement enrichis dans le temps ou ne sont
faits que de bribes d’informations. Ils portent directement sur des aspects
importants de la vie sociale (famille, travail) et constituent expressément des
échanges d’opinions et de valeurs fondamentales ou au contraire ces derniers
doivent être décodés, découverts derrière les échanges anodins du quotidien et
de la politesse.
Dans tous les cas, cette
interconnaissance élabore un nous, un collectif. Les informations
échangées, volontairement ou non, lient les personnes, les familles, les
unes aux autres. Nous sommes liés les uns aux autres par ce que nous savons les
uns des autres. Cette interdépendance constitue peut-être pour certains le
degré zéro ou le degré minimum de solidarité puisque c’est avant tout la
proximité physique, la nécessité matérielle qui sont en jeu.
Mais ces savoirs réciproques
peuvent certainement représenter une “ forte ” ou une
“ vraie ” solidarité dans le sens où, très régulièrement, dans
certains cas (espaces contigus), à tout instant, les comportements et les
agissements (et pas seulement les dires qui peuvent s’effacer) des uns sont
connus par les autres. Je suis tenue à l’autre par ce qu’il sait de
moi : non par ce que je dis que je fais mais directement par ce que je
fais. D’autre part, cette interconnaissance, si ténue soit-elle, informe sur
les attitudes et les comportements à adopter. Elle constitue alors la base, la
première étape d’une solidarité au sein de la collectivité : chacun sait
ce qu’il doit faire, ce qu’il a à faire pour qu’une harmonie s’installe ou du
moins qu’une coexistence soit possible dans cet espace commun.
A un autre niveau, moins
explicité, c’est le territoire lui-même qui est la source de savoirs et donc de
liens. Ces savoirs s’articulent notamment autour des topologies et des
généalogies : les personnes qui partagent un même espace sont amenées à
échanger des connaissances sur ce lieu et son évolution, ses habitants et leur
histoire.
Ce ne sont pas seulement les
informations échangées elles-mêmes qui créent un lien, c’est aussi et tout
autant la façon dont s’effectue cet échange. On raconte et se raconte les lieux
et les gens sans avoir à se les présenter ou se les expliquer. Chacun sait que
l’autre sait, ce qu’il sait, comment il le sait, comment il l’appréhende, ce
qu’il en pense : il y a connivence.
Davantage, chacun sait ce
qu’il doit savoir des autres, ce qu’il doit en dire, comment il doit
l’exprimer... La simple évocation d’un événement survenue dans l’espace partagé
suffit à renvoyer des interlocuteurs dans un univers commun de significations
même si leur origine sociale et leur statut social dans la société locale sont
différents, et s’ils ne partagent pas par ailleurs les mêmes valeurs. Ce qui
fera lien, ce sont alors les sobriquets utilisés pour parler d’un tel, les
lieux-dits pour tel endroit, les noms vernaculaires pour telle plante, etc.
Le sentiment d’appartenance
au local, à la localité passe ainsi pour certains auteurs par le rôle
particulier des toponymes, ils ont montré que la toponymie remplit une
“ fonction d’identification territoriale au sein de la communauté
paysanne ” [MARTINELLI, 1982 : 27] et que “ c’est par le recours
à un réservoir collectif d’appellatifs qu’[une collectivité rurale] se désigne
et se perçoit ” [Ib. : 13]. On peut également se reporter à l’étude
de Jean-Claude CHAMBOREDON sur Lucien GALLOIS et ses “ noms de pays ”
où l’on voit finalement que l’enjeu des noms de pays et du “ travail de
nomination ” des lieux est avant tout un enjeu (notamment économique,
politique) pour l’adhésion et l’identification sociales [1988 : 34].
On peut toutefois redire
qu’ici, ce n’est pas véritablement l’action de l’espace qui est impliquée dans
la fabrication du lien social. L’espace n’est que le cadre, le support - passif
- du lien social. C’est essentiellement le phénomène de proximité qui
intervient (la localisation d’un fait, en elle-même, n’explique rien). Or, le
territoire est bien évidemment directement actif dans la production des
collectifs sociaux.
B.2.2- Le territoire et la territorialité
comme principe actif d’ordre et de classement
Que le territoire soit
d’autre part constitutif du collectif en tant que principe fondamental de
classification et de hiérarchisation sociales est finalement assez connu et
assez facilement vérifiable puisque chacun de nous peut-être quotidiennement
rassuré (ou au contraire inquiété) quant à son appartenance à une communauté en
vérifiant la place (le rôle et la fonction qu’il exerce dans un lieu
donné) qu’on lui assigne dans celle-ci. On peut considérer que ce principe
d’ordre et de classement intervient à divers niveaux de la vie sociale :
assez simplement pour différencier les activités sociales entre elles (l’espace
du travail de celui du non travail par exemple), de manière beaucoup plus
complexe pour hiérarchiser les classes sociales notamment.[9]
Une communauté est
nécessairement faite d’une diversité sociale et surtout d’inégalités sociales
qu’elle se doit de structurer et de “ normaliser ” pour la faire
respecter et les faire accepter. Le territoire et le principe de territorialité
sont utilisés pour cela. Les géographes l’ont particulièrement noté :
“ on ne peut comprendre l’équilibre social sans faire intervenir la
dimension, la distance, l’étendue ”. Mais d’autres aussi :
“ L’espace retranscrit matériellement et symboliquement la structuration
sociale globale, mais en même temps il la conforte en assignant à chacun une
place : une place dans la hiérarchie sociale. Reflet - et révélateur - de
l’ordre social existant, l’espace contribue simultanément à sa reproduction, en
tant que vecteur d’inculcation des valeurs et normes sociales
dominantes. ” Il existe un code spatial qui constitue et permet un
contrôle social.
Pour la normalisation des
rapports de classe, on peut utiliser de manière appropriée le concept d’habitus
de P. BOURDIEU : “ [...] chacun apprend donc à classer, en utilisant
(avec ou sans adaptation personnelle) les typologies sociales en usage. Ce
classement, dont Pierre Bourdieu a essentiellement développé l’analyse dans une
logique de classe, c’est aussi un classement spatial, car chacun connaît ou
sent les limites de son territoire [..]. En ce sens, on pourrait envisager la
territorialité comme la dimension spatiale de l’habitus [...] ”
B.3 Identité politique et
méta-territoires
Au niveau politique, le
territoire et la territorialité sont le support à la fois d’une identité
nationale et d’une citoyenneté. Mais consacrent-ils pour autant une/des
identité (s) collective (s) ?
B.3.1- Territoire, territorialité et identité nationale
Au-delà de ses identités
individuelles et collectives, de ses territoires personnels et sociaux, chaque
individu se trouve inséré dans un territoire plus vaste et une identité plus
englobante : le territoire national (et avec lui le système international)
et l’identité nationale. Les identités et les territoires personnels et sociaux
de tout individu se trouvent systématiquement imbriqués dans et régis par une
identité et un territoire supérieurs qui sont celui de l’Etat, plus précisément
de l’Etat-nation.
L’inscription dans le
territoire national, stato-national donne de fait à chaque individu une
identité “ supérieure ”, englobante qui est l’identité politique lato
sensu : cette identité territoriale supérieure s’exprime en tant
qu’identité nationale et en tant que citoyenneté. En tant qu’identité
nationale, elle correspond à l’unité et à la continuité d’une certaine identité
sociale et culturelle collective et à l’appartenance plus ou moins consciente
et volontaire à cette identité ; en tant que citoyenneté, elle correspond
au système juridico-politique de droits et de devoirs (plus ou moins reliés à
l’identité nationale) attribué à chaque individu.
Pour ce qui est de l’identité
nationale, l’inscription dans le territoire national donne à tous les
individus, qu’ils en soient conscients ou non, qu’ils le veuillent ou non, une
seule et même identité sociale, une seule et même identité collective qui contient
et dépasse leurs diverses appartenances identitaires (territoriales). Autrement
dit, les individus qui partagent un même territoire national, au-delà et en
plus de leurs diverses appartenances identitaires (professionnelles,
culturelles, religieuses...), ont en commun une même identité. Cette identité
est celle d’individus parlant la même langue, ayant été intégrés dans un même
système éducatif, étant attachés à un même ensemble de droits et de devoirs
sociaux et politiques et plus généralement, participant à/d’une même histoire
sociale et politique...
L’origine ou l’explication de
cette identité peut être double : soit on considère que c’est l’Etat qui a
besoin du territoire pour réunir une communauté d’intérêts particuliers ;
soit on considère que c’est une communauté d’intérêts individuels qui a besoin
du principe de territorialité pour se donner un principe d’ordre et de pouvoir
supérieurs. Mais dans tous les cas, la construction de cette identité
englobante est directement et intrinsèquement liée aux modes d’organisation du
pouvoir et plus généralement du contrôle social - qui n’est pas seulement
politique ou qui est politique mais s’exprime à travers diverses
institutions : famille, école, justice... Il est intéressant de voir que
ces constructions dialectiques et réciproques des principes de territorialité
et d’autorité se combinent à différents niveaux et relèvent de différents
ordres.
Il faut donc tout de suite
commencer par dire que ce n’est pas le territoire lui-même, ce n’est pas la
relation directe entre la “ terre ” et une collectivité qui fondent
la communauté nationale. Ce n’est pas à une théorie des climats (même
tempérée...) qu’il faut se rattacher pour comprendre comment le territoire,
“ le terroir ” en l’occurrence, est à l’origine d’une communauté
élargie. Toutes les identités collectives établies à partir d’un terroir,
tirées simplement et seulement d’un terroir, c’est-à-dire des caractéristiques
physiques, naturelles spécifiques d’un territoire sont fallacieuses. Une
communauté (a fortiori quand elle est élargie comme l’est une communauté
nationale) ne se forme pas du fait que tous les membres qui la composent, ayant
vécu dans les mêmes conditions physiques et naturelles, se ressemblent et
s’assemblent. Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de relation d’identité
entre une communauté et le territoire qu’elle occupe.
Par contre, il est indéniable
qu’une rhétorique de l’enracinement a effectivement prévalu à la fabrication de
certaines nations et en particulier de la nation française : l’enracinement
est “ une composante à part entière du patriotisme français et qui stipule
que c’est à travers la prise de possession d’un espace donné que se produit
l’attouchement nécessaire des valeurs léguées par le passé...”.
En s’appuyant notamment sur
le fait que la France a été pendant longtemps un pays de paysans (Cf.
MICHELET), la terre a été abondamment utilisée pour asseoir un sentiment
national. La terre est mise en avant soit en tant qu’épouse ; soit le plus
souvent en tant que mère (“ la mère patrie ”) qui a alors pour
vocation de réunir tous ses fils. Dans les deux cas elle exige obéissance ou
fidélité c’est-à-dire qu’on la défende voir qu’on meure pour elle (Cf.
KANTORMOWICZ). Cette rhétorique de l’enracinement est régulièrement reprise par
un certain nationalisme “ qui conçoit la nation, à l’image de l’individu
et de la famille, comme un tout organique, formé par une longue suite de
générations, et comme tel, ne pouvant être ni partagé, ni modifié ”.
Il est clair que le
territoire fonde une communauté nationale en fondant avant tout l’histoire, le
passé de la nation. Le territoire national, encore aujourd’hui, contient les
symboles de l’unité et de la continuité d’une collectivité nationale que rien
d’autre - pas même une langue - ne peut offrir. Par les
“ hauts-lieux ”, lieux témoins de “ hauts-personnages ” et
de “ hauts-faits ” nationaux qu’il renferme, il constitue une mémoire
collective qui fonde et entretient une entité collective. Ces hauts-lieux ou
lieux de mémoire, notamment ceux qui rappellent les morts pour la patrie ou les
plus grands représentants de la nation, ont une “ efficacité symbolique,
une capacité à représenter une continuité nationale et à susciter, par l’effet
d’une sacralité toute laïque, une émotion et une communion d’ordre
civique ”.
Le territoire national
constitue l’histoire collective nationale où chaque histoire individuelle peut
s’y retrouver, en en étant, d’une manière ou d’une autre, partie prenante. Même
si cette efficace s’affaiblit, le territoire national est fait de lieux et
notamment de monuments “ où se croisent des itinéraires individuels
différents et où parfois l’histoire singulière prend conscience de rencontrer
l’histoire collective - à l’occasion d’événements importants, éventuellement,
ou plus habituellement du seul fait de la pérennité monumentale dont chaque
individu éprouve plus ou moins obscurément le caractère provocateur. ”.
C’est cette importance du
temps et de l’histoire qui a fait que le territoire a fondé pendant longtemps
une collectivité en constituant une patrie, c’est-à-dire l’héritage,
concret, matérialisé transmis par les pères.
Il faut toutefois remarquer
qu’il se produit alors un “ raisonnement circulaire ” où l’on ne sait
plus qui du territoire ou de la communauté est premier par rapport à l’autre et
qui est fondateur l’un de l’autre.
Aujourd’hui, si des individus
participent d’un territoire d’une communauté, si des individus se sentent
appartenir à la fois à une collectivité et à un territoire élargis en même
temps que cette collectivité et ce territoire élargis leur appartiennent, c’est
sans doute pour des raisons différentes. C’est que certains individus ont
conscience de participer à la vie de leur pays par une activité particulière,
leur travail quotidien, leur vie sociale habituelle et plus simplement encore,
en s’inscrivant dans la continuité des générations.
Le territoire fonde une
nation du fait qu’il est objet et moyen d’un projet social, d’un projet
collectif supérieur et englobant. C’est dire aussi que le territoire fonde une
nation parce qu’il est la concrétisation et la manifestation tangible de
valeurs et de modes de penser partagés sur la vie en société. Ainsi, il peut y
avoir une relation d’identification (et non d’identité) entre une
communauté et le territoire qu’elle occupe (des individus, une communauté tout
entière “ se retrouve ” dans son territoire).
Le territoire rassemble
d’autre part une communauté en ce qu’il rassemble des identités différentes qui
ont besoin les unes des autres et qui se complètent pour constituer une entité.
Avec le territoire et par la diversité qui lui est attachée, chacun a besoin de
chacun, quelque soit son rôle et sa place dans la société. Ces identités
différentes sont bien sûr d’ordre économique : le territoire forme avant
tout une nation parce qu’il constitue un idéal autarcique. Mais cette
complémentarité est également sociale et culturelle.
Le territoire national
devient ainsi un espace sécurisé à l’intérieur de frontières. Chaque individu
et chaque communauté ressent le besoin d’appartenir à une entité qui le/la
dépasse pour se sentir en sécurité.
B.3.2- Territoire, territorialité et citoyenneté
L’inscription dans un
territoire stato-national participe de la construction d’une identité sociale
supérieure et englobante du fait que l’ensemble de ce territoire est régi par
un même et unique système institutionnel (politique, juridique, administratif).
Il se forme une communauté sociale et politique à partir du même espace puisque
celui-ci, selon le principe de territorialité, soumet tous les individus qui
s’y trouvent à la même loi : au même ensemble de droits et de devoirs.
La famille, l’école, la
justice, le rapport au religieux, au pouvoir lui-même constituent par principe
une même matrice institutionnelle (au sens large) pour les individus vivant sur
un même territoire. Le territoire national est d’autre part le territoire d’une
langue, elle aussi ciment fondamental d’une collectivité élargie. Dans ce cas,
la “ simple ” appartenance à un territoire commun constitue ainsi les
bases fondamentales d’une identité collective transcendant les particularismes.[10]
Là aussi, il est possible de
caractériser cette cohésion sociale comme une cohésion minimale ou forcées ou
encore pour reprendre la terminologie de E. DURKHEIM, comme une
“ solidarité mécanique ” (où les individus, identiques s’assemblent
parce qu’ils se ressemblent et non parce que, différents, ils se complètent,
sont interdépendants dans une solidarité organique). Il semble toutefois que
seul ce type de solidarités semble permettre la coexistence d’individus en tant
qu'égaux (égaux devant la loi car égaux sur le territoire) dans une communauté
indifférenciée. C’est par l’homogénéisation du territoire que s'établit une
uniformité et donc une unité des individus. Le territoire et le principe de
territorialité incarnent la communauté de citoyens. L’individu trouve dans le
territoire la personnification directe de la société élargie à laquelle il
appartient.
Mais dans le même temps le
territoire et le principe de territorialité sont utilisés plus directement, en
tant que tels par le pouvoir pour produire et reproduire une communauté
nationale. Car une société n’est pas et ne peut pas être aussi égalitaire et
indifférenciée dans la réalité que dans un projet politique, aussi bien
intentionné soit-il. L’Etat utilise en fait le territoire et la territorialité
pour structurer, organiser, hiérarchiser les différences et les contradictions
sociales.
Les rapports entre classes
sociales, entre jeunes et vieux, entre sexes, tous sont ordonnés par un code
spatial qui les reproduit de manière à éviter toute dé/conflagration sociale.
La forme et l’organisation de l’espace permettent notamment de distinguer le
public du privé. Le rapport au pouvoir résulte lui-même d’un code spatial
formalisé : rapport centre - périphérie, rapport ascendant / descendant...
Les choix politiques de l’Etat sont alors déterminants dans la gestion des
relations sociales inégales.
On a affaire cette fois à une
autre conception juridico-politique du territoire : “ le territoire
comme fonction de l’Etat ” : “ la conception du territoire
limite de la souveraineté est
insuffisante et d’ailleurs dépassée par les faits. [...] Les travaux
publics, la réglementation de la propriété foncière, l’exploitation des
richesses naturelles, la défense nationale, l’aménagement de la puissance
publique apparaissent toujours comme des activités séparées de l’Etat, alors
que toutes renvoient [...] à une même utilisation du territoire, à un
territoire qui est moyen d’action de l’Etat, et pas seulement un cadre
géophysique de compétence ”.
Le rapport n’est donc pas
direct entre le territoire, le principe de territorialité et la communauté
nationale : le territoire incarne et personnifie avant tout l’Etat ;
le territoire représente en premier lieu l’Etat. L’individu ne retrouve, quand
il le retrouve, que bien indirectement un lien social supérieur à travers son
allégeance au territoire national. Le respect du territoire s’accomplit d’abord
en tant qu’allégeance à l’Etat, au pouvoir politique et non à la collectivité
qu’il est supposé représenter.
Ainsi Pierre LEGENDRE
écrit-il que “ le territoire n’est pas la simple division géographique, ni
la répartition des compétences hiérarchiques. Il est une manifestation quasi
épiphanique du pouvoir répandu sur l’humanité. Le territoire stipule une
crainte spirituelle et porte l’inscription d’une peur sacrée, lumineuse, dont
doit être entouré le pouvoir imaginaire, celui que personne n’a jamais vu, et
qui peut tout exiger y compris leur mort ”.
Le territoire et le principe
de territorialité sont utilisés par l’Etat pour exercer son “ monopole
légitime de la violence ”, en tout cas pour la surveillance et le contrôle
des citoyens par une puissante administration et des institutions spécialisées.[11] Autrement dit, si le territoire est utilisé par le pouvoir politique
pour créer une communauté politique, c’est parce qu’il constitue un
extraordinaire moyen de manipulation et d’encadrement social.
Le territoire et le principe
de territorialité sont à la fois le support plus ou moins passif et le moyen
plus ou moins actif de la citoyenneté.
D- NOUVEAUX TERRITOIRES ET NOUVELLES IDENTITES
D’après certains
observateurs, l’échange généralisé et notamment l’essor des réseaux que nous
connaissons, obligerait à abandonner territoire et territorialité. Pour
d’autres au contraire, les réseaux renforceraient la territorialité qui
garderait une fonction fondamentale par rapport au lien social.
D.1- Les réseaux, les
“ non-lieux ” ou la fin des territoires
Les nouveaux moyens de
déplacement et de circulation à la fois des hommes, des informations et des
marchandises auraient, schématiquement, apporté le même type de modifications
des rapports sociaux à l’espace. Cette nouvelle mobilité ou cette mobilité
accrue aurait dans tous les cas atteint les relations entre individus et entre
groupes, les relations des individus à leur espace et par conséquent, les
identités (notamment territoriales) des individus.
Jusqu'à maintenant, la
logique du territoire et de la territorialité inscrivait les relations sociales
dans la durée et elle les circonscrivait dans un certain espace et à un certain
nombre de personnes, les rendant directes, maîtrisées. Bref, la logique
territoriale était plutôt une logique de fermeture, pétrie par le passé.
Maintenant au contraire, l’espace serait définitivement ouvert, éclaté :
le temps compressé, aboli ; les distances, les limites disparues.
Il s’imposerait aujourd’hui
une logique de réseau : l’individu est l’élément (“ le
nœud”) de référence à partir duquel se construit un réseau de relations
socio-spatiales fort complexifié et “ désidentifié ”. Le
cadre de référence (qu’il s’agisse des lieux ou des personnes voire des
représentations et des valeurs sociales) est pluriel, changeant et finalement
pour une part interchangeable car désincarné, “ dé-spécifié ”.
M. AUGE[12] cite en exemple les zones de transit (gares, aéroports), aux voies de
communication (autoroutes, échangeurs ...) ou les grandes surfaces commerciales
(et à l’usage de la carte bancaire ...). Il laisse entendre que nous passons et investissons tous, ou la
plupart d’entre nous, une partie importante de notre temps dans ces “ non-lieux ”.
La “ surmodernité ” c’est-à-dire la modernité poussée dans ses
extrêmes et ses excès, correspondrait à un “ excès d’espace ” en même
temps qu’à un “ rétrécissement de l’espace ” où l’histoire
s'accélérerait (excès d’événements) et où les référents collectifs, sociaux
s'individualiseraient. Des territoires et territorialités, il ne resterait plus
que des individus faits de “ solitude et de similitude ”, “ où
ni l’identité, ni la relation, ni l’histoire ne sont symbolisés ”.
Pour ce qui est de la
désidentification des relations socio-spatiales (c’est-à-dire des lieux et des
personnes) induite par le fonctionnement réticulaire qui nous intéresse ici
plus spécifiquement on peut trouver une première interprétation dans la thèse
défendue à plusieurs reprises par Michel MAFFESOLI. Ce dernier veut rompre et
se défaire de certaines dichotomies : la masse (pôle englobant) et la
tribu (cristallisation particulière), la statique (espace, structures) et la
dynamique (histoires, discontinuités). Pour ce faire, M. MAFFESSOLI
“ [aimerait] faire ressortir que la constitution de microgroupes, de
tribus qui ponctuent la spatialité, se fait à partir du sentiment
d’appartenance, en fonction d’une éthique spécifique et dans le cadre d’un
réseau de communication ”.
Comme il l’avait déjà exprimé
dans Le temps des tribus : “ la délimitation territoriale
[physique et symbolique] est structurellement fondatrice de multiples
socialités ” ; “ les réseaux [...] peuvent être considérés comme
l’inscription spatiale de la multiplicité de goûts, de modes de vie, de
passions et d’expériences qui font qu’une société est ce qu’elle est ”.
Contrairement à l’approche de M. AUGE, M. MAFFESOLI voit dans les espaces
quotidiens (cafés, école, telle rue ...) une multiplicité de lieux
sécrétant leur valeurs propres, et faisant fonction de ciment pour ceux qui font
ces valeurs et qui leur appartiennent.
On peut donc penser que la
facilité plus grande de posséder des repères communs, de maîtriser des codes
généraux, de partager sinon une langue du moins un langage collectif permet la
rencontre des spécificités. Cet échange élargi engage à adopter, intégrer des
caractères identitaires différents et/ou en se confrontant à eux, à
(re)connaître et consolider les siens. Les outils et les pratiques (au sens
large) qui sont utilisés pour communiquer (au sens large) comme les objets
échangés (idem) eux-mêmes, peuvent transmettre non seulement des valeurs
universelles mais également dans le même temps (peut-être précisément pour les
contrecarrer) des sentiments inconnus, des expériences originales, etc.
Les réseaux sociaux et
techniques ont de fait toujours permis et organisé la vie sociale des individus
et des groupes et donc de leurs territoires et territorialités. Un territoire
n’est sans doute pas autre chose que l’identification et la délimitation d’un
système de réseaux cohérent et stable à un moment donné pour un individu ou un
groupe donné. Et la territorialité est le mode de gestion et de structuration à
la fois physique et symbolique d’un ensemble de réseaux matériels et culturels.
D.2- Des réseaux renforçant les territoires
individuels: les espaces-temps des NTIC
Il semble en fait que si nous
sommes de plus en plus amenés à conclure à la disparition des territoires et de
la territorialité c’est parce que nous nous retrouvons de plus en plus dans
l’incapacité de les penser dans leur nouvelle configuration, dans la nouvelle
configuration de leur fonction, de leur rôle.
Pourtant, certains ont déjà
mis en place de nouveaux concepts ou du moins de nouvelles approches pour
atteindre ces réalités polymorphes, hybridées...
Francis JAUREGUIBERRY observe
que les individus qui utilisent beaucoup les “ nouvelles technologies
d’information et de communication ” (N.T.I.C.) et qui sont censés être
profondément déterritorialisés sont en fait amenés à confirmer les échanges
formels établis grâces au N.T.I.C. par des échanges concrets. Ce qui les amène
à se déplacer davantage.
Ainsi F. JAUREGUIBERRY
remarque que, paradoxalement, plus il y a de télécommunications et de
téléinformations et plus il y a de déplacements concrets. Il observe en fait
qu’il y a chez la plupart des gros utilisateurs de N.T.I.C. une sur
valorisation du face à face. L’individu qui est imbriqué dans un important
réseau de relations ressent tout particulièrement la nécessité de maîtriser et
de contrôler ses relations, ou certaines d’entre elles, par un contact à la
fois plus direct et plus informel (“ le face-à-face permet en effet un
très subtil échange d’impressions entre les interlocuteurs grâce au partage
d’un même espace-temps et à l’usage de l’ensemble de leurs sens ”.
De la même façon, et cela est
peut-être encore plus déterminant, ces individus sont amenés à valoriser en
plus, à coté de leurs échanges éclatés dans l’espace, un territoire local.
Celui-ci “ renvoie à la permanence, à ce qui fut avant et sera après soi,
à cette vérité que ce n’est pas les lieux qui sont éphémères (encore que tout
soit fait pour) mais ceux qui y passent ”. Ce territoire local est
construit (“ fantasmé ” selon F. JAUREGUIBERRY) en contrepoint de
l’espace et de l’espace-temps des N.T.I.C. : il est fait de stabilité,
d’authenticité et il permet la réflexion, le retour sur soi..., il correspond
au temps de l’attente, du différé, du rêve, de l’anticipation et de
l’espoir ”.
Ainsi, au niveau individuel,
en même temps qu’une inscription dans des réseaux délocalisés ou
multilocalisés, internationaux et
mondiaux se produirait un réinvestissement du local, et finalement des
propriétés et des fonctions des territoires et de la territorialité. Le réseau
attire le territoire et provoque la “ reterritorialisation ”.
Territoire et réseau se nourrissent l’un l’autre. Il faut dépasser la
dichotomisation.
Mais il est encore plus
intéressant pour nous de voir comment les territoires renforcent des
territoires collectifs.
D.3- Des réseaux
renforçant des territoires collectifs: les DIASPORAS
Les recherches menées ces
dernières années sur la mobilité des hommes, c'est-à-dire sur le phénomène
migratoire et plus particulièrement sur les diasporas sont
particulièrement intéressantes pour comprendre ce qui se passe au niveau
collectif.[13] En effet, il semble que tous les auteurs observent que la communauté
d’une diaspora est très souvent amenée à conjuguer à la fois une forte
territorialité voire une forte
tertiarisation et une pluri-territorialité, une territorialité
évolutive, voire une “ exterritorialité ”.
Ainsi Michel BRUNEAU explique-t-il
dans un essai de comparaison que les diasporas existent (à l’opposé des
Etats-nations) sur le mode du transnational et donc comme des “ organismes
extrêmement décentralisés, polycentriques, aux limites très floues, mal
définies ”, avec un “ espace discontinu et réticulé [...] hétérogène,
polycéphale...”. Mais il montre également comment elles s’organisent à partir
de marqueurs territoriaux “ à forte valeur symbolique ” tels que la
maison mais aussi et surtout des lieux de culte ou de culture : les
édifices religieux ou les sièges d’association ethniques sont les lieux de la
mémoire et de la continuité, de la renaissance et de la résistance identitaire
culturelle, politique, économique... ”.
EMMANUEL MA MUNG a plutôt
tendance à observer à partir de l’exemple de la diaspora chinoise que les
membres d’une diaspora vivent des non-lieux, des utopies (en tant qu’a-topies)
qui préfigurent une certaine fin des territoires. Une fois intériorisés les
caractères essentiels de la diaspora, c’est-à-dire la multipolarité de la
migration (ou dispersion) et l’interpolarité des relations avec le pays
d’origine et entre les différents pôles de la migration [1994 : 107] les
membres de la diaspora feraient de leur culture le seul référent
territorial : “ [...] le rapport à la culture se présente comme
substitut au rapport à la mère-patrie, entité humaine et territoriale ”,
“ le corps social devient le territoire en tant qu’il permet de fixer
l’identité individuelle et collective [...] ”.
Mais dans le même temps, E.
MA MUNG explique en fait (il faut pour cela renverser sa démonstration) que le
mouvement, la fluidité, l’ubiquité constitutifs de la diaspora ne sont
possibles, ne s’organisent et ne sont pensables que parce qu’il y a un ici et
un ailleurs : ailleurs est ici car ici est ailleurs... Cette dialectique
laisse entendre qu’il y a bien une territorialité ou comme l’auteur le dit
lui-même : une
“exterritorialité ”. Or une exterritorialité ne suppose-t-elle pas
ipso-facto une territorialité ? Par cette notion E. MA MUNG entend en
effet la construction d’un espace imaginaire, fantasmé, reconstruit à l’échelle
internationale : un “ territoire imaginaire parce que désiré,
convoqué mais jamais réalisé ”. C’est donc bien qu’il y a territoire et
territorialité : “ [Ailleurs] doit rester ailleurs parce qu’ainsi il
garantit d’être ici ”. Peut-être est-il même possible de dire que ce
territoire et cette territorialité sont plus forts et plus prégnants que
d’autres en ce qu’ils sont plus fortement rêvés et investis de projets ?
D.4- “ territoire
circulatoire ”, “ territorialités nomades et sédentaires ”
A.TARRIUS a proposé dans le
cadre d’une “ anthropologie du mouvement ” le concept de “ territoire
circulatoire ”. A travers ce concept, il veut montrer que
“ l’ordre né des sédentarités n’est pas essentiel à la manifestation du
territoire ” et que “ la mobilité spatiale exprime bien plus qu’un
mode d’usage des espaces, un déplacement d’activité à activité, mais aussi des
hiérarchies sociales, des reconnaissances identitaires qui donnent force et
pouvoir ”.
C’est ensuite à partir de
l’exemple des commerçants maghrébins de Marseille sur lesquels il a longuement
travaillé que A. TARRIUS a pu préciser son concept central. A travers ces
territoires circulatoires, il y a “ productions de mémoires collectives et
de pratiques d’échanges sans cesse plus amples, où valeurs éthiques et
économiques spécifiques créent culture et différencient des populations
sédentaires ”. Car le propre du territoire circulatoire est de se superposer
aux autres espaces et à leurs frontières (espaces résidentiels, espaces
délimités administrativement ...).
Xavier PIOLLE a proposé, dans
le même esprit, de parler de territorialité nomade et de territorialité
sédentaire. Caractérisant la territorialité comme “ [implicant] à
la fois un investissement différentiel des lieux de “ vie ” - au sens
le plus large du mot - et une mémorisation collective de ces lieux, permettant
ainsi la constitution d'un ensemble collectif de référence ”. X. PIOLLE parle
de territorialité sédentaire “ lorsque ces lieux sont proches, qu’ils
établissent un espace continu et qu’ils sont majoritairement partagés par ceux
qui “ vivent ” dans cet espace, comme référence commune et première,
voire unique. Si les repères spatiaux sont dissociés, distants et différents
d’un groupe à l’autre, on traitera de “ territorialité nomade ”.
Cet auteur rejoint ainsi les
perspectives de M. MAFFESOLI : “ ce n’est pas en général la proximité
géographique qui construit le groupe, mais une proximité de goûts, de pratiques
communes qui doivent être vécues dans un même lieu et au même moment ”. Il
y a donc un jonglage, un jeu complexe entre ces différents territoires et
territorialités où est mise en valeur tantôt une territorialité sédentaire (sur
un “ espace territoire ”) tantôt une territorialité nomade (sur un
“ territoire délocalisé ”).
Moncef
BEN SLIMANE
Juin
2003
[1] En tant que supports d’une entité identitaire
(qui dépasse la seule identité territoriale, qui est faite de la langue, de la
religion, de pratiques économiques particulières, du système de parenté ...) et
vecteurs particuliers de l’identité (l’identité territoriale proprement dite),
le territoire et la territorialité assurent l’individu de son inscription dans
une communauté et consacrent les identités collectives, le sujet collectif.
[2] Dans son sens étymologique, c’est-à-dire
comme signe de reconnaissance entre les individus.
[3] Un territoire est un espace vital terrestre,
aquatique ou aérien qu’un animal ou un groupe d’animaux défend comme étant sa
propriété exclusive. Par “ impératif territorial ” on entend
l’impulsion qui porte tout être animé, à conquérir cette propriété et à la
protéger contre toute violation. Une espèce territoriale est donc une catégorie
animale dont les mâles et parfois les femelles ont essentiellement tendance à
se rendre maîtres d’un domaine et à lutter pour le conserver ”. [ARDREY,
1967 (1966) : 15].
[4] On a calculé que le
vocable "identité" a été utilisé 71 fois dans les thématiques de
recherche des laboratoires du département des sciences de l'homme et de la
société du CNRS.
[5] Il semble impossible d’échapper à un
découpage - simplifié et réducteur - pour présenter le plus clairement possible
ce que représente la territorialité pour l’identité. Le découpage utilisé
semble être toujours le même bien qu’il s’exprime plutôt en terme de territoire
privé, semi privé ou semi public (voir ALTMAN, [1975 : 112 - 120] :
territoire primaire, secondaire et public).
[6] Ce niveau d’analyse (individuel et personnel)
des identités territoriales relève plus particulièrement de la géographie des
représentations, de certains anthropologues (par exemple E. HALL, I. GOFFMAN)
mais surtout des psycho(socio)logues de l’environnement (notamment CI.
LEVY-LEBOYER, J. MORVAL) et de l’espace (G. N. FISHER, A. MOLES, R. SOMMER
entre autres) et aussi par la psychanalyse (A. FERNANDEZ-ZOILA, G. PANKO,
SAMI-ALI) et bien sûr des écrivains et de philosophes (HEIDEGGER, G. PEREC et
beaucoup, beaucoup d’autres).
[7] Voir MORVAL [1981 :
98-99] pour ces “ fonctions de l’intimité ”.
[8] Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de
“ tenter une anthropologie dans l’espace mais de proposer une
anthropologie de l’espace ” [PAUL-LEVY, SEGAUD, 1983 : 17] ;
anthropologie de l’espace que F. PAUL-LEVY et M. SEGAUD ont conçue en reprenant
et en organisant une très riche bibliographie.
[9] La notion de hiérarchie est d’une certaine
façon consubstantielle à celle d’espace. Il ne peut pas y avoir de hiérarchie
sans espace : “ la hiérarchie ne peut [...]que se formuler par
l’espace [...] toute hiérarchie est topique [...] l’espace définit la
hiérarchie, la hiérarchie construit l’espace ”. [MAZERES, 1985 : 177,
178, 180].
[10] Dans ce cas-là le territoire est conçu comme
une étendue, une surface réceptacle et plus exactement comme une aire de
compétences, un support de souveraineté (cf. la théorie du “ territoire
limite ”).
[11] Michel FOUCAULT et d’autres en ont donné des
illustrations ou plutôt des idéal-types.
[12]Les analyses de Marc AUGE
sur le lieu anthropologique semblent être particulièrement
enrichissantes puisqu’elles reposent sur une longue expérience ethnologique et
par conséquent sur les concepts éprouvés de culture et d’identité :
“ le lieu se définira comme identitaire (en ce sens qu’un certain nombre d’individus,
les mêmes, peuvent y lire la relation qui les unit les uns aux autres) et
historique (en ce sens que les occupants du lieu peuvent y retrouver les traces
diverses d’une implantation ancienne, le signe d’une filiation). Ainsi le lieu
est-il triplement symbolique (au sens où le symbole établit une relation de
complémentarité entre deux êtres ou deux réalités) : il symbolise le
rapport de chacun de ses occupants à lui-même, aux autres occupants et à leur
histoire commune ”.
Marc AUGE a précisé par ailleurs que “
[ ...] le dispositif spatial est à la fois ce qui exprime l’identité du
groupe (les origines du groupes sont souvent diverses, mais c’est l’identité du
lieu qui le fonde, le rassemble et l’unit) et ce que le groupe doit défendre
contre les menaces externes et internes pour que le langage de l’identité garde
un sens ”. Il reste que cet anthropologue voit notre époque de
“ surmodernité ” de plus en plus marquée par des non-lieux
(représentés essentiellement par les grands centres commerciaux, les aéroports,
les autoroutes, les stations services et les hôtels ...) et ne semble alors
n’appréhender les lieux anthropologiques occidentaux qu’à travers les haut
lieux ou les lieux exemplaires.
[13] Pour M. BRUNEAU et G. SHEFFER, la diaspora
peut être définie par trois caractéristiques essentielles : “ la
conscience et le fait de revendiquer une identité ethnique ou nationale ;
l’existence d’une organisation politique, religieuse ou culturelle du groupe
dispersé (richesse de la vie associative) ; l’existence de contacts sous
diverses formes, réelles ou imaginaires, avec le territoire ou pays
d’origine ”. [BRUNEAU, 1994 : 7].
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